Usages scientifiques de la photographie et pratiques iconographiques dans la revue Notes africaines (1939-1966)

Lucile Truffy

« Bien [des] photographies ont déjà été prises, permettant des études qu’il était impossible de faire auparavant », écrit Raymond Mauny dans la revue Notes africaines en 19521. L’archéologue souligne l’apport heuristique des clichés dans son propre champ disciplinaire, avançant l’idée que la photographie serait à la source d’un renouvellement des pratiques scientifiques. Or, l’Institut français d’Afrique noire (IFAN), créé à Dakar en 1936, placé sous la tutelle de l’administration coloniale et appelé à devenir un « centre vivant de recherches et de documentation scientifique2 », se dote officieusement en 1942 d’une photothèque, avant que sa création officielle n’intervienne en 1950. Les chercheurs et les chercheuses intègrent alors cet outil visuel à leur démarche de connaissance de l’Afrique occidentale française (Mauuarin 2020 et 2022) et ce, dans l’ensemble des sciences, naturelles et humaines, représentées à l’IFAN3 .
La création de la photothèque a une incidence profonde sur les pratiques éditoriales au sein des publications de l’IFAN, en particulier dans le périodique trimestriel Notes africaines, illustré depuis son lancement en 1939 par des dessins. Dans le numéro 29 de la revue en 1946, pour la première fois, quatre clichés sont publiés ; ils sont soixante-dix dans le numéro 37 en 1948. Notes africaines est ainsi abondamment illustrée : 1 068 photographies y paraissent entre 1939 et 1966, date à laquelle l’IFAN devient, après les indépendances, l’Institut fondamental d’Afrique noire ; s’y ajoutent les très nombreux dessins qui continuent d’être publiés. Il est possible de mettre en lien cette profusion iconographique, qui constitue une singularité éditoriale de la revue dans le large panel de publications de l’institut4 , et l’objectif qui préside à sa création. « Bulletin d’information et de correspondance », d’après son sous-titre, Notes africaines est un organe de liaison et d’animation d’un réseau de différents acteurs et actrices, y compris amateurs et amatrices, de la recherche sur l’Afrique5 – on peut donc penser que le foisonnement d’images participe d’un souci d’ouverture à un lectorat large. Il concourt en tout cas à la diffusion d’un volume croissant de clichés de l’empire colonial. Le « savoir situé », pour reprendre l’expression de Donna Haraway (1988), que les chercheurs et les chercheuses de l’IFAN élaborent est conditionné par leur position dominante dans la hiérarchie coloniale, et l’acte photographique lui-même s’intègre à l’arsenal coercitif (Foliard 2020).
L’étude qualitative de ce corpus iconographique cherche à mettre en relief les traits saillants du paysage riche que composent ces images, en scrutant particulièrement au sein de la revue les usages scientifiques et éditoriaux de la photographie, afin de déterminer les modalités de son intégration à la démarche heuristique. Il ne s’agit nullement de prétendre ici à l’exhaustivité, mais plutôt de poser un premier regard sur cet ensemble documentaire en convoquant dans l’analyse diverses disciplines de l’IFAN.

La photographie, un outil moderne dans l’arsenal scientifique

Des planches dessinées d’animaux illustrent fréquemment les articles de Notes africaines : ce sont des rongeurs dans le numéro 2, des crocodiles dans le numéro 4 ou encore des lémuriens dans le numéro 96. Les travaux d’ethnologie sont également illustrés par des planches de dessins d’objets, qui figurent généralement sur une page entière, comme c’est le cas des pendentifs, poignards et tambours touaregs dans un numéro de 19437. Le dessin d’objet ne vise pas seulement la représentation de l’« objet simple », mais aussi celle de l’« objet social », qui est un « catalogue de rites » et de pensée technique (Escallier 2016). L’ethnologue Georges Duchemin consacre ainsi, dans le numéro 32 de Notes africaines, un article aux « filets à mailles non nouées de Guinée française8 » fabriqués par les femmes Baga, Soussou, Kissi, Toma et Guerzé pour la pêche. Il accompagne la description du processus de confection des haveneaux de cinq dessins qui correspondent à différents types de mailles (figure 1). Le dessin est ici un moyen de rendre compte des modes et variations opératoires, autrement dit du geste technique de ces femmes. Mais l’iconographie dessinée, qui fut longtemps une norme disciplinaire en zoologie, en botanique et en ethnologie9, est concurrencée, à partir du XIXe siècle, par la mise au point technique de la photographie (Fieschi 2008 ; Laugée 2017).

Georges Duchemin, « Filets à mailles non nouées de Guinée française », Notes africaines, n° 32, 1946, p. 3


Avec l’instauration de la photothèque de l’IFAN et le recrutement du photographe Gustave Labitte en 1945, les prises de vues deviennent fréquentes lors des missions, ce que documente la rubrique « Chronique de l’IFAN » qui clôt chaque numéro de la revue10. En 1947, par exemple, le zoologue Pierre-Louis Dekeyser, l’entomologiste André Villiers et Labitte rapportent 1 200 clichés de leur mission zoologique en Côte d’Ivoire11. La photographie, en tant que médium iconographique moderne, offre des capacités techniques de représentation du réel appréciées des chercheurs et des chercheuses. En entomologie, elle permet ainsi de représenter des détails anatomiques avec précision. Une seule photographie de l’araignée Nephila senegalensis, publiée par Villiers dans le numéro 30 de la revue en 1946, lui permet de montrer le spécimen en entier avec de nombreux détails (figure 2), tandis que le dessinateur devait se livrer à la confection de plusieurs croquis ou schémas pour représenter à la fois une vue d’ensemble de l’arachnide et les détails anatomiques12. La photographie peut également être grossie dans la revue, afin de montrer des éléments autrement imperceptibles à l’œil nu : c’est le cas, par exemple, de la larve du coléoptère géant Petrognatha gigas, photographiée par Labitte et agrandie dans le numéro 32 publié en 1946 pour étudier « la structure du pronotum » de l’insecte13.

André Villiers, « Observations préliminaires sur Nephila senegalensis », Notes africaines, n°30, 1946, p. 2

La modernité technique qu’incarne la photographie peut également être appréciée à partir du cas, certes numériquement marginal dans la revue, des prises de vues aériennes14. Celles-ci sont en effet l’indispensable instrument qui permet aux géographes et aux archéologues de dresser efficacement des cartes, une démarche bien documentée dans Notes africaines. Il y apparaît que ces clichés sont le fruit d’une collaboration de la section archéologie-préhistoire de l’IFAN et de l’armée de l’air, l’objectif cartographique constituant un point de convergence des intérêts scientifiques et coloniaux (Reubi 2022)15. D’après Mauny, les photographies aériennes auraient ainsi rendu « des services considérables à la recherche au sol, permettant de lever rapidement le plan de nombreuses ruines dont on ne possédait que des croquis sommaires16». C’est le cas du site de Koumbi Saleh, la capitale du royaume du Ghana à partir du IVe siècle, fouillé pour la première fois par Albert Bonnel de Mézières en 1914, mais cartographié au début des années 1950. Or, ce sont les recherches du milieu du XXe siècle qui inaugurent l’ère de l’archéologie moderne en produisant pour la première fois des informations fiables sur ce site, entre autres du fait du recours à la photographie aérienne pour l’établissement de plans (Capel 2021), sans que cela n’implique l’abandon des études au sol, qui demeurent complémentaires.

La photographie, enregistreur de données d’observation et terrain d’investigation

La photographie, intégrée aux outils scientifiques, « fait source » : cela s’avère particulièrement sensible dans les commentaires substantiels dont elle fait l’objet de la part des ethnologues dans leurs articles17, mais également, dans l’économie textuelle de la revue, par la légende des clichés qui est souvent longue. Celle-ci transforme l’image en source pour le chercheur ou la chercheuse, en signalant les enjeux de la photographie qu’il ou elle est susceptible d’analyser. La première de couverture du numéro 30 de la revue, en 1946, illustre le procédé : il s’agit de la photographie du visage d’une femme de profil, coiffée d’un « cimier armé » (figure 3). Au verso, la légende de dix-neuf lignes comprend une identification – il s’agit de la « coiffure des femmes peules du Fouta-Djalon » –, une description du cimier, ainsi que plusieurs éléments d’interprétation de la photographie qui constituent l’ébauche d’une analyse – « cette coiffure, réservée aux femmes mariées, est un marqueur de noblesse » (figure 4). L’ethnologie constitue en cela un cas extrême dans la revue, la plupart des légendes dans d’autres disciplines étant bien plus brèves – il s’agit souvent du simple nom savant en latin en botanique, en zoologie ou en entomologie, comme dans le cas de l’araignée Nephila senegalensis. Ces clichés forment un capteur de données d’observations dont le chercheur ou la chercheuse tire un certain nombre d’éléments qu’il rend visible et interprète. Comme l’ont montré Camille Joseph et Anaïs Mauuarin, l’ethnologie est alors traversée « par l’idée que la photographie est un instrument qui, bien utilisé, permet de mieux voir et même de révéler des phénomènes culturels et sociaux restés dissimulés » (Joseph et Mauuarin 2018, p. 18).

Première de couverture, Notes africaines, n° 30, 1946

Deuxième de couverture, Notes africaines, n° 30, 1946

Toutefois, l’historiographie insiste également sur la nature ambiguë de la photographie ethnographique : elle constitue un authentique matériau de recherche, mais demeure irréductible à l’interprétation scientifique dont elle fait l’objet. L’ethnologue n’épuise pas une photographie en la transformant en outil démonstratif, c’est-à-dire en lui faisant dire quelque chose. Selon certains auteurs et certaines autrices, il faudrait au contraire l’écouter se raconter ; le photographe Ibrahima Thiam parle ainsi des clichés comme d’un « support de narration » (Thiam 2021). Même au sujet des sciences naturelles, telle la zoologie, il est admis que la photographie puisse être à la source de multiples analyses, à la différence du dessin qui rendrait toujours compte d’une idée qu’il est chargé de reproduire (Laugée 2017). J’en tire deux éléments qui éclairent ma lecture de Notes africaines. La photographie, d’abord, excède la démonstration dont elle fait l’objet : ce n’est pas un outil argumentatif, mais un instrument heuristique voire un terrain d’investigation que le chercheur ou la chercheuse, en particulier l’ethnologue, n’épuise pas. Entre l’iconographie photographique et dessinée, il existe une partition à la fois essentielle, chaque médium offrant des moyens techniques différenciés, et fonctionnelle, dans la mesure où ils n’ont pas le même rôle dans la démarche scientifique. Cette cohabitation, qui est aussi une collaboration, peut être appréciée à la lumière de choix éditoriaux dans la revue Notes africaines.

Partition fonctionnelle et coopération des médiums iconographiques

Un article de géographie de 1950 constitue une fenêtre remarquable pour scruter la coopération des médiums iconographiques dans la production scientifique. Il révèle en effet la relation de filiation existant entre la photographie, en l’occurrence aérienne, et la carte dessinée. Le géographe Jean-Claude Froelich utilise trois photographies aériennes à l’échelle du 1/40 000 du Nord-Togo, prise par les avions de l’IGN « au-dessus de la frontière séparant la tribu des Kabré de la tribu [des] Lamba18», dont il tire de très nombreux renseignements sur la structure des parcelles agricoles et de l’habitat. Or, dans cet article, chacune des trois photographies est reproduite en grand format sur la page de gauche (figure 5), tandis que celle qui lui fait face à droite comporte la carte dessinée obtenue à l’aide d’un calque, comme l’indique la légende (figure 6). Le dessin fait ainsi ressortir visuellement les grandes structures territoriales que le cliché dévoile.

Jean-Claude Froelich, « Photographies aériennes dans le Togo-Nord – Démographie et structures agraires », Notes africaines, n° 47, 1950, p. 84

Jean-Claude Froelich, « Photographies aériennes dans le Togo-Nord – Démographie et structures agraires », Notes africaines, n° 47, 1950, p. 85

Le recours au calque et le choix éditorial de la juxtaposition, sur une double page, de la photographie et du dessin, rendent très explicite le processus de recherche : la photographie aérienne est première et fait figure de source offrant la vue d’ensemble d’une zone ou d’un site, tandis que le dessin permet à Froelich de représenter les données qu’il en extrait (zones dédiées aux différentes productions agricoles, espace consacré à l’habitat, frontière, route), de les hiérarchiser et de les légender, c’est-à-dire de valoriser le cliché aérien en le rendant intelligible.
Ce partage des tâches vaut également dans les autres disciplines, dans lesquelles la photographie coopère avec le dessin. La persistance de l’intérêt des chercheurs et des chercheuses pour ce dernier est particulièrement manifeste en zoologie : le numéro 85 de Notes africaines, consacré aux « serpents et venins, morsures et traitements » et dirigé en 1960 par le zoologiste Dekeyser et l’agent technique Jacques Derivot, est illustré par soixante croquis ou schémas, contre onze clichés seulement19. Une préférence iconographique peut être lue à la lumière du degré de familiarité du chercheur ou de la chercheuse avec la technique photographique, ou encore d’enjeux matériels concrets, mais le choix du dessin peut se justifier également par la facilité qu’il y a à le légender. L’appareil venimeux de l’ornithorynque est ainsi dessiné, de sorte à représenter l’intérieur du corps de l’animal et à légender les différents éléments anatomiques qui le composent (figure 7). Le dessin apparaît ici mis au service d’un discours scientifique dont il est le vecteur.

Pierre-Louis Dekeyser et Jacques Derivot, « Les appareils venimeux », Notes africaines, n° 85, 1960, p. 2

La photographie et le dessin constituent donc tous deux des outils dans Notes africaines, mais interviennent à des moments distincts de la production scientifique. Comme le résume Caroline Fieschi, la photographie est à la source de la connaissance – elle enregistre des données d’observation et doit faire l’objet d’un commentaire –, tandis que le dessin est à son aboutissement (Fieschi 2008) – il est une création intellectuelle, porteuse à ce titre d’éléments démonstratifs.


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Il est probable que les choix iconographiques des chercheurs et des chercheuses de l’IFAN ne soient pas seulement dictés par des objectifs scientifiques, mais également, dans une large mesure, par des enjeux techniques et économiques, liés au coût de production et de reproduction des images. Or, la revue ne documente pas ces réalités matérielles, ou bien seulement de façon marginale. Pour rendre pleinement compte de la spécificité de ce corpus iconographique, il faudrait aussi s’intéresser aux modalités de diffusion de Notes africaines : le souci d’ouverture à un lectorat assez large apparaît en effet dès le premier numéro de la revue et est sans doute à l’origine de la profusion des images qui singularise le périodique.
Ce premier regard porté sur l’ensemble photographique foisonnant de Notes africaines entre 1939 et 1966 a néanmoins permis de dégager quelques éléments d’analyse sur la manière dont la photographie s’intègre aux pratiques des chercheurs et des chercheuses de l’IFAN qui en font usage. Instrument technique résolument moderne, elle constitue un outil heuristique auquel elle ne se réduit pas, sans pour autant évincer le dessin avec lequel elle cohabite et coopère dans le récit scientifique.

Notes

[1] Notes africaines, no 53, 1952, p. 7..

[2] Notes africaines, no 1, 1939, p. 1.

[3] L’IFAN embrasse un large panel de disciplines. Ce sont des sciences naturelles, comme la botanique, la zoologie ou l’entomologie, par exemple, mais aussi des sciences humaines, comme l’ethnologie, l’histoire, l’archéologie ou encore la géographie.

[4] Outre les Notes africaines, les publications de l’IFAN comprennent notamment un Bulletin de l’Institut français d’Afrique noire, des « conseils aux chercheurs », des« instructions sommaires » à l’attention des « collecteurs », des catalogues, des manuels ou encore des monographies de recherche.

[5] Le projet à l’origine de la création de Notes africaines est présenté dans le premier numéro de la revue : « Les Notes africaines sont essentiellement destinées à assurer le contact entre l’IFAN et ses correspondants disséminés à travers l’AOF. » (Notes africaines, n° 1, 1939, p. 1)

[6] Notes africaines, no 2, 1939, pp. 3-4 ; Notes africaines, no 4, 1939, p. 7 ; Notes africaines, no 9, 1941, p. 11 bis.

[7]  Notes africaines, no 17, 1943, p. 2.

[8] Notes africaines, no 32, 1946, p. 3.

[9] En ethnologie, Éric Jolly a ainsi étudié les « pratiques graphiques » de l’ethnologue Marcel Griaule. Voir : Éric Jolly, « Écriture imagée et dessins parlants. Les pratiques graphiques de Marcel Griaule », L’Homme, no 200, 2011, pp. 43-82.

[10] La rubrique « Chronique de l’IFAN », qui clôt chaque numéro de Notes africaines, renseigne les lecteurs et les lectrices sur la vie de l’IFAN et, plus précisément, sur le personnel qui l’anime, les événements qui la marque, les missions qui sont menées ou encore les publications récentes de ses membres. On y trouve ponctuellement des informations sur la photothèque de l’institut et sur les pratiques photographiques des chercheurs et des chercheuses.

[11] Notes africaines, no 33, 1947, p. 31.

[12] Notes africaines, no 30, 1946, p. 2.

[13] Notes africaines, no 32, 1946, p. 15.

[14] Les photographies aériennes figurent dans quatre numéros seulement entre 1939 et 1966 : Notes africaines, no 39, 1948, p. 18 ; Notes africaines, no 42, 1949, p. 36 ; Notes africaines, no 47, 1950, pp. 80-85 ; Notes africaines, no 51, 1951, p. 66. 

[15] Notes africaines, no 53, 1952, pp. 6 à 9. Dans Notes africaines, les clichés aériens sont accompagnés des mentions « IGN » (Institut géographique national) ou « EOM 81 » (l’Escadron d’Outre-Mer EOM 81). Ces clichés aériens sont donc le fruit d’une coopération des scientifiques avec l’armée, qui se concrétise par la mise à disposition de matériel et de personnel militaires. La cartographie permet dans le même temps l’accès à la connaissance d’un objet d’étude pour les chercheurs et une meilleure domination des sujets coloniaux pour l’administration, d’où l’épanouissement de la photographie aérienne en terrain colonial (Reubi 2022 ; Suremain 1999). Le fonds Raymond-Mauny, conservé à l’Humathèque Condorcet, comporte en outre de tels clichés aériens.

[16] Notes africaines, no 53, 1952, p. 6.

Bibliographie

Lucile Truffy est diplômée du master d’histoire de Sciences Po (2023). De mai à juillet 2022, elle est stagiaire au Centre Alexandre-Koyré (EHESS-CNRS-MNHN ; UMR 8560). Dans le cadre du projet de recherche photIFAN, elle y étudie la revue Notes africaines.