Introduction

Photothèques coloniales en héritage

Charlotte Bigg, Julien Bondaz, Julie Cayla, Fatima Fall, Sokhna Fall, Marianne Lemaire, Anaïs Mauuarin et Carine Peltier-Caroff

Au tout début de l’année 1949, l’ethnologue Monique de Lestrange adresse, depuis Youkounkoun, en Guinée, un paquet de pellicules photographiques à André Cocheteux, le photographe de l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN). La jeune ethnologue de 28 ans effectue alors son second terrain chez les Bassari (elle a déjà passé dix mois à leurs côtés, en 1946[1]) et compte sur le soutien de l’IFAN, notamment pour le développement des nombreuses photographies qu’elle prend à l’occasion de ses enquêtes :

« Je vous envoie […] un 3ème paquet de rouleaux à développer. Je crains que ce ne soit pas très bon. Plusieurs ont été faits à la nuit tombante : le jour baissait, le soleil était mal placé, les vieux et les vieilles se démenaient, je ne savais plus où donner de la tête ! Mais je voudrais bien sortir quelque chose tout de même de ces sacrifices d’enterrement que je vois pour la première fois. Et je compte bien sur leur description pour couronner une carrière ethnographique ! »[2]

Cocheteux lui répond en lui prodiguant plusieurs conseils :

« Attention de bien cadrer, vos premiers plans dans les photos de paysage sont un peu monotones, le terrain nu ne donne rien. Je sais que ce n’est pas toujours facile. Quand vous rechargez votre appareil, faites-le à l’ombre pour éviter le voile au début du film. »[3]

Monique de Lestrange, « Enfants se baignant », Guinée, 1946, Fonds Monique Gessain, LESC/CNRS, Université Paris Nanterre.

Quelques années plus tard, c’est le zoologiste Pierre-Louis Dekeyser, alors en charge du bulletin de liaison de l’IFAN, Notes Africaines, une petite revue abondamment illustrée (Truffy, dans ce numéro), qui écrit à Gabriel Clamens, un missionnaire de la Société des Missions Africaines basé en Côte d’Ivoire, collaborateur régulier de l’institut[4] :

« J’ai sous les yeux votre article sur les bijoux nyarafolo et les photos qui l’accompagnent. Malheureusement, leur qualité ne permettra pas de les publier, le clichage nécessitant certaines qualités indispensables de netteté. En auriez-vous d’autres ? Il serait préférable d’ailleurs de ne grouper que quelques objets, à plus grande échelle photographique, voire de les photographier isolément. Dans ce cas, si le cliché n’est pas très bon, on peut toujours essayer de l’utiliser pour faire un dessin. »[5]

Ces deux exemples, pris parmi de nombreux autres, laissent entrevoir la grande diversité des usages de la photographie au sein de l’institut : elle peut aussi bien servir à produire des données de terrain lors d’une mission de recherche, qu’à participer à l’inventaire de la culture matérielle, ou encore illustrer des publications scientifiques. Les sollicitations, les conseils, la formation à distance que donnent à lire ces quelques extraits de correspondance témoignent plus largement de l’importance accordée à la photographie par les sciences au milieu du 20e siècle, au premier rang desquels l’ethnologie (Mauuarin 2022a). Aux côtés du dessin et du cinéma, elle est une pratique visuelle de premier ordre.

Depuis le premier numéro de la revue, l’IFAN est apparu régulièrement dans Trouble dans les collections. Cette institution centrale de l’histoire des sciences françaises en contexte colonial africain est examinée ici sous l’angle spécifique de sa production photographique et des questions que celle-ci pose aujourd’hui pour les historiens, anthropologues, conservateurs, archivistes et usagers. Ce numéro offre des perspectives croisées développées et rassemblées à la faveur du projet collectif PhotIFAN qui s’est déroulé en 2022-2023 grâce au soutien du programme DIM-MAP puis DIM-PAMIR (région Ile de France)[6]. Ce projet, animé de manière collégiale par sa post-doctorante Julie Cayla et un groupe de chercheur·es et de conservateur·rices parmi lesquel·les les coordinateur·rices de ce numéro, a cherché à produire une première cartographie de corpus photographiques issus de l’IFAN et aujourd’hui conservés en France et en Afrique de l’Ouest. Il a œuvré à développer des collaborations avec des personnes et institutions patrimoniales ayant un lien avec ces photothèques, avec pour objectif de mettre en valeur ce patrimoine visuel unique qui constitue de précieuses sources historiques, à la fois pour les chercheuses et les chercheurs, mais également pour les sociétés qu’elles représentent. Il a enfin visé à stimuler une réflexion critique et épistémologique au sein de la communauté scientifique et patrimoniale sur les enjeux postcoloniaux de ce type de patrimoine[7].

C’est ainsi au rôle joué par l’IFAN et ses agents dans la circulation ou la mise en réseau des pratiques, des savoirs et des images photographiques qu’est consacré ce numéro. Créé à Dakar en 1936 comme un service du Gouvernement général de l’Afrique Occidentale Française (AOF) et dirigé par Théodore Monod à partir de 1938, cet institut pluridisciplinaire s’est particulièrement investi dans la promotion de la photographie pour les sciences en situation coloniale, qu’il s’agisse de l’ethnologie, comme dans les deux cas évoqués ci-dessus (ethnologie professionnelle dans le premier cas, ethnographie missionnaire dans le second), ou des autres disciplines représentées à l’institut, relevant tant des sciences humaines et sociales que des sciences naturelles. L’IFAN n’a cependant pas seulement prodigué des recommandations, développé des photographies ou fourni un soutien matériel aux chercheurs et chercheuses, en leur adressant les produits et les appareils nécessaires (dans le même courrier, Cocheteux annonce à de Lestrange lui avoir expédié 25 films Kodak et s’employer à trouver le bioxyde de manganèse qu’elle lui réclame). Sous la direction de Monod, l’institut a mis en place une véritable politique de production, de conservation et de valorisation de la photographie, participant ainsi à la mise en image de l’Afrique de l’Ouest, dans une perspective qui excède le seul champ scientifique et dans une période de colonialisme tardif inondée de photographies de propagande, « images fixes d’une fin d’empire » (Stora 1993).

Cette mise en image de l’Afrique de l’Ouest est étroitement liée à son quadrillage scientifique, à la constitution d’un réseau de recherche visant à couvrir l’ensemble des territoires coloniaux : basé à Dakar, l’IFAN a en effet peu à peu installé des centres locaux dans les différentes colonies de l’Afrique occidentale française (Adedze 2003, Bondaz 2020a). Le centre du Dahomey (Bénin actuel) est créé dès 1942. L’année suivante, le centre IFAN (ou Centrifan) du Sénégal et de la Mauritanie est fondé à Saint-Louis. Ceux de Côte d’Ivoire, de Guinée et du Niger voient le jour en 1944, celui du Soudan français (Mali actuel) en 1945, puis, plus tardivement, celui de Haute-Volta (Burkina Faso actuel), en 1950. Pour Monod, ces différents Centrifans doivent non seulement être dotés de musées (Adedze 2002, De Suremain 2007), mais aussi de photothèques : collectes d’objets et prises de vue sont conjointement mises au service d’un inventaire matériel et visuel des territoires colonisés. Mais alors que la création du musée de Dakar tarde (il faut attendre 1961 pour son ouverture, plusieurs centres locaux étant dotés de musées avant cette date), la photothèque de la base dakaroise, mise en place dès le début des années 1940, est officiellement créée par arrêté le 31 août 1950.

Pierre Potentier, « Section bibliothèque-documentation : la photothèque », Dakar, 1949, photothèque de l’Institut français d’Afrique noire-Cheikh Anta Diop, B.49.2348.

Cette photothèque, qui servira de modèle pour les Centrifans, est elle-même inspirée de celle du musée de l’Homme, à Paris, qui jouit à l’époque d’une réputation internationale et s’organise comme une véritable agence photographique (Mauuarin 2022a). En 1946, Monod interroge par courrier Georges Tendron, alors en charge de la photothèque du musée de l’Homme, pour connaître son règlement : « Sollicités par de nombreuses personnes pour des photos provenant des clichés de l’IFAN, dans un but souvent commercial, nous serions désireux d’établir une règle analogue ». S’ensuivront des échanges de conseils et de photos[8]. A cette date, la photothèque de Dakar commence donc déjà à être connue, et la petite collection de clichés augmente rapidement. Elle compte 16000 photographies en 1948 (dont 6500 sont rentrées dans les collections dans l’année), 28000 en 1952 et 31000 en 1954. L’ensemble est classé selon deux catégories, dites « Matière » et « Géographie », pour faciliter les recherches. Plusieurs centres locaux embrayent le pas dans les années qui suivent en organisant leur propre photothèque ; l’un des premiers et plus prospères est vraisemblablement celui de Saint-Louis, dédié au Sénégal et à la Mauritanie, mais dès le début des années 1950, des photothèques sont mentionnées dans les centres locaux du Soudan français, de Haute-Volta et du Niger.

Entre Dakar et les Centrifans, ce sont aussi des objets photographiques qui circulent, et essentiellement des tirages. Des doubles des photographies produites localement devaient être reversés à la photothèque du centre fédéral de Dakar[9]. Alors que les chercheurs de la base dakaroise ont pour habitude de donner leurs pellicules à la photothèque et de recevoir un ou deux jeux de tirages, ceux des centres locaux ont à l’inverse tendance à conserver leurs pellicules et à ne remettre à la photothèque que des tirages positifs[10]. Pour les chercheuses et chercheurs bénéficiant d’une bourse de l’IFAN (Monique de Lestrange n’est qu’un exemple parmi d’autres) ou pour les missions étrangères venant en Afrique occidentale, il est prévu qu’un double de chaque photographie prise soit déposé à la photothèque de Dakar, permettant donc son accroissement (Mauuarin 2020a). Ainsi, par exemple, à la fin de sa mission de 1949, le photographe Pierre Verger remet 950 clichés à la photothèque de l’IFAN[11].

Mais les photographies circulent également dans l’autre sens : la base dakaroise envoie des ensembles d’images aux différents Centrifans afin de compléter les collections locales. De la même manière qu’il est tenu d’organiser un musée représentatif du territoire qu’il couvre, chaque centre local se doit en effet de constituer et de mettre à disposition une documentation qui s’y rapporte. L’IFAN de Dakar fournit aussi des images pour des expositions[12]. Parallèlement aux chercheurs et chercheuses, les photographes du centre fédéral, d’abord Gustave Labitte, puis André Cocheteux, contribuent à la production de ces documents visuels : ils effectuent régulièrement des “tournées” en Afrique de l’Ouest, produisant ainsi une documentation visuelle qui enrichit à la fois les collections photographiques des centres locaux et la photothèque de Dakar. Ils collaborent par ailleurs avec l’administration coloniale et ses services : Labitte est affecté au service de presse et d’information du Gouvernement général de l’AOF et les missions de Cocheteux alimentent les collections photographiques de la Direction générale des services économiques, de l’Agriculture et du Plan.

Le centre fédéral de Dakar, contrairement aux centres locaux, dispose en outre d’un véritable laboratoire de photographie, bien doté matériellement mais aussi en termes de personnel[13]. Le chef de la Section Photo est assisté de préparateurs auxiliaires et accueille à l’occasion des stagiaires élèves de l’Ecole professionnelle de Dakar. Ce laboratoire joue donc aussi le rôle d’un lieu de formation pour de jeunes Sénégalais, qui peuvent même y gravir les échelons : Chérif Diame, arrivé comme préparateur, prend la tête du laboratoire en 1957. Comme le montre l’entretien accordé par Baa Nondichao à Gaëlle Beaujean, ces transmissions entre photographes coloniaux et auxiliaires locaux peuvent également s’observer dans les centres locaux, même si cela s’est fait de manière plus informelle et que le matériel photographique y est plus réduit. Par exemple, en 1952, le centre local de Bamako dispose seulement de deux appareils photographiques et d’un agrandisseur, et aucun personnel n’est spécifiquement affecté à cette activité[14]. Pour développer leurs pellicules, les chercheurs des centres locaux doivent souvent se tourner soit vers la base dakaroise, soit vers les studios photographiques présents sur place, souvent créés par des photographes coloniaux.

Chérif Diame, « Mr. Le président Dia serrant la main au Prdt. Jacquinot après les cérémonies des accords de transfert de compétences » (entre les deux, le président Modibo Keita), Dakar, 1960, photothèque de l’Institut français d’Afrique noire-Cheikh Anta Diop, n° C 50 544.

Les photothèques de l’IFAN sont mises en place et se développent ainsi en réseau à l’échelle de l’AOF, tout en étant en partie dépendantes de celle de Dakar. Les collections photographiques peu à peu rassemblées témoignent en outre des nombreuses ramifications de ce réseau complexe, impliquant chercheurs et chercheuses appartenant ou non à l’institut, photographes plus ou moins professionnels, auxiliaires préparateurs généralement africains, contacts avec la photothèque du musée de l’Homme.

L’histoire de la photothèque de la base dakaroise de l’IFAN commence à être bien connue, notamment grâce aux travaux de Khady Kane Touré (2000, 2005), à un colloque tenu en 2007 à Toulouse (projet « Biens culturels africains », 2010)[15] et aux recherches plus récentes d’Anaïs Mauuarin (2020 et 2022b). Certains acteurs sont également mieux identifiés aujourd’hui : le mémoire de recherche de Mahault Vermeulen a fourni de nouveaux repères concernant le premier photographe de l’IFAN, Gustave Labitte (Vermeulen 2023)[16]. Mais cette histoire reste parcellaire et les photothèques des différents centres locaux, comme les photographies qui en proviennent, peinent à sortir de l’oubli et à être identifiées. Cela tient en partie à la dispersion géographique des ensembles photographiques, qui forment aujourd’hui une véritable « constellation photographique » s’étendant essentiellement sur l’Afrique de l’Ouest et la France (Mauuarin 2022b).

Le travail réalisé dans le cadre du projet PhotIFAN a permis de retrouver la trace et de localiser nombre de ces corpus, ce dont les articles de ce numéro rendent compte. Ce faisant, ils dessinent une histoire transnationale et renouée (Nimis & Nur Goni 2022) de la photographie scientifique africaine, qui reste encore largement à écrire. Suite aux indépendances des pays ouest-africains, les liens qui unissaient les différents centres de l’IFAN se sont rompus, chacun de ces ensembles photographiques poursuivant indépendamment son existence au sein des États nouvellement constitués. La géographie contemporaine des ensembles photographiques produits par l’IFAN a pourtant tendance à calquer sa géographie historique, les institutions scientifiques et muséales héritières ayant majoritairement choisi de les conserver. Au Sénégal, le siège de l’IFAN de la capitale a été rattaché à l’Université de Dakar en 1959. Renommé Institut fondamental d’Afrique noire en 1966, il perpétue jusqu’à aujourd’hui son ambition scientifique pluridisciplinaire (Touré et Cissé 2008).

Du fait de la centralité du siège de Dakar à l’échelle de l’institution (Bondaz 2020a) et des modalités historiques de la constitution de sa documentation photographique (Mauuarin 2020) mais aussi textuelle, l’IFAN-CAD[17] représente aujourd’hui une institution clé dans la compréhension de l’histoire des collections photographiques de l’IFAN colonial. Prenant la forme d’un dialogue avec Sokhna Fall (conservatrice du service audiovisuel de l’IFAN-Cheikh Anta Diop) et Ngor Gning (conservateur des archives de l’IFAN-CAD de Dakar), la contribution visuelle de Julie Cayla fait une proposition méthodologique en soulignant les liens et les ruptures heuristiques qui peuvent être établis entre les archives photographiques et textuelles issues des anciens Centrifans. L’article de Sokhna Fall revient sur l’histoire de la constitution de sa collection photographique, depuis ses origines coloniales jusqu’à aujourd’hui, et décrit de manière exhaustive les spécificités matérielles des photographies elles-mêmes, les thématiques qu’elles abordent et les statuts de leurs auteurs comme de ceux qui ont eu la charge de la gestion de la collection.

La photothèque de l’ancien Centrifan de Porto Novo fait également partie de celles qui ont résisté au passage du temps (Ogou 2004). Documentaliste et ancien directeur de l’institution qui en a hérité, Alphonse Olibé s’emploie néanmoins dans sa contribution à nous alerter sur les mauvaises conditions de conservation dont souffre ce fonds photographique pourtant doté d’une importante valeur historique et culturelle. Sous un autre angle, Gaëlle Beaujean a précisément pu s’entretenir avec Ba Nondichao, un ancien employé de ce laboratoire dahoméen de photographie. En plus d’apporter d’importants éléments sur l’histoire de la photothèque de Porto Novo, cet entretien met en lumière la place prégnante des photographes professionnels africains, à l’image de celles d’Adama Sylla, photographe au centre de Saint-Louis (Bajorek 2010) et de Chérif Diame, photographe au centre de Dakar. L’article de Lucile Truffy se concentre quant à lui sur l’un des principaux usages qui a été fait des photographies de la photothèque de l’IFAN au cours de la période coloniale : la publication scientifique. Les articles de la revue Notes Africaines, éditée et publiée par l’IFAN, furent rapidement et généreusement accompagnés de photographies[18]. Leur étude montre à la fois l’étendue disciplinaire et géographique de la photothèque et les rapports différenciés que ces disciplines ont entretenus avec le médium.

Clément da Cruz, « Un joueur de Kouê », photographie fixée sur carton, non datée, Porto-Novo, Centre Béninois de la Recherche Scientifique et de l’Innovation, n° 2492.

Ces corpus photographiques composés au sein même de l’IFAN entrent en relation avec les ensembles photographiques produits par les chercheurs-photographes, employés par l’IFAN ou financés par lui[19]. Parallèlement à leur contribution à la photothèque, de nombreux chercheurs se sont constitués des corpus personnels, principalement conservés aujourd’hui au sein de fonds d’archives personnelles. Leurs limites chronologiques débordent alors leur période d’exercice à l’IFAN pour embrasser toute leur carrière scientifique, de même que leur couverture géographique dépasse parfois les frontières du continent africain. La nationalité française de nombre des chercheurs et chercheuses de l’IFAN explique, du moins en partie, que la grande majorité des corpus identifiés soit aujourd’hui conservée hors du continent africain. Si de nombreux chercheurs métropolitains ont, après les indépendances, poursuivi leur carrière dans les institutions ouest-africaines héritières de l’IFAN[20], leur retour en France a ensuite souvent été l’occasion d’y déplacer leurs photographies personnelles[21]. L’article de Julien Bondaz traite du cas de Bohumil Holas, ethnologue tchèque naturalisé français et directeur du musée du centre IFAN d’Abidjan, dont le fonds d’archives personnel est aujourd’hui conservé au musée du quai Branly-Jacques Chirac (Bondaz & Tagro 2022)[22]. L’analyse de ses pratiques photographiques permet d’interroger l’attribution d’une valeur scientifique aux photographies de l’ethnologie. La future mise au jour de corpus photographiques de chercheurs et de chargés de recherche africains, tels Abdoulaye Ly, Ousmane Diallo, Abdoulaye Bara Diop, Amadou Hampâté Bâ, Alexandre Adande, ou encore Boubou Hama, fournira peut-être l’occasion d’étudier les spécificités de leurs pratiques et leurs regards photographiques.

Les nombreuses pistes de recherche ouvertes par l’étude des ensembles photographiques des photothèques de l’IFAN, d’une part, et par ceux de ses nombreux chercheurs et rares chercheuses, d’autre part, se démultiplient lorsque ces corpus sont mis en dialogue. Les liens qui s’établissent permettent notamment de faire éclore des questionnements relatifs à l’histoire transnationale des sciences et de la photographie, comme à l’anthropologie des processus de circulation des patrimoines coloniaux. C’est dans cette perspective qu’Anaïs Mauuarin a proposé à Fatima Fall (directrice du Centre de recherche et de documentation du Sénégal, CRDS), Katia Kukawka (conservatrice en chef et directrice adjointe du musée d’Aquitaine) et Elsa Tilly (chargée d’informatisation des collections au musée d’Aquitaine) de mettre en relation deux corpus liés à la figure de Georges Duchemin : son fonds photographique personnel conservé en France au musée d’Aquitaine de Bordeaux et le fonds de la photothèque de l’ancien centre Sénégal-Mauritanie dont Duchemin fut le principal contributeur, aujourd’hui conservé au CRDS. Cette relation s’établit autour de la mise en dialogue des institutions et des professionnelles qui en ont la charge. Elles mettent toutes en avant l’histoire mouvementée de ces photographies, qui ont fait l’objet d’une attention variable depuis leur production. Flora Losch prolonge ces questionnements en s’intéressant aux archives cinématographiques et audio-visuelles, notamment celles des Actualités Sénégalaises héritées de la Direction de la cinématographie du Sénégal. Elle élucide non seulement les enjeux de leur production à partir des années 1960, mais ausculte également les aléas de leur conservation jusqu’à aujourd’hui, en soulignant le rôle qu’ont joué des actrices et des acteurs privés.

Les contributions de ce numéro s’inscrivent dans les réflexions en cours autour de l’histoire coloniale que ces images ont en partage, des manières d’en hériter et de penser leur (re)mise en circulation. Alors que des artistes s’emparent de plus en plus des photographies coloniales, conservées en Afrique ou en Europe, et trouvent des formes inédites pour questionner leurs enjeux contemporains[23], les institutions, les chercheuses et les chercheurs, les conservatrices et les conservateurs sont confrontés de leur côté à des enjeux éthiques quand il s’agit de montrer, de gérer et de valoriser ces images[24]. En-deçà de la réflexion, devenue incontournable et évoquée ici par Julien Bondaz à propos des photographies de Bohumil Holas, concernant la façon de montrer des images produites en situation coloniale – pour qu’elles n’en viennent pas à rejouer et réactiver les relations de domination qui les ont vu naître -, se pose en effet la question des personnes et des institutions légitimes pour décider de ce qu’il faut faire de ces images, et de pourquoi et comment les conserver et les gérer (Edwards 2003 ; Azoulay 2008). Un autre enjeu concerne également la mise en ligne de ces photographies d’origine coloniale et la nécessaire prise en compte des effets et des affects liés à leur réactualisation numérique ou expographique en situation postcoloniale (Odumosu 2020).

La géographie complexe des corpus photographiques hérités de l’IFAN nous confronte indéniablement à ces questions, où s’entremêlent des enjeux éthiques, techniques et financiers. La plateforme numérique créée dans le cadre du projet PhotIFAN a permis de recenser, décrire et mettre en lien les ensembles photographiques liés à l’IFAN, aujourd’hui conservés dans plus d’une trentaine d’institutions différentes réparties à l’échelle internationale. Si elle dresse une première cartographie des fonds, sa réalisation a fait ressortir les inégalités des institutions face aux savoirs qui permettent de produire des discours sur les photographies, lorsque celles-ci ont été peu ou mal documentées, ou que la documentation attenante s’est perdue au fil du temps. L’hébergement en France de la plateforme – actuellement assuré par la TGIR Huma-Num principalement financée par le CNRS – pose lui-même question, tant elle reste indéniablement liée aux institutions qui l’ont fait naître, l’ont financée et dotée des moyens humains et techniques nécessaires. La dématérialisation des archives n’évacue pas les problèmes liés aux questions de propriété et des espaces de conservation, au contraire[25]. Flora Losch, dans son analyse de la sauvegarde, numérisation et valorisation de certaines archives audio-visuelles sénégalaises par des acteurs européens pointe que si ces initiatives sont évidemment louables, elles ne peuvent se substituer à une nécessaire politique de l’Etat sénégalais en la matière. L’appel aux ressources financières et techniques, y compris numériques, des anciens états colonisateurs court le risque de perpétuer des rapports asymétriques. Flora Losch souligne le trouble que suscite à la fois « l’esthétisation de la perte » et l’apposition de droits d’auteurs sur les productions artistiques valorisant ces archives. Comme elle le montre ailleurs (Losch 2024), les acteurs et les Etats africains doivent parfois se tourner vers les institutions patrimoniales françaises, en premier lieu l’Institut national de l’audiovisuel, qui monnaye l’accès à leurs propres archives, les documents conservés dans les institutions africaines étant trop dégradés. Tout en étant conscient de ces limites et des différences de moyens des institutions en Afrique et en France quand il s’agit de faire connaître et de diffuser des corpus visuels, ce projet a tenté, à son échelle, d’y pallier en activant et construisant des liens autour et à partir de ces archives visuelles. La réalisation collégiale du présent numéro procède de la même intention. Les contributions développent ces réflexions dans plusieurs directions, en redonnant une forme d’actualité à ces images, en retravaillant leur histoire et leur historicité, mais aussi et surtout en tissant autour d’elles les fils de nouveaux dialogues qu’il faudra prolonger.

Bibliographie

ARTICLES DU #6

« Sur les traces des photographies de l’IFAN ».
Sokhna Fall
Dialogue sur les centres IFAN (entretien filmé)
Julie Cayla, Sokhna Fall & Ngor Gnin
« Sénégal / France : les photographies de Georges Duchemin entre deux rives »
Fatima Fall, Anaïs Mauuarin, Elsa Tilly, Katia Kukawka
« L’Afrique “à coups de pinceau”. Images indisciplinées de Bohumil Holas »
Julien Bondaz
« Traitement des archives photographiques du Centre Béninois de la Recherche Scientifique et de l’Innovation (CBRSI), ex-centre IFAN de Porto-Novo, Bénin »
Alphonse Olibé
« Baa Nondichao et le Centrifan d’Abomey (1954-1959) »
Gaëlle Beaujean
« Usages scientifiques de la photographie et pratiques iconographiques dans la revue Notes africaines (1939-1966) »
Lucile Truffy
« Les Actualités sénégalaises du passé au présent : un itinéraire du fonds de presse filmée du Sénégal, entre technique, politique et culture (1960-2023) »
Flora Losch

Crédits images :

C 63 252 : Université : Ifan ; crédit photo: Ndiawar, Dakar, 1963 ©ifan sav

article 02

Consultation du fonds Georges Duchemin au musée d’Aquitaine de Bordeaux le 15 juin 2022, crédit : Frédéric Deval, Mairie de Bordeaux

Bohumil Holas, « Masque de danse « Zamlé », Gouro, Foire exposition de Bouaké, Côte d’Ivoire, fiche cartonnée de la « Photothèque de l’IFAN, iconothèque du musée du quai Branly-Jacques Chirac, n° PP0178583.

article 05

Baa Bachalou Nondichao
Capture d’écran de l’entretien filmé par Daniel Abidjo et Gaëlle Beaujean, 29 avril 2023. © Musée du quai Branly-Jacques Chirac.

Première de couverture, Notes africaines, no 30, 1946

Paulin Soumanou Vieyra, Le Cinéma au Sénégal (Bruxelles : OCIC/L’Harmattan, 1983) ©Éditions OCIC/L’Harmattan. Fatim DIAGNE dans Taw d’Ousmane Sembène.