La conservation plutôt que la mort

L’évolution des réserves au Musée ethnologique de Berlin

Margareta von Oswald

Traduction du texte anglais original par Margareta von Oswald, relue par Vivian Petit et l’équipe éditoriale de la revue “Troubles dans les collections”

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Traduction du texte anglais original par Margareta von Oswald, relue par Vivian Petit et l’équipe éditoriale de la revue “Troubles dans les collections”

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En travaillant dans les réserves du Musée ethnologique de Berlin consacrées à l'Afrique, j'ai été immédiatement confrontée à la marque laissée par Hans-Joachim Radosuboff.1 En tant que responsable des réserves du département “Afrique” (Depotverwalter) de 1991 à 2012, Radosuboff a réorganisé les espaces de stockage dédiés aux objets du continent africain. Classés par thème, les objets furent rapprochés par similitudes et soigneusement rangés les uns à côté des autres. Minutieusement installés, drapés et disposés derrière une vitre en fonction de ce qu'il nommait “le mouvement et l'esthétique”, les objets ne se touchaient pas. En ouvrant les armoires, en sortant les objets pour mieux les observer, je m'imaginais le désarroi de son successeur : une fois un objet sorti, il n'était pas toujours aisé de reconstituer le système sophistiqué que Radosuboff avait mis en place et qui régissait l'accrochage.
J'ai rencontré Hans-Joachim Radosuboff en janvier 2015, après qu'il eut répondu avec enthousiasme à ma demande d'entretien. Il avait consciencieusement préparé cette rencontre. Son propos était précis et détaillé, agrémenté d’amusants détails. Le présent article s’appuie donc sur cette conversation, une visite commune des réserves du Musée et sur les appels téléphoniques qui avaient fait suite à cette rencontre. Parmi mes sources figure également le site web de Hans-Joachim Radosuboff dont il a ensuite tiré deux livrets auto-édités.2

Le musée comme organisation peuplée

Plutôt que de mentionner le récit de Hans-Joachim Radosuboff dans les notes de bas de page, comme ce serait le cas dans nombre de recherches portant sur un travail en apparence banal et technique, ce texte défend une conception du musée comme “organisation peuplée” (Morse, Rex et Richardson 2018 :116). Ce point de vue va à l'encontre des définitions du musée comme espace homogène, neutre et anonyme. Cette conception met l'accent sur la manière dont le personnel du musée contribue, résiste à l’institution mais aussi produit le musée et ce d'autant plus que certain.e.s employé.e.s peuvent réaliser la totalité de leur carrière dans cet unique espace. En revisitant les moments clés des deux décennies de la carrière de responsable des réserves de Radosuboff, je m’interroge sur la signification d’une telle responsabilité sur 75 000 objets, comme c’est le cas dans le département “Afrique” du Musée ethnologique. Je me concentre en particulier sur les formes d’agency (agentivité) dans la collection et de la collection, et sur le statut changeant de ses composantes, passant du statut d’objet à celui de sujet. Par conséquent, je me penche sur les histoires organisationnelles du Musée de Berlin, tout en avançant des arguments plus généraux concernant l’impact de la vie muséale sur les objets considérés en Europe comme “ethnographiques”.

La mise en ordre

À son arrivée au Musée, Hans-Joachim Radosuboff a dû faire face à une situation exceptionnelle. En 1990, il venait d’être révélé publiquement que le Museum für Völkerkunde de Leipzig avait gardé 45 000 objets du Musée ethnologique de Berlin, ces objets relevant du secret d'État. En 1975, des objets avaient été offerts au gouvernement de la République démocratique allemande (RDA) par l'Union soviétique et secrètement entreposés dans un espace d'exposition temporaire du musée de Leipzig, constitué de butins de guerre de la Seconde Guerre mondiale. L'anthropologue Philipp Schorch décrit la façon dont le gouvernement de la RDA a accepté ce “retour” sur le territoire allemand, “le trophée, symbole d’une victoire sur l'Allemagne nazie, se transformant en marqueur d'amitié entre deux États frères, dans le contexte de la guerre froide” (Schorch 2018). Après cette révélation, il a été décidé de restituer les objets à Berlin. Comme le dit Christian Feest en 1991, "[a]ucun musée au fonctionnement sain n'acquiert 45 000 objets en une seule opération" (Feest 1991, 32). Pour les recevoir, la réserve de Leipzig (Leipzighalle), un espace de dépôt, fut construite pour stocker provisoirement lesdits objets, avant l’inventaire et la répartition dans les différents départements. Les objets en question furent reçus quelques jours seulement après l'entrée en fonction de Hans-Joachim Radosuboff : “La porte s'est ouverte, deux de mes collègues étaient là avec d'énormes chariots remplis d'objets de Leipzig. "Achim, tes premiers objets sont là!"”. Dans ce contexte, Hans-Joachim Radosuboff a été immédiatement confronté à 25 000 objets en provenance de Leipzig, destinés à intégrer les collections “africaines”, qui s'ajoutent aux 50 000 déjà présents.

Radosuboff est arrivé au Musée sans préparation, après la chute du Mur de Berlin. “Le Mur venait de tomber. Tout le monde postulait pour n'importe quel secteur”. Il avait auparavant travaillé comme maçon, artisan et gardien au Musée des Arts Décoratifs de Berlin (Kunstgewerbemuseum). Aimant se définir comme “autodidacte”, il a été chargé de s’occuper de la collection par Hans-Joachim Koloss, le conservateur qui en avait alors la responsabilité : “Koloss m'a donné quelques brèves explications. Lorsque j'ai commencé à aborder des questions intéressantes, il est parti soudainement. C'est comme ça que les choses se sont passées ! En ce sens, il n'était pas un instructeur ! Et après quelques questions et quelques réponses brutales, j’ai compris que je devrais me débrouiller seul”.

Fig 1. Hans-Joachim Radosuboff, en 1992, décrit cette image ainsi : Pas de PC, écrire des fiches jusqu'à ce que les doigts me fassent mal, photographie : Hans-Joachim Radosuboff.

Dans son journal, Radosuboff écrit : “Seule une humble question demeure : Où mettre les choses ? Cela ne rentre certainement pas dans une boîte à chapeau.”3 Finalement, l’abri antiaérien du Musée, situé dans la cave, désormais hors d'usage après la fin de la guerre froide, fut choisi comme espace de conservation. Pour délimiter des entités distinctes entre les deux espaces de stockage – l'un situé dans la cave du bâtiment et l'autre sous le toit du même bâtiment – Radosuboff a dû séparer les collections régionales à l’intérieur même de la collection “Afrique”. Un espace fut dédié aux objets d'Afrique de l'Est, un autre aux autres collections du continent, principalement d'Afrique de l'Ouest. Radosuboff a fait part de son rêve de constituer une collection d'études dont la “règle primordiale” serait que l'on puisse voir tous les objets, qu'il ne soit pas nécessaire de les toucher et qu'aucun objet ne soit en contact avec un autre.

Fig. 2 et 3 Légende de l'image tirée du journal Muséographie 1: “J'ai eu besoin de les placer dans les couloirs remplis à ras bord, bourrés afin de conserver les masses d'objets arrivant de Leipzig”, 1992, photographie : Hans-Joachim Radosuboff.

L'ensemble de la collection devait être réorganisée et, pour ce faire, Radosuboff a dû créer un thésaurus. Aussi, du fait de l'arrivée d'objets de Leipzig, le Musée a entrepris la numérisation de la collection avant même que d’autres musées ne se lancent dans cette voie. Cependant, selon Radosuboff, cela fut effectué de manière insuffisante. Ce qui constituait la base de données actuelle du Musée (GOS) fut élargi, et des notions (Sachbegriff) ainsi que des thèmes (Sachgruppen) ont commencé à être définis. Malgré le travail d'inventaire et la présence d’une base de données, “s'orienter dans une réserve de 1000 m² avec plusieurs centaines d'armoires aux étagères de quatre-vingts mètres, remplies d’objets rapatriés après la guerre” constituait un véritable défi, d’autant plus qu’il s'agissait d’établir des structures d'ordre systématisées - imposer des noms, établir des hiérarchies, créer du sens.

Fig 4. Le “dépôt de l'Afrique de l'Est”, classé par thèmes, schéma dessiné par Hans-Joachim Radosuboff.

“J'ai eu beaucoup d'idées en peu de temps. Mais je me suis rendu compte que je devais répéter 75 000 fois chacune des idées qui me venait”. Le personnel du Musée “tergiversant lorsqu’il mentionnait les thésaurus”, Hans-Joachim Radosuboff a consulté des dictionnaires, parlé à différentes personnes, y compris son dentiste (“Quelle est la différence entre médecine (Medizin) et médicament (Arznei)?”), afin d’honorer sa mission de mise en ordre des réserves. Le déroulé du processus ne fut pas sans questionnements (auto)conflictuels. Il en fut ainsi lors de la discussion relative aux champs sémantiques de la “magie” (Zauberei), de l’“envoûtement” (Hexerei), de la “religion”, de la “spiritualité” et de l'“extrasensoriel” (übersinnlich). Son thésaurus sera plus tard repris par l'ensemble du Musée, devenant ce que Radosuboff décrira comme la “Mama de la base de données du Musée, l'Ur-Mama (grande-mère)”.

L'amour des objets

La volonté exprimée par Radosuboff de rendre les collections accessibles va de pair avec son “amour de l'objet” (object love). L'amour de l'objet, tel qu'il est mis en avant par Sharon Macdonald à propos du travail de commissaire d'exposition, se traduit par un engagement total envers la collection, un sentiment de responsabilité, d'honneur, et la conscience du soin à porter aux objets (Macdonald 2002: 65 ; voir également Geoghegan et Hess 2015). À travers l’affirmation de sa subjectivité, le choix des mots et des métaphores, Radosuboff a aussi témoigné de sa relation particulière aux objets. Il allait jusqu’à désigner les objets comme “ses enfants” et considérait qu'il était de son devoir de les “protéger”. En 1996, il a commenté les fuites du toit en déclarant que “parfois, quelque chose se répandait dans les réserves et pesait sur son âme”. Pour éviter que des “flaques d'eau” ne causent des dégâts, il fut contraint d'installer des gouttières internes, qui se déversent dans des seaux. Maintenir l'ordre, l'organisation et la propreté de l'entrepôt était selon ses propres mots une “question d'honneur” (Ehrensache).

Le soin apporté à l'objet débouche sur une diversité de pratiques, parfois improvisées. Alors que nous visitions l'entrepôt, Hans-Joachim Radosuboff me montrait les différentes techniques qu'il avait inventées pour conserver les objets en toute sécurité. Avec un budget réduit, “il fallait beaucoup d'énergie et d'idées !” Il se décrit comme gardant toujours un stylo et une feuille de papier à côté de son lit : “Parfois, je me réveillais à 4 heures du matin et je me disais : ‘Ah, c'est comme ça que je vais faire !’ Et je l'écrivais immédiatement.” Pour remplir des placards de rangement restés vides jusqu’alors, il demande à tous ses amis de lui donner de vieux tubes en carton et des cintres issus du pressing. Il pousse l’un de ses collègues, amateur de vin, à garder les bouchons, après avoir imaginé que des cales en liège pourraient permettre de stabiliser les objets en évitant de les poser à même les étagères.

"Conservés" plutôt que "morts"

Dans les travaux de recherche, les objets de musée sont souvent décrits comme immobiles, stables et immuables, contrôlés, restreints et confinés. Pour Hilke Doering et Stefan Hirschauer, la conservation des objets signifie que “la biographie normale d'une chose est ralentie, voire complètement arrêtée. Le vieillissement et la décomposition sont remplacés par une fixation de l'état actuel, une sorte de jeunesse éternelle" (Hirschauer et Doering 1997 : 297). Samuel J. M. M Albertini décrit l'"effet musée" comme "un phénomène observé par les muséologues selon lequel un objet est radicalement disloqué de son point d'origine, arraché à son contexte et transformé en œuvre d'art figée dans l'environnement du musée" (Alberti 2007 : 373). Lorsque j'ai qualifié les réserves du Musée de "cimetière" pour les objets, les décrivant comme "morts" et "inactifs", le responsable des réserves n'était pas du tout d'accord. Il me répliquait que les objets n'étaient pas "morts" mais plutôt "conservés" - situant la conservation comme une partie active et exigeante en ressources du travail muséal. Cette conception du travail de conservation résonne avec l'argument de Laurajane Smith selon lequel le patrimoine "n'existe pas" mais est plutôt "une pratique culturelle, impliquée dans la construction et la régulation d'une série de valeurs et de conceptions" - des valeurs que les musées ont promues comme étant universellement applicables et valables (Smith 2006 : 11).

L'une de ses convictions fondamentales est que le patrimoine est constitué “de passé, dans le présent, pour l'avenir”. Cela implique pour les travailleurs.euses des musées une obligation particulière, celle de conserver pour transmettre (Harrison et al. 2020 : 4). Les pratiques patrimoniales sont donc orientées vers “l'assemblage, la construction et la conception de mondes futurs” (ibid.). Mais quel genre de mondes, et d'avenir ? C’est cependant un type de vie particulier auquel les objets de musée peuvent être exposés, en étant soumis à des règles et à un cadre juridique. Toute forme de vie autre que la vie muséale est ainsi inenvisageable dans l’évolution des collections. Cette norme a été remise en question en particulier en ce qui concerne les collections ethnographiques, dont de nombreux objets ont été considérés comme des personnes, des sujets, des cohabitants avant d'être intégrés dans les infrastructures muséales. Les réglementations limitent la manière dont ces sujets devenus objets peuvent être manipulés, étudiés et exposés, ce qui réduit les possibilités de circulation.4 Des exemples novateurs d'engagement vis-à-vis des objets, dont le statut ontologique peut différer ou évoluer, ont reçu récemment une attention particulière, faisant émerger nombre de questionnements5. Cependant, ce que j'appelle le paradigme de la conservation persiste encore dans les musées comme une norme hégémonique. Pour la plus grande partie des collections, cela signifie qu’un objet lié à un musée le restera toujours. Le travail de Hans-Joachim Radosuboff vis-à-vis de la collection contraste avec les images de stabilité et d'immobilité de la collection propres à l’idée de “conservation” des objets. Ces processus impliquent également que les objets eux-mêmes puissent être sources de danger pour leur environnement : les produits utilisés autrefois pour protéger les objets les ont transformés en artefacts dont les humains doivent se protéger.

"Entwesung" (desinsectisation) et toxicité : de l'objet au sujet

En 2002, Hans-Joachim Radosuboff écrivait dans son journal (2021 : 25) :

« Soudain, en cette année où les moyens financiers diminuent, il y a de l'argent pour mesurer partout les dépôts de toxicité (Altlasten an Giften) dans la collection. Et un certain nombre de choses sont identifiées. DDT, lindane, PCB, mercure, arsenic. Ils existent dans des quantités très différentes à l’intérieur de la collection. »

La dévitalisation d'un objet ne se produit pas seulement lorsqu'on le retire du contexte original dans lequel il aurait pu “vivre”, quand on l’enferme derrière une vitre ou qu'on le place dans un lieu de conservation anonyme. La mise à mort devient littéraire et physique, via la tentative du musée d'effacer, pour les préserver, tout ce qui vit à l'intérieur et autour des objets (Arndt 2021). Le terme allemand officiel désignant la pratique de la désinfection, entwesen, peut être traduit littéralement comme “désêtre”. Ce terme peut donc être compris comme la tentative d'effacer tout ce qui vit à l'intérieur de l'objet. Concrètement, conserver signifie tuer.6 Historiquement, les objets étaient littéralement empoisonnés par l'application ou l'injection de pesticides et de métaux lourds. Bien que cette méthode fût courante dans tous les musées occidentaux, les objets ethnologiques furent particulièrement vulnérables, en raison de leur constitution organique.

La scène décrite par Hans-Joachim Radosuboff rend compte de l'atmosphère qui régnait au Musée en 2001-2002, lorsque, à la suite de plaintes de membres du personnel, une société externe a évalué les effets de la contamination des objets. Sur la base d'échantillons prélevés de façon aléatoire, la société a analysé la qualité de l'air intérieur, la composition de la poussière et la concentration de pesticides dans certains objets. Des prises de sang ont été faites sur des employés en contact fréquent avec les objets (Radosuboff 2021 :25). Les résultats des recherches menées par la conservatrice du Musée ethnologique, Helene Tello, suggèrent que les deux tiers des collections du Musée sont contaminés et que les objets ont été traités depuis très longtemps avec des composés de métaux lourds ainsi que des pesticides,“de façon extensive et continue”, y compris sur le lieu même de la production de certains de ses objets (Tello 2006 : 12). Les résultats de l'analyse ont confirmé que les risques sur la santé des employés du Musée étaient “relativement élevés” (ibid. : 67). La documentation et les traces archivistiques de l'utilisation de pesticides et de composés de métaux lourds sont minces, mais selon cette même source, les directives pour la lutte contre les nuisibles datent déjà de 1898 et 1924 (ibid. : 36-39). Les recherches de Tello montrent également que les objets qui ont fait l'objet d'une relocalisation - tels que ceux stockés à Leipzig et dans d'autres espaces de stockage temporaires pendant la Seconde Guerre mondiale portent des traces supplémentaires de traitement (ibid. : 44-47). Les différents matériaux représentent différents degrés de contamination et donc de risque. Les textiles, par exemple, sont particulièrement chargés en produits chimiques, alors que les métaux sont moins susceptibles d’en absorber.

En raison de ces vestiges toxiques, les visiteurs.euses sont obligé.e.s, avant d'entrer dans les collections, de signer un document déchargeant l’institution de ses responsabilités quant aux conséquences sur la santé. Habituellement, les collections sont conservées dans des armoires fermées, ce qui réduit la quantité de pesticides et de métaux lourds présents dans l'air. Cependant, lorsque les armoires sont ouvertes, il est recommandé de porter une combinaison intégrale ainsi qu’un masque respiratoire et des gants. Hans-Joachim Radosuboff, qui était en contact permanent avec les objets, passant ses journées dans les entrepôts et y prenant également ses repas, a pu s’installer dans un nouveau bureau, séparé des collections. Dans les mots choisis d’un stagiaire, au moment de son départ : “J'espère que vous ne serez pas empoisonné au Musée à un moment ou un autre.” (Radosuboff 2021 : 38). Malgré les résultats de cette analyse, la question de la protection des employés du Musée et de leur libre arbitre s’est posée. Au quotidien, nombre d'entre eux n'adoptaient qu'avec hésitation les nouvelles normes de protection. Dans son journal, Hans-Joachim Radosuboff raconte la façon dont il a essayé de contourner les règles nouvellement imposées (ibid. : 25). Il s’en est aussi amusé au cours de notre échange, affirmant : “Je n'en suis pas mort, et même si le DDT me rendait stérile je ne m’en apercevrais pas, puisque de toute façon je ne veux plus d’enfants…” Lorsque j’ai travaillé au sein du dépôt, les pièces semblaient chargées, et je subissais fréquemment des maux de tête et des nausées à la suite de mes visites.

Fig. 5 et 6 : La tente d'azote, photographie : Marion Benoit.
Fig. 7 : Diagramme dessiné par Hans-Joachim Radosuboff pour les visiteurs.euses internationales.aux.

En 2004, Hans-Joachim Radosuboff écrit dans son journal que l'ancienne machine à désinfecter, fonctionnant au gaz (tétrachloroéthylène), a été détruite (Radosuboff 2021 : 32, 39). Cette machine avait des effets non seulement sur les employés, mais aussi sur les objets traités. Radosuboff rapporte qu'une nouvelle machine est installée, et qu’elle attire de nombreuses.x visiteur.euse.s professionnel.le.s désireux.ses de comprendre le fonctionnement de la tente à azote.

Cette technique, qui consiste à soustraire de l'oxygène, est encore utilisée aujourd'hui, en remplacement de la méthode de congélation des objets. Ces procédures font partie de ce que l'on appelle l’Integrated Pest Management (IPM). Dans les deux endroits, qu’il s’agisse de la “chambre de congélation” (Gefrierkammer) ou de la tente d'azote, les objets sont coupés de leur environnement pendant un certain temps, afin d'éradiquer les êtres vivants susceptibles d'altérer leur stabilité matérielle. Compte tenu de son enthousiasme et de son intérêt pour les innovations techniques, Hans-Joachim Radosuboff a observé l'installation de la nouvelle machine et “bombardé les techniciens de questions”. Une fois la machine installée, “la question s'est posée : Et maintenant, qui va la faire fonctionner ?” Il a finalement choisi de réaliser personnellement cette tâche, qui constituait selon lui, avec une bonne dose d’ironie un “super chantier supplémentaire” (Radosuboff 2021 : 41).

Fig. 8 Le chariot de Hans-Joachim Radosuboff, avec un seau rouge contenant du camphre, photographie : Hans-Joachim Radosuboff.

Une odeur particulière régnait au sein de la réserve. C'était la trace d'une pratique particulière utilisée par le magasinier, repris de son prédécesseur. Il avait placé le camphre solide chimique dans des pots de yaourt situés dans chaque armoire pour prémunir les objets du risque d’être infestés (Befall) ou d’une invasion d'insectes. Alors qu’il était historiquement utilisé comme pesticide, Radosuboff était convaincu que le camphre pouvait protéger les objets :

Je veux dire que j'ai eu l'impression de réussir, j'ai eu très peu d'infestations ! Cependant, nombre de mes collègues m’ont fait part de leur avis négatif quant à cette méthode. Il est vrai que l'odeur du camphre est une insulte pour le nez. Mais ensuite, on a dit que c'était nocif... Alors que ce produit fait partie de la lotion pour bébé !

Le camphre était en effet controversé au sein du personnel du Musée. Helene Tello affirme dans ses recherches que l'inefficacité du camphre fut démontrée dès le début du 20e siècle. Cette absence de transmission des connaissances constitue, selon elle, la conséquence directe d'un manque de documentation des pratiques du Musée (Tello 2022 : 232). L'utilisation du camphre n'est qu'un exemple parmi d'autres de l'effet des traitements, non seulement sur les personnes qui les utilisent, mais aussi sur les objets eux-mêmes.

Il est indéniable que les dommages tels que la décoloration ou le changement de couleur, le jaunissement du papier, les taches noires et/ou la floraison sur les œuvres d'art ou sur des collections entières, sont des résidus de traitements antérieurs aux pesticides. Par conséquent, outre la destruction, ces pesticides doivent être considérés au quotidien par les restaurateurs comme une cause supplémentaire de dommages potentiels (Tello 2006 : 136, voir également Tello 2022 : 195).

Le changement de substance des objets

Dans un essai portant sur la décrépitude et l'éphémère, Joshua Pollard a défini le changement de matérialité d'un objet comme “la transformation de la substance” (Pollard 2004). Bien qu'elle puisse éviter ou retarder la décomposition d’un objet, la pratique de l'Entwesung (littéralement : dé-animation. Traitement chimique, par la froid ou l’azote) ne le fige pas dans un état stable, et les objets traités se transforment de façon substantielle. Contre les idées d'immortalité et de durabilité des objets, l'observation de ces processus permet de faire évoluer la compréhension que nous en avons. À ce titre, les ethnographies des processus de conservation, ainsi que les travaux de chercheuses et chercheurs comme Fernando Domínguez Rubio (au MoMA de New York) ou Tiziana N. Beltrame (au Musée du quai Branly-Jacques Chirac à Paris), mettent en lumière la façon dont se construit l’inscription des œuvres dans des temporalités différentes. En observant les tentatives de stabilisation matérielle du patrimoine, ce sont les notions mêmes de stabilité et de perpétuation qui sont amenées à évoluer (Domínguez Rubio 2014 ; Beltrame 2017). En prenant en considération le potentiel de transformation du matériau, les collections des musées peuvent être définies “comme des collections de processus, plutôt que comme des collections d'objets” (Domínguez Rubio 2014).

Dans le cadre de ces processus, les substances transforment les collections en agents en les rendant toxiques. Comme l'écrit Lotte Arndt pertinemment, “la toxicité, en tant que catégorie relationnelle, articule l'artefact avec son environnement et met en mouvement les classifications fixes” (Arndt 2022 : 285). Par la présence continue et bouillonnante de leurs composantes, les objets perturbent la procédure réglementée et l'environnement prétendument stérile du musée. Certains objets entrent en contraste avec ce que Rubio décrit comme des “objets dociles”: “des œuvres d'art qui occupent avec diligence leurs "positions-objets" désignées et qui se conforment à l'ensemble des tâches et des fonctions qui leur ont été confiées”. À l’inverse, ces objets sont indisciplinés dans la mesure où ils laissent des traces, comme s'ils exhalaient leur souffle venimeux (Domínguez Rubio 2014). Les résidus de produits chimiques présents à l'intérieur des objets s’écoulent à leur surface et émergent sous la forme d'une poussière brillante. Ils laissent des traces décrites comme “fleurissantes” (aufblühen). Parfois, des cristaux blancs, semblables à de la glace, apparaissent. Pour éliminer les produits chimiques, visibles ou non, les conservateurs/conservatrices-restaurateurs/restauratrices “aspirent” (absaugen) les objets, dans un travail décrit comme long et peu efficace. “Ce n'est pas comme nettoyer le salon. Vous aspirez ces minuscules objets pendant des heures, la machine est extrêmement bruyante et vous ne verrez probablement pas le résultat de votre travail. C'est également insatisfaisant parce que c'est un traitement superficiel. Les objets sont profondément contaminés et les résidus de traitement continueront à s'écouler”. L'élimination des pesticides et des métaux lourds ne peut être que superficielle, car ils font désormais partie intégrante de la constitution physique et matérielle de l'objet. Si les “méthodes humides” de nettoyage des objets permettent d'éliminer la poussière et les salissures à la surface des objets, elles n'ont que “peu d'impact sur la matrice des artefacts” (Tello et Unger 2010 : 37). Des traces de résidus ont également marqué le mobilier d'exposition, comme par exemple les socles. Ces traces sont causées par l'évaporation (Ausdünstungen), et elles étaient généralement composées d’une graisse provenant de la patine des objets. Outre ces évaporations, il fut constaté une grande diversité de formes de poussière dans le Musée. Cette poussière apparaissait également à l'intérieur des vitrines, même si les objets étaient parfaitement isolés par le verre, ce qui donnait l’impression que l'objet transpirait. Hans-Joachim Radosuboff avait la réputation d’être doué pour ôter cette poussière particulière des vitrines du Musée.

Fig. 9 Hans-Joachim Radosuboff et un collègue nettoyant les vitrines de l'intérieur. Photographie : Hans-Joachim Radosuboff. 

La poussière est une matière, qui, comme le décrit Tiziana N. Beltrame, relie les éléments et les entités du musée entre eux. Elle permet de cartographier la présence des insectes dans les réserves et les espaces d'exposition : elle fournit de la nourriture aux insectes et aux champignons, mais elle est aussi le signe de l'histoire physique des objets et de leur traitement, déposant une couche supplémentaire de traces selon les actions commises (Beltrame 2016).

Les objets comme amalgames de leurs histoires

Le récit de Hans-Joachim Radosuboff ainsi que l’analyse de l'histoire des réserves “Afrique” du Musée de Berlin montrent que les objets deviennent peu à peu inséparables des personnes qui les manipulent, comme des infrastructures, des technologies, des environnements numériques et physiques, des substances invisibles qui les conservent tout en les transformant. Les objets de musée sont physiquement, et donc irréversiblement un amalgame de leurs différentes histoires (Etienne 2013, 2018). La fabrication et le devenir des “choses” en “objets de musée” ont eu des conséquences matérielles, durables et irréversibles sur la constitution et l'identité à la fois physique et symbolique des productions.
Dans le contexte des discussions relatives à la réarticulation des collections et des archives ethnologiques comme à leur restitution (réelle et potentielle), ce texte soulève des questions en rapport avec les paradigmes dans lesquels l'objet pourra être pensé et travaillé. La question centrale est de savoir si le paradigme de la conservation continuera ou non à être privilégié dans le traitement et la définition des collections muséales. Il s'agit notamment de savoir si l'objectif premier du musée doit être de conserver des objets pour les générations futures ou s’il s’agit plutôt d'utiliser les collections pour les générations actuelles. Il n’est cependant pas certain que ces options s'excluent mutuellement. Si ce n'est pas le cas, alors il est peut-être possible d’assurer une forme de compatibilité entre le paradigme de la conservation et celui des usages des objets, ce qui permettrait notamment de les “resocialiser et resémantiser”, dans des “écologies nécessairement plurielles” (Sarr et Savoy 2018 : 27).


  1. Je désigne ici le Musée ethnologique par Musée avec un M majuscule, et les musées en tant qu'organisations avec des lettres minuscules. 

  2. Hans-Joachim Radosuboff a déposé Museographie 1 (2019) et Museographie 2 (2021) à la bibliothèque du Musée. Ils peuvent y être consultés. Si je ne fais pas référence à d'autres sources, les citations directes proviennent de la conversation avec Hans-Joachim Radosuboff le 15 janvier 2015. J'ai traduit l'original allemand en français, en incluant également les références textuelles qui sont allemandes dans leur forme originale. 

  3. Citation tirée des carnets de Hans-Joachim Radosuboff, 1991, http://www.radosuboff.de/em/1991/afro\_jahr1991.html, consulté le 20 décembre 2017. 

  4. Le travail de la commissaire et théoricienne de la culture Clémentine Deliss a été central dans la revendication de l'accès et de l'ouverture des collections. Elle a notamment mis en œuvre cette politique des réserves ouvertes lorsqu'elle a dirigé le Weltkulturenmuseum de Francfort (2010-2015), voir par exemple Deliss 2020. 

  5. Voir par exemple le texte de John Moses dans ce numéro.  

  6. Ce mécanisme muséal est encore plus évident dans les collections d'histoire naturelle. Voir par exemple Tahani Nadim sur les décalages entre la vie et la mort au Musée d'histoire naturelle de Berlin (Nadim 2022 : 167). 

BibliographieBibliography +

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