Présentation
Aujourd’hui, les collections coloniales sont placées sous le feu d’une forte attention publique induite par les intenses discussions autour des restitutions d’artefacts africains qui s’articulent à d’autres combats (mouvements contre le racisme et les violences policières, déboulonnage de monuments coloniaux, justice environnementale) et donnent lieu à de multiples initiatives muséographiques, universitaires et artistiques de par le monde. Le projet de recherche transdisciplinaire à l’origine de cette revue repose sur la volonté de contribuer à la dynamique d’un dialogue entre chercheur.e.s, artistes, activistes et conservateur.ice.s travaillant dans différents pays. Il se concentre particulièrement sur l’histoire contentieuse et contestée d’un certain nombre d’institutions muséales en Afrique et en Europe, et discute leurs devenirs possibles. En dialogue avec des artistes, auteur.ices, et institutions culturelles et académiques sur le continent africain, la revue Trouble dans les collections s’inscrit dans un contexte aussi bien local qu’international. Tout en s’employant à approfondir les connaissances sur les collections et à penser leurs perspectives, elle s’engage à de nouvelles interprétations et au réexamen de l’histoire des savoirs et des pratiques patrimoniales depuis la période coloniale.
La relecture de ces collections et objets « sensibles » (Lange 2016) se situe à la croisée de plusieurs conceptions culturelles, histoires et conflits. Elle oblige à travailler sur la « biographie des objets », démarche désormais pleinement établie depuis son introduction théorique par Arjun Appadurai et Igor Kopytoff en 1986, les classifications savantes et imaginaires divergentes et multiples qui y ont été associés, les conséquences de la perte de ces objets, les savoirs des populations et les réappropriations. Cette perspective contribue, comme le défendent les philosophes Kwasi Wiredu, Fabien Eboussi-Boulaga et Paulin Hountondji, à comprendre les « traditions » comme des discontinuités au travers d’une continuation historique dynamique, c’est-à-dire à appréhender une réévaluation permanente des traditions (avec leurs cosmogonies, leurs valeurs, visions et symboles) et des gestes de « reprendre » (Mudimbe 1994). Autrement dit, au lieu de chercher un sens stable et enfoui de « l’objet » basé sur une conception fétichiste qui fixe la « tradition » telle qu’elle a pu être construite par le primitivisme, par certains discours scientifiques ou par la quête d’une authenticité immuable, il s’agit de le comprendre dans un contexte historique changeant, lui-même constitué par des acteurs et actrices aux gestes et intérêts divers et souvent conflictuels.
Trouble dans les collections invite à « demeurer avec le trouble » (Haraway 2016) et à le susciter dans les collections (Nadim 2015) et les archives des musées. L’historiographie des discours scientifiques, des dispositifs muséographiques et des politiques de conservation ou de médiation des objets y est discutée. La revue pointe inévitablement des oublis, des manques, des silences : les failles de ces collections et de leurs mises en récit. Conçue comme un espace de recherche contribuant à la déstabilisation des mots, concepts et taxinomies qui ont longtemps conditionné les interprétations et les modes de conservation de ces traces matérielles du passé, elle réfléchit aux manières de réinterroger les catégories héritées, y compris celle qui oppose ‘occidental’ et ‘africain’, sans évacuer les violences coloniales et leurs effets actuels. Il s’agit de repenser les terminologies tel que « musée », « objet » ou « patrimoine », en considérant des langues et des cultures qui n’ont pas conçu ces concepts (Cassin & Wozny 2014) et de s’intéresser aux transmissions, activations et résistances matérielles, symboliques et sémiotiques, en privilégiant les pratiques et les gestes. S’intéresser à l’agentivité des artefacts, à leur participation à des sociétés en mutation, à la variété de leurs significations et de leurs narrations, et la complexité des processus – y compris de ré-appropriation et de subjectivation politique – est essentiel.
Les trajectoires diasporiques des objets, savoirs et idées entre les musées européens et africains requièrent donc de prêter une attention particulière aux négociations constantes qui accompagnent leurs déplacements et recontextualisations. Et ce, même si ces trajectoires sont souvent prises dans des conceptions réifiantes difficiles à déconstruire et menacées d’instrumentalisation. Ainsi, le rapport Sarr-Savoy appelle, au sujet des restitutions, à une « nouvelle éthique relationnelle » entre Nord et Sud où les objets deviennent « les médiateurs d’une relation qui doit être réinventée. (…) Les objets étant devenus les produits de relations historiques, il ne s’agit pas du retour du même : ils deviennent les vecteurs de relations futures » (2018 : 33). Dans cette optique, au-delà des axes nord-sud, les dynamiques sud-sud sont également à considérer.
En d’autres termes, il nous semble important d’inventer de nouvelles formes et situations pour relire, préserver, et valoriser ces « patrimoines » pour leurs usagers et usagères. De nombreuses initiatives au sein des institutions muséales font appel aux artistes pour composer avec des héritages historiques encombrants. Certain.e.s artistes, par la conception de projets de musées fictifs, voire même d’anti-musées, interrogent les partis pris scientifiques et visuels, et mettent en scène de nouveaux récits. D’autres créent des œuvres à partir des objets de collection, de leur exposition, des archives, des réserves, qu’ils ouvrent à de nouvelles interprétations pour contribuer à une réflexivité sur leur histoire. Le musée, ainsi conçu comme espace d’expérimentation, de savoirs collectifs transdisciplinaires, réinterroge son rôle au sein de la cité, et fait émerger les potentialités de nouvelles approches épistémologiques.
En développant une démarche tout à la fois historique et prospective, Trouble dans les collections mêle, sans hiérarchisation, contributions artistiques, universitaires, littéraires, philosophiques, militant.e.s. Des conversations, essais, analyses, chants, œuvres, poèmes énonceront le champ d’activité d’une recherche en cours, avec ses mouvements et ses résonances. La revue interroge ainsi des formes variées de production du savoir, en s’intéressant aux hors champs de l’historiographie, en multipliant les focales ou en basculant sur une approche micro-historienne. Elle fait place à des voix divergentes, voire opposées, en une pluralité de langues. Enfin, Trouble dans les collections s’intéresse aux absences, aux aphasies et aux incompréhensions que ces questions suscitent afin d’analyser dans nos recherches, par un effort de réflexivité, les impensés et les pierres d’achoppement.
Contact : troubledanslescollections@gmail.com
Bibliographie
Cassin Barbara et Wozny Danièle (sous la dir.), Les intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne, Paris, Demopolis, 2014.
Fabien Eboussi-Boulaga Fabien, La crise du Muntu : authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence Africaine, 1977.
Donna Haraway, Staying with the Trouble. Making kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press, 2016.
Paulin Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, Paris, Maspero, 1977.
Britta Lange, « Collections sensibles », in MK Abonnenc, Lotte Arndt et Catalina Lozano (sous la dir.), Ramper, dédoubler. Collecte coloniale et affect, Paris, B42, 2016, pp. 289-315.
Valentin-Yves Mudimbe, The Idea of Africa, Bloomington/London, Indiana University Press/James Curry, 1994.
Tahani Nadim, « Staying with the trouble in a natural history museum: working things out together », novembre 2015.
Felwine Sarr & Bénédicte Savoy, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, 2018.
Kwasi Wiredu, A Companion to African Philosophy, Malden-Oxford, Blackwell Publishing, 2004.
En hériter
Coordonné par Marian Nur Goni
Numéro 4, Mars 2023

L’institut fictionnel d’Afrique Noire
Coordonné par Emmanuelle Chérel
Numéro 3, Janvier 2022

Les survivances toxiques des collections coloniales.
Coordonné par Lotte Arndt
Numéro 2, Septembre 2021

Trouble dans les collections. La vie métaphorique des objets
Coordonné par Emmanuelle Chérel
Numéro 1, Novembre 2020


Crédit images de couverture
Numéro 4: Images issues d’albums de la famille Nur Goni – Comastri.
Numéro 3: Alioune Diouf, a’Deetnax, se faire dire l’avenir, principes de continuité, dessin brodé, 2018.
Numéro 2 : Matthias de Groof, Palimpseste du AfricaMuseum, Filmstill, BE 2019.
Numéro 1: Chris Marker, Alain Resnais, Les statues meurent aussi, film ©Présence Africaine.
Alioune Diouf (né à Dakar, vit à Dakar) réalise des peintures, des installations et des sculptures. Son œuvre s’appuie sur une conscience aiguisée du vécu, de l’expérience existentielle, de ses implications – au cœur du monde – dans ses racines sérères, wolofs, entrelacées à d’autres imaginaires. Son travail incarne le débordement : chaque figure dessinée – de l’oiseau, à l’arbre, à l’homme, – ne s’arrête jamais à sa forme, mais se déploie et s’étire au-delà de ses contours. Dans cette circulation ininterrompue du vivant, ces personnages sont liés par un seul fil à coudre, par le même souffle qui les anime. Membre du Laboratoire Agit-art depuis 1989, il a participé à Tenq (dir. Clementine Deliss) en 1996. Il fut (et reste) un compagnon de Joe Ouakam aka Issa Samb, vécut avec lui au 17 rue Jules Ferry, où s’engagea des œuvres communes… tout comme il travailla avec d’autres compagnons, tel l’artiste El Hadji Sy. Alioune Diouf a participé à nombreux ateliers collectifs (île Ngor, Keur Djibril Diop Mambety, Espace Medina). Ses oeuvres ont été notamment exposées à la galerie L’embarcadère, Galerie Quatre Vent, Galerie Keur Gaindé, au 17 rue Jules Ferry (par Aleth Lablanchy), au Théâtre Sorano, ou en France. Résidences : Artisans du Feu(Maroc, 2001); centre d’art contemporain, Meet Factory (Prague, 2015). Expositions (sélection) : Ubeku (Selebe Yoon, Dakar, 2021); Comment parler avec des oiseaux, des arbres, des poissons, des coquillages, des serpents, des taureaux et des lions (Hamburger Bahnhof – Musée für Gegenwart, Berlin, 2019); Le pavillon- Institut français (Dakar, 2019); La Cloche des Fourmis(Biennale de Dakar off, 2018); Lettres d’ailleurs(Partcours, Dakar, 2018); Le Congrès de Minuit (Biennale de Dakar off, 2016); Alem(Galerie Le Manège, Dakar, 2017); Zone d’autonomie temporaire (Partcours, Dakar, 2016).
Matthias De Groof. Cinéaste, chercheur, enseignant, et papa de deux filles. De Groof a une formation de philosophe (KU Leuven, MA), et détient également des MA en relations internationales (UC Louvain) et en études cinématographiques (UAntwerp). Pendant son doctorat sur le cinéma africain et la théorie dé/postcoloniale (2012), il a bénéficié d’une formation à la Tisch School of the Arts de l’université de New York en tant que boursier Fulbright. Après sa soutenance (2012), il a mené une vie académique (et artistique) nomade dans divers instituts tels qu’au Helsinki Collegium for Advanced Studies, au Centre « Africa Multiple » de l’université de Bayreuth et à l’université Waseda de Tokyo. Dr. De Groof est un conférencier international (EHESS, Paris I-Panthéon, Humboldt…) et l’auteur de multiples publications (Interventions, L’Art Même, Third Text, Cambridge, Columbia, Black Camera, Artl@s…). Ses écrits comprennent un livre édité sur Lumumba dans les arts (Leuven University Press) qui a atteint le top-100 des « livres pour échapper à l’actualité » (LitHub). Ses films primés ont été présentés dans des lieux tels que l’IFFR, la FIFA et la Berlinale.
Matthias De Groof. Filmmaker, scholar, teacher, artist and father. Dr. De Groof is trained as a philosopher (KU Leuven, MA), and also holds MA’s in International Relations (UC Louvain) and Cinema Studies (UAntwerp, MA). During and after his PhD on African Cinema and de/postcolonial film theory, he had fellowships at the New York University’s Tisch School of the Arts as a Fulbright scholar; the Helsinki Collegium for Advanced Studies; the Africa Multiple Cluster of Excellence of the Bayreuth University; and the Waseda University in Tokyo. Dr. De Groof is an international lecturer (EHESS, Paris1-Panthéon, Humboldt…) and the author of multiple publications (Interventions, L’Art Meme, Third Text, Cambridge, Columbia, Black Camera, Artl@s…). His writings include an edited book on Lumumba in the Arts (Leuven University Press) which reached the top-100 « books to escape the news » (LitHub). His award-winning films have been presented at venues like the IFFR, FIFA and the Berlinale.