Les Actualités sénégalaises du passé au présent : un itinéraire du fonds de presse filmée du Sénégal, entre technique, politique et culture (1960-2023)

Flora Losch

À Hamet Ba

Du 5 juin au 4 juillet 2021, le Musée Théodore Monod d’Art africain de l’Institut fondamental d’Afrique noire–Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ifan-Ucad) ouvrait sa galerie à une exposition patrimoniale singulière : Li Bët Mënul Woon GisL’image manquante[1]. Parcourue par un millier de personnes, cette rétrospective présentait au public des archives photographiques et filmiques inédites retraçant les origines du cinéma sénégalais. Exposées en avant-première, celles-ci donnaient un aperçu du riche patrimoine redécouvert dans les locaux de la Direction de la cinématographie du ministère de la Culture du Sénégal (DCI) en 2019-20 et des actions entreprises pour sa préservation dans le cadre du « Projet de récupération, restauration, conservation et valorisation du patrimoine audiovisuel sénégalais pour la reconstitution de la Cinémathèque sénégalaise » (Projet archives).

Produite par la DCI, l’exposition a été conçue par Tiziana Manfredi et Marco Lena, respectivement directrice artistique et responsable scientifique du Projet archives et membres fondateurs de l’association culturelle Atelier MamiWata, coproductrice de l’exposition. Également coproduite par l’Institut français du Sénégal à Dakar, structure culturelle de la mission diplomatique française locale, elle avait pour troisième commissaire la responsable de son Pôle arts visuels et de sa Galerie Le Manège, Olivia Marsaud. Réalisée en partenariat avec le Musée Théodore Monod et montée avec l’équipe technique de l’Institut français, elle a reçu l’appui du Goethe-Institut Sénégal, soutenu par le ministère des Affaires étrangères allemand, ainsi que de l’Istituto Italiano di Cultura di Dakar, nouveau bureau dakarois du ministère italien des Affaires étrangères et de la Coopération internationale ouvert en 2020.

Élaborée à partir des négatifs photographiques retrouvés, l’exposition comprenait cent reproductions documentant l’histoire cinématographique du Sénégal de 1960 à 1980 : portraits de cinéastes, scènes de tournage, événements culturels… Elles y dialoguaient avec des affiches originales de films, du matériel analogique (caméras, carters…) et les premiers films numérisés. L’exposition intégrait aussi une œuvre contemporaine composite : Latent Frames. Produite en 2020 par Tiziana Manfredi et Marco Lena, cette installation vidéo « propose un voyage dans l’espace de la mémoire [et] revisite les lieux où ont été retrouvées les archives du patrimoine audiovisuel de la [DCI] en les faisant entrer en résonance avec des extraits vidéo et des photos provenant de ce même matériel analogique.[2] »

Inscrit dans une collaboration atypique entre une association et l’État sénégalais (DCI), ce dispositif muséographique invite à revenir sur les modalités du Projet archives et la trajectoire du fonds dont il poursuit la sauvegarde et la valorisation. Documentant l’activité de l’historique Service cinéma du Sénégal créé lors de l’indépendance, ces collections liées au cinéaste et historien du cinéma béninois (alors dahoméen) Paulin Soumanou Vieyra (1925-87) revêtent une importance culturelle et symbolique.

Inscrire l’indépendance sur pellicule

Avant la proclamation de la République autonome du Sénégal en 1958, des unités cinématographiques étaient basées à Dakar incluant la Section ciné-son de l’Ifan (alors Institut français d’Afrique noire) créée par Pierre Potentier[3]. Afin de produire des films sur l’Afrique-Occidentale française (AOF) et de les y diffuser, le ministère de la France d’Outre-mer y avait aussi établi un Service cinéma fédéral[4]. Géré par André Jousse, photographe d’art de métier, celui-ci fut confié en 1958 à Paulin Vieyra, premier Africain sud-saharien diplômé de l’Institut des hautes études cinématographiques de Paris (Idhec, aujourd’hui La Fémis) en 1955 et établi à Dakar en 1957[5]. En 1959, après le rassemblement du Sénégal et de la République soudanaise (aujourd’hui Mali) au sein de la nouvelle Fédération du Mali, Vieyra mit sur pied le Service cinéma de la Fédération qu’il dirigea jusqu’à son éclatement en 1960. Ce service coexistait avec le Service cinéma du Sénégal créé sur volonté de Léopold Sédar Senghor, alors ministre conseiller de la République française (1959-61) et président de la Fédération (janvier-août 1960)[6]. Cet autre service était géré par Mamadou Sarr (1926-†), scénariste du court-métrage Afrique sur Seine (1955) coréalisé à Paris avec Vieyra et considéré comme le premier film sénégalais[7].

Cinema democratico, « África sobre o Sena – Afrique sur Seine », 26 juillet 2017 [1955], 20min 14s.

Produit par le Groupe Africain de Cinéma constitué autour de 1952, ce court a reçu le soutien du Comité du film ethnographique du Musée de l’homme de Paris fondé en 1953 à l’initiative du réalisateur et ethnologue Jean Rouch (1917-2004), par la suite directeur de thèse de Vieyra. À sa production a aussi concouru Reyane Henriette Bathily (1927-84), future directrice du journal parlé de Radio Mali (1959-60) puis de Radio Sénégal – qui participera également aux représentations fictives du court-métrage allégorique à base d’archives Une nation est née (1961) réalisé par Vieyra avant d’être affectée à la première équipe de démarrage de la Télévision sénégalaise en 1962. Afrique sur Seine est le premier film dans lequel a joué l’actrice africaine-américaine et philippine Marpessa Dawn (1934-2008), qui interprétera bientôt le rôle d’Eurydice dans Orfeu Negro (1959), célèbre adaptation filmique d’une pièce originale de Vinícius de Moraes (1913-80) réalisée par Marcel Camus (1912-82).

Après l’indépendance d’août 1960, le Service cinéma du Sénégal absorba celui de la Fédération et fut confié à Vieyra qui le dirigea jusqu’en 1975. Rattaché au nouveau ministère de l’Information, de la Radiodiffusion et de la Presse en septembre, celui-ci devait informer en images la population alors que le pays n’était pas encore doté de sa télévision[8]. Comme l’avait souligné Vieyra, « lors de leur accession à l’indépendance, les États africains ont voulu, légitimement, mettre en images leurs propres réalités nationales.[9] » Ce service fut donc chargé de produire les Actualités sénégalaises (1960-80), format de presse filmée diffusé en salles de cinéma et inspiré des Actualités françaises (1945-69), d’abord confiées par le ministre de l’Information Obèye Diop (1960-62) au cinéaste français indépendant Pierre Cellier faute de moyens techniques[10]. Produites par Vieyra, celles-ci ont rencontré des difficultés de distribution. À ce moment, le parc de salles était contrôlé par un duopsone franco-monégasque – la Société d’exploitation cinématographique africaine (Secma) et la Compagnie africaine cinématographique industrielle et commerciale (Comacico)[11] – diffusant en priorité la presse étrangère, en particulier française (Actualités françaises, journaux Pathé, Éclair…), face à quoi le gouvernement la fit interdire en 1961. Comme Vieyra l’expliquait :

La France intervint alors pour proposer une coopération entre les États africains qui le désiraient et l’ensemble des sociétés d’actualités françaises et étrangères groupées au sein du Consortium audiovisuel international (CAI). C’est ainsi qu’est née la réalisation en commun d’un journal filmé hebdomadaire contenant, en première partie, les nouvelles nationales, en deuxième partie, les nouvelles interafricaines tirées des actualités nationales des États participants et, en troisième partie, les nouvelles internationales fournies par les sociétés étrangères. La convention stipulait en outre que la moitié des frais de production serait prise en charge par le Consortium, lequel fournirait par ailleurs, à chacun des États signataires, un journaliste-opérateur ainsi que le matériel de prise de vue. […] C’est ainsi qu’a commencé à se constituer, au Sénégal, en Tunisie, en Algérie, au Cameroun, à Madagascar, en Côte d’Ivoire, au Togo, au Bénin et au Tchad, tout un patrimoine africain d’images en mouvement.[12]

Premier État signataire de la convention, le Sénégal reçut deux coopérants pour la production de sesactualités : le cameraman Christian Lacoste, bientôt collaborateur d’Ousmane Sembène (1923-2007)[13], et… l’ancien responsable du Service cinéma de l’AOF André Jousse[14]. En avril 1961, leur rythme passa de bimensuel à hebdomadaire pour le premier anniversaire de l’indépendance[15]. Vieyra put ensuite recruter un premier cameraman sénégalais – le cinéaste Momar Thiam (1929-2014). L’étude des premières bobines retrouvées à la DCI en 2019, produites à différentes périodes, semble indiquer que le découpage des Actualités sénégalaises fut variable et leur durée contrastée (six à vingt minutes), la diffusion des nouvelles interafricaines ayant notamment été aléatoire. Elles semblent avoir systématiquement inclus les actualités nationales Sénégal aujourd’hui, ainsi que les nouvelles internationales Regard sur le monde principalement constituées d’Actualités françaises. Ce matériau semble aussi indiquer qu’une fois par mois, le format positiviste Le Sénégal en marche était diffusé après Sénégal aujourd’hui[16].

Sortant le samedi à Dakar, les Actualités sénégalaises étaient ensuite diffusées durant trois semaines sur le territoire, notamment via les camions-cinéma actifs jusqu’en 1972 (un par région exceptée celle du Cap-Vert). Des projections étaient aussi organisées dans les centres culturels français, soviétique et états-unien[17]. Ce système était utilisé pour la diffusion des autres films produits par le Service cinéma, en particulier les documentaires. Comme l’avait souligné Vieyra, en tant que structure de réalisation de documentaires d’État, celui-ci a en effet « permis à des cinéastes privés de faire leurs premiers pas » en mettant à leur disposition de la pellicule et du personnel technique et en prenant en charge leurs frais de développement[18], servant d’incubateur à la première génération de réalisateurs indépendants. Également écrivains, metteurs en scène, ces pionniers associés à la création de la Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) en 1969-70[19] et au Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou (Fespaco) lancé en 1969[20] ont marqué le paysage littéraire et artistique du second XXe siècle. Leurs filmographies, dans leurs entremêlements, racontent une partie de l’histoire du continent et de sa production audiovisuelle. Outre Vieyra lui-même et Momar Thiam, ils incluaient Ousmane Sembène, Blaise Senghor (1932-76), Yves Badara Diagne (1930-2013), ou encore Ababacar Samb Makharam (1934-87) et Cheikh Tidiane Aw (1935-2009), tous deux associés au démarrage de la télévision.

L’épreuve du temps

Ces différents films ont été progressivement versés dans l’archive du Service cinéma – la Cinémathèque nationale[21]. Délaissée au fil des ans, elle est demeurée dans les locaux du ministère de la Communication à Dakar-Plateau. En 2000, après la fusion de celui-ci avec le ministère de la Culture, elle fut héritée par la nouvelle DCI créée afin de mettre en œuvre la politique cinématographique et audiovisuelle. Celle-ci est notamment chargée de collecter, conserver, restaurer et valoriser le patrimoine du cinéma. À cette date, le fonds avait cependant déjà subi l’épreuve du temps. Constituées de composants organiques (gélatine, cellulose), les pellicules sont en effet soumises à des dégradations biochimiques outre leur dégradation mécanique liée à l’usure. Entreposées sans contrôle thermo-hygrométrique, elles posaient dès lors des problèmes de conservation, en particulier du fait des attaques fongiques et bactériennes sur les émulsions et de la « mort chimique » des supports (syndrome du vinaigre)[22].

Dès les années 1970, au terme de débats polyphoniques et contradictoires, la communauté internationale était parvenue à s’accorder sur les grands principes de la conservation du patrimoine audiovisuel avec l’appui des organisations spécialistes, en premier lieu la Fédération internationale des archives du film (Fiaf) créée à Paris en 1938. Assortis de recommandations de stockage, ils ont été inscrits dans la Recommandation pour la sauvegarde et la conservation des images en mouvement adoptée par la Conférence générale de l’Unesco en 1980. Soutenu par son directeur général Amadou-Mahtar M’Bow (1974-87), cet instrument a été élaboré avec le concours de Paulin Vieyra puis évalué avec celui de Samba Faye Ndiaye, fondateur et premier conservateur des thèques audiovisuelles de l’Office de radiodiffusion télévision sénégalaise (ORTS) créé en 1973[23].

Cependant, ces recommandations n’ont pas été mises en œuvre au Sénégal et les problèmes posés par la conservation du patrimoine audiovisuel, qui concernent aussi les enregistrements magnétiques[24], y touchent l’ensemble des collections analogiques. C’est le cas de celles de la Radiodiffusion télévision sénégalaise (RTS, ex-ORTS), mais aussi de l’Ifan-Ucad, des Archives nationales du Sénégal (ANS) et de la Direction du patrimoine[25] ayant hérité des collections des Archives culturelles du Sénégal (ACS)[26]. Dès 1984, à une époque où la Cinémathèque sénégalaise entretenait des échanges réguliers avec la Fiaf[27], Paulin Vieyra s’était inquiété de cette situation dans le numéro « Eternel cinéma » duCourrier de l’Unesco, périodique mensuel de l’Organisation. Dans un texte à divers égards précurseur, il rappelait que la conservation des documents audiovisuels constituait une affaire de pouvoirs publics au même titre que celle les documents écrits et suggérait, pour « sauver l’histoire en images », la création de deux centres régionaux d’archivage et de conservation à Dakar et à Nairobi en renfort des Cinémathèques du Caire et d’Alger, qui constituaient alors les plus grands dépôts du continent. Il écrivait :

Il ne fait pas de doute que beaucoup de gouvernements africains sont conscients de l’importance de la conservation de tout document qui contribuerait à écrire l’histoire nationale. Mais les moyens leur font défaut et la négligence aidant, des pans entiers de l’histoire en images d’un pays disparaissent à tout jamais. Le moment est venu pour l’Afrique de se pencher sérieusement sur les problèmes que pose la conservation des images en mouvement et de leur trouver des solutions pour sauvegarder son patrimoine culturel dans ce domaine comme dans tous les autres.[28]

« Eternel cinéma », Le Courrier de l’Unesco (août 1984) ©UNESCO.

Coordonnée par le romancier, poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant (1928-2011), alors rédacteur en chef du Courrier (1982-88), cette livraison visant à évoquer le « double courant de sauvegarde et de sauvetage » du patrimoine audiovisuel (p. 3) est illustrée par un photogramme dégradé et sa version restaurée par activation neutronique, une technique de pointe à l’époque. Publiée en 27 langues incluant l’arabe et le kiswahili, elle inclut les contributions d’autres acteurs-clés de la Fiaf et/ou du processus d’élaboration et d’évaluation de la Recommandation de 1980, parmi lesquels le directeur des Archives cinématographiques d’État de RDA Wolfgang Klaue ; le directeur des Archives nationales du film de Thaïlande Dome Sukvong ; le directeur des Archives nationales du film et du son d’Australie Ray Edmondson ; le directeur général de la Cinémathèque québécoise Robert Daudelin ; le directeur de la Cinémathèque de Toulouse Raymond Borde (1920-2004) ; le directeur des Archives centrales du cinéma soviétiques (Gosfilmofond) Vladimir I. Dmitriev (1940-2013) ; le directeur des Archives nationales du film de l’Inde Paramesh K. Nair (1933-2016) ; ou encore le directeur de la Cinémathèque suisse Freddy Buache (1924-2019).

Enfoui durant des années, le problème de la conservation du fonds du Service cinéma a fait l’objet d’une nouvelle attention présidentielle dans le contexte du tournant numérique. Au cours de ses mandats, le chef de l’État Abdoulaye Wade (2000-12) fut en effet confronté à l’inaccessibilité ou l’absence d’archives audiovisuelles. Une situation emblématique est celle survenue au moment du décès du premier président de la République Senghor en 2001. Si l’État sénégalais souhaitait pouvoir lui rendre hommage en images animées, le fonds du Service cinéma s’avérait en effet dégradé et illisible. La télévision ayant démarré en 1972 et l’archivage y ayant été organisé à partir de 1983, la RTS détenait par ailleurs peu d’archives documentant sa présidence (1960-80). Tenu par l’urgence, le gouvernement fut alors contraint de recourir aux archives relatives à Senghor conservées en France par l’Institut national de l’audiovisuel (Ina), sollicité via son ambassade à Paris avec l’appui de sa Commission nationale pour l’Unesco, moyennant des sommes très élevées[29]. La situation s’est reproduite lors du 3e Festival mondial des arts nègres (Fesman) en 2010, autre exemple emblématique. De retour dans la capitale sénégalaise où s’était déroulée sa première édition en 1966, le festival panafricain était rassemblé sous le thème de la « Renaissance africaine » alors que plusieurs États célébraient le Cinquantenaire de leur indépendance dont le Sénégal. Si l’État souhaitait commémorer l’événement à double titre, il fut confronté au manque d’archives et dut à nouveau solliciter l’Ina[30].

C’est dans ce contexte qu’Abdoulaye Wade décida de faire appel à Papa Momar Diop. Ancien directeur des ANS et membre ex officio du Comité exécutif du Conseil international des archives (Ica) en tant que président de sa Branche ouest-africaine (Warbica) (2005-08), il était alors ambassadeur et délégué permanent du Sénégal auprès de l’Unesco (2008-12). En 2011, c’est à son initiative que l’organisation onusienne a adopté la Déclaration universelle sur les archives de l’Ica reconnaissant leur caractère essentiel et la multiplicité de leurs supports[31]. Cette même année, il a été dépêché à Dakar à la demande du président Wade. Sa mission devait permettre de mettre à plat le problème de la conservation des archives audiovisuelles au Sénégal en vue de la création d’une structure idoine – dont le rattachement à la Présidence de la République était alors envisagé. Sur place, il s’est entretenu avec l’équipe de la DCI et a pris connaissance de l’état de dégradation avancé des Actualités sénégalaises par le syndrome du vinaigre. De retour en France, il a pris contact avec l’Ina afin de s’enquérir des possibilités de restauration, dont le montant s’est avéré très élevé, après quoi il remit un rapport au président[32]. Début 2012, la DCI dirigée par Hugues Diaz (2011-20) entreprit ainsi un vaste inventaire-état des lieux du fonds. Celui-ci a permis de dénombrer, sur un total d’environ 6 000 boîtes (dont près de 600 se sont avérées vides), 2 266 bobines d’Actualités sénégalaises. 1 567 ont été jugées irrémédiablement perdues sur une base visuelle et olfactive et 631 autres récupérables par la numérisation[33].

La dynamique politique a toutefois été interrompue par l’actualité, le dossier ayant été de facto suspendu après l’installation en avril 2012 de la nouvelle équipe présidentielle de Macky Sall s’étant attelée à d’autres chantiers. Néanmoins, une autre dynamique engagée avec le Sénégal à l’échelle communautaire s’est poursuivie. Dès 2007, l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uémoa) avait organisé un Atelier régional sur le dépôt légal et la conservation des archives audiovisuelles à Cotonou, auquel avaient participé les responsables des collections des diffuseurs publics de l’Union[34]. En 2011, elle avait réuni un autre atelier dans la capitale économique béninoise, durant lequel la situation des Actualités sénégalaises avait été discutée[35]. En 2014, dans le cadre du projet Capital numérique pour la renaissance du patrimoine audiovisuel africain (2014-16)[36], elle a commandé une étude en vue d’établir au sein de l’Union un système de dépôt légal audiovisuel – outil indispensable à la conservation du patrimoine audiovisuel. Celle-ci a été confiée à quatre experts dont le chef de la Cellule des archives audiovisuelles de la RTS Hamet Ba, héritier de Samba Faye Ndiaye qui l’avait recruté en 1989. Représentant Afrique de la Fédération internationale des archives de télévision (Fiat/Ifta) de 2006 à 2010, il avait lui aussi constaté la décrépitude des actualités en 2011. En 2014, lui et ses collègues ont rencontré Hugues Diaz et recensé le fonds dans leur étude[37]. Celle-ci a donné lieu à un projet de directive, validé en 2015 à Dakar par ce dernier et 23 autres experts sectoriels[38].

L’intervention décisive d’entrepreneurs d’archives privés

À ce moment, Marco Lena entreprenait de se former avec l’objectif de « sauver » le fonds. Cameraman italien, historien de formation, il avait en effet entrevu son état en 2009 avec sa compatriote et collaboratrice vidéaste Tiziana Manfredi alors qu’ils se trouvaient à Dakar. Cela les a menés dix ans plus tard au démarrage du Projet archives, dont ils ont présenté les modalités et souligné la portée historiographique et politique en 2021 dans la Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique. Revenant sur l’origine du projet, ils écrivaient :

La « rencontre » avec ces archives s’est produite quand nous sommes entrés dans l’immeuble du ministère de la Communication […] pour demander un permis de tournage. Ayant perdu l’orientation dans les locaux de ce grand bâtiment d’époque coloniale, nous nous sommes retrouvés devant la porte ouverte d’une pièce où étaient conservées les archives audiovisuelles […]. L’image devant nos yeux était impressionnante : des milliers de bobines dont certaines au sol, et une lumière caravagesque qui éclairait la pièce, lui donnant une atmosphère d’immobilité ; la poussière renforçait la sensation d’être suspendu dans le temps. Cette magie qui se produisait devant nos regards fut brisée par la voix d’un technicien de la DCI qui nous exhortait à quitter l’endroit, car les visiteurs n’avaient pas l’autorisation de le traverser. Avant de quitter la pièce nous avons demandé le contenu des bobines et la même voix nous répondit : « Ce sont les archives du service Cinéma… Malheureusement le passage au numérique a signé la fin des archives. Les techniciens qui pouvaient manipuler les bobines sont partis à la retraite et maintenant il n’y a personne pour les sauvegarder. Tout de même, nous cherchons des partenaires pour les sauver ensemble… ».[39]

Entretemps installés à Dakar, ils ont laissé cette idée cheminer avant que Marco Lena ne parte à Rome pour y suivre le master Science et technologie pour la conservation du patrimoine culturel de l’Université La Sapienza (2015-17). Ce programme formant à la préservation d’une grande diversité de matériaux, il a réalisé deux stages afin d’apprendre le métier de restaurateur audiovisuel, d’abord à la Cinémathèque de Toulouse puis au Centre cinématographique marocain de Rabat (CCM) où il a travaillé sur le projet de sauvegarde des Actualités marocaines[40]. En 2017, alors qu’il achevait d’acquérir les compétences nécessaires à l’intervention sur le fonds, Tiziana Manfredi a engagé un échange avec Hugues Diaz pour lui proposer d’entreprendre sa sauvegarde et sa valorisation. Inscrite dans une démarche artistique développée autour de l’image, cette proposition s’est avérée opportune puisque la DCI était en recherche de partenaires. En 2015, cette dernière avait investi de nouveaux locaux à Mermoz-Sacré-Cœur et laissé son fonds ancien au Plateau, où un repérage fut organisé.

Afin de donner un cadre à cette activité, l’Atelier MamiWata fut à ce moment cofondé autour d’un groupe de collaborateurs incluant Ndèye Mané Touré, manager culturelle, et Baba Diop, historien et critique de cinéma. Cette association devait permettre à ses membres de « soutenir leurs projets, en démarrant avec le projet majeur de récupération et valorisation du patrimoine audiovisuel du Sénégal pour la [DCI][41] », dont Tiziana Manfredi et Marco Lena ont été désignés « partenaires principaux[42] ». Ils ont alors engagé des recherches de financements avec l’aide d’« amis coopérants », qui se sont avérées longues et infructueuses[43]. Comme ils l’expliquaient : « Finalement, en 2019, nous avons décidé de ne plus attendre les financements pour le démarrage, car l’urgence était désormais trop insistante.[44] »

Le Projet archives fut donc enclenché en novembre 2019 selon le protocole décrit : mesures vinaigre et extraction de 250 bobines (sur 500 testées) en vue de leur stockage climatisé et restauration progressive. Dans le cadre de ces allers-retours entre Mermoz-Sacré-Cœur et le Plateau, d’autres archives ont été retrouvées dont un fonds papier documentant les activités du Service cinéma et du Bureau du cinéma, créé en 1973 en vue de la réorganisation de la filière cinématographique. Dirigé la première année par Yves Diagne (Idhec), celui-ci s’était notamment attelé à un ambitieux programme d’élaboration de textes juridiques[45]. En 2020, les archives du Service photo du ministère de l’Information un temps dirigé par le photographe et cameraman Baïdy Sow (1927-2003)[46] ont aussi été retrouvées. Remontant aux années 1950, cet important fonds d’images fixes inclut une trentaine de plaques de verre ainsi que 150 000 négatifs (estimation 2020) dont 350 ont été numérisés à l’occasion de Li Bët Mënul Woon Gis.

Grâce à une table de visionnage mise au point par Marco Lena, l’identification et la restauration mécanique (nettoyage, réparation des perforations, réfection des collures) des films purent être entreprises. Ce travail a rapidement permis d’identifier deux copies inédites[47] : le court-métrage documentaire Le Sénégal et le Festival Mondial des Arts Nègres réalisé par Vieyra en 1966, qui était considéré perdu ; ainsi qu’un reportage sur la Conférence des douze États de la nouvelle Union africaine et malgache de mars 1962 à Bangui, coproduction de Cameroun-Actualités et du ministère de l’Information centrafricain – a priori fournie au Service cinéma dans le cadre de la convention du CAI. Des copies de deux autres documentaires patrimoniaux[48] ont également été retrouvées : les Réalités (1969), court-métrage consacré au rituel thérapeutique lébou du Ndoep et tout premier film d’application de Cheikh Tidiane Aw, qui fut directeur de la Cinémathèque[49] ; ainsi que Grand Magal à Touba (1961), Ours d’argent du court-métrage à la Berlinale de 1962. Ce documentaire consacré au grand pèlerinage annuel mouride a été réalisé par le neveu du président Blaise Senghor (Idhec), cofondateur avec Vieyra de la première société de production dakaroise – l’Union cinématographique africaine (Ucina) – qui fut délégué permanent du Sénégal auprès de l’Unesco (1968-76)[50].

Dès son démarrage, le Projet archives a fait l’objet d’une importante couverture médiatique, jusqu’en Europe. Son impact fut déterminant puisque c’est en partie suite à la parution d’un article du quotidien français Le Monde en janvier 2020 qu’un premier partenariat a été noué[51]. Après en avoir pris connaissance, la Cinémathèque de Toulouse a pris contact avec les porteurs du projet. Au cours de son stage pratique, Marco Lena avait évoqué la situation du fonds d’actualités et celle-ci a offert son soutien. Dans la foulée, il a effectué un aller-retour en France avec les quatre bobines restaurées afin qu’elles puissent y être numérisées. Cette numérisation a permis d’engager un important travail de sensibilisation mené par l’Atelier MamiWata avec la DCI – dirigée à compter de janvier 2021 par Germain Coly. Les éléments numérisés ont en effet permis d’organiser la première restitution du projet au Musée Théodore Monod, visitée notamment par des publics scolaires, mais aussi de participer à des événements culturels.

L’idée était également de pouvoir montrer ces films afin de convaincre des partenaires d’investir dans la sauvegarde des archives retrouvées. Le soutien technique et financier de diverses organisations a ainsi été progressivement obtenu, à commencer par celui des instituts culturels européens locaux. Outre l’appui de la Cinémathèque de Toulouse, des partenariats ont été noués avec la Cinémathèque nationale de Rome (Centre expérimental de cinématographie/CSC)[52] et la Cinémathèque de Bologne – référence internationale de la restauration chimique et numérique des films grâce à son laboratoire L’Immagine Ritrovata et partenaire du Projet patrimoine cinématographique africain (African Film Heritage Project/AFHP)[53]. L’objectif des porteurs du Projet archives étant de monter à terme un laboratoire et un parcours de formation à Dakar afin d’organiser la prise en charge d’autres fonds audiovisuels sénégalais incluant ceux de l’Ifan-Ucad, un partenariat semble par ailleurs se préciser avec l’Ina pour la création d’une formation, avec le soutien de l’Agence française de développement[54].

De l’histoire ancienne

Si le soutien apporté par les cinémathèques européennes à la reconstitution de la Cinémathèque sénégalaise s’inscrit dans une tradition bientôt séculaire de coopération organisée dans le cadre de la Fiaf, le recours aux opérateurs des soft powers européens afin d’accélérer la sauvegarde, en particulier ceux de l’État français, constitue en revanche un choix organisationnel qui n’est ni historiquement ni politiquement neutre. Au-delà des vertus de la coopération culturelle, celui-ci contribue à la recomposition de vieux réseaux post-coloniaux. L’Institut français, par exemple, opérateur culturel des ministères français des Affaires étrangères et de la Culture créé en 2011, relève de l’histoire ancienne. Constituant l’un des rouages de la relance par l’État français de sa diplomatie culturelle considérée comme le « levier de [sa] puissance au XXIe siècle[55] », cet établissement public à caractère industriel et commercial (épic) a remplacé Culturesfrance. Créé en 2006, cet opérateur était lui-même issu de la fusion de l’Association française d’action artistique (Afaa), dont les origines remontaient à 1922, ainsi que de l’Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF) – créée en 1963 par le ministère français de la Coopération sous le nom d’Association universitaire pour le développement de l’enseignement et de la culture en Afrique et à Madagascar (Audecam).

Par la mécanique des héritages, l’Institut français se trouve ainsi gérer l’ancienne Cinémathèque du même ministère, ouverte en 1961 et héritée par l’ADPF en 1999. Comme l’indiquait Vieyra dans son ouvrage sur le cinéma au Sénégal, celle-ci avait accueilli la plupart des films produits par le Service cinéma de l’AOF et la Section ciné-son de l’Ifan[56]. En 1963, elle fut intégrée au nouveau Service cinéma de la Direction de la coopération culturelle et technique (DCCT) du ministère de la Coopération, dirigé jusqu’en 1978 par le cinéaste Jean-René Debrix (1906-78), ancien directeur adjoint de l’Idhec (1945-48). Ce service incluait le Bureau du cinéma chargé de mettre en œuvre la politique de coopération cinématographique avec l’Afrique, et à ce titre le programme d’« aide au cinéma africain ». Outre des crédits, celui-ci proposait aux cinéastes une assistance technique (fourniture de pellicule, travaux de laboratoire, sélection, montage et sonorisation…) – des prestations exécutées tantôt par le CAI tantôt par le Service technique du Service cinéma. Tout en mettant des moyens à leur disposition, celui-ci encadrait ainsi d’une certaine façon leur production et leur regard et c’est au fait de ces enjeux que certains pionniers ont fini par dénoncer son paternalisme dont Ousmane Sembène[57], qui fut le premier représentant de la Fepaci auprès de l’Organisation de l’unité africaine.

Paulin Soumanou Vieyra, Le Cinéma au Sénégal (Bruxelles : OCIC/L’Harmattan, 1983) ©Éditions OCIC/L’Harmattan.

Illustré en première de couverture par un photogramme de l’actrice Fatim Diagne dans Taw (1970), court-métrage d’Ousmane Sembène filmé par Georges Caristan, cet ouvrage constitue une source particulièrement précieuse pour l’étude de la cinématographie nationale durant les deux premières décennies de l’indépendance. Outre l’étude historique et le récit personnel de Paulin Vieyra, celui-ci inclut notamment des informations biographiques sur 35 autres réalisateurs et une réalisatrice, des reproductions de « Propos de cinéastes » tenus entre 1958 et 1983, ainsi que les données génériques de 60 films sénégalais réalisés entre 1957 et 1983.

Afin de « soutenir » la production, le Service cinéma achetait également aux cinéastes des droits de diffusion non-commerciale (DNC) sur leurs films une fois ceux-ci réalisés. Ces DNC permettaient à la DCCT d’assurer (contrôler) leur projection gratuite en France, mais aussi dans les États africains via les Centres culturels français – aujourd’hui Instituts français. Ce point n’est pas anecdotique puisque à cette période, l’activité de « diffusion culturelle » (secteur public, ambassades, ciné-clubs…) du cinéma d’Afrique sud-saharienne « francophone » équivalait presque celle de sa diffusion commerciale[58] alors que les cinéastes rencontraient des difficultés pour vivre de leurs films et en produire de nouveaux. Mise en œuvre par la DCCT, cette diffusion était assurée via un service de prêt par la Cinémathèque du Service cinéma – aujourd’hui Cinémathèque Afrique de l’Institut français. Son catalogue de films africains, l’un des plus volumineux à l’échelle mondiale, avoisine aujourd’hui les 1 800 titres dont 600 sous le régime des DNC. Plus fourni que le catalogue « Cinéma français » géré par l’Institut (environ 1 300 titres), il constitue une coquette rente. Ces titres africains incluent de nombreux films patrimoniaux et la plupart des films des pionniers à l’instar d’Afrique sur Seine, dont les droits arriveront à échéance en 2024. C’est aussi le cas de deux des trois documentaires redécouverts en 2019 dans le fonds ancien de la DCI et numérisés par la Cinémathèque de Toulouse : les Réalités ainsi que Grand Magal à Touba, dont elle détient des copies 16mm (et numérique pour le second). Si les DNC du premier ont échu en 1996, les droits détenus sur Grand Magal à Touba courent encore jusqu’en 2050.

Autre épic français créé en 1974, l’Ina a également hérité de fonds antérieurs incluant ceux de l’Office de radiodiffusion télévision française (ORTF), de la Radiodiffusion télévision française (RTF) qui l’avait précédée, ainsi que des Actualités françaises. Ces différents organismes ont beaucoup tourné en Afrique, en contexte colonial, de décolonisation, et après les indépendances alors que les États africains ne disposaient pas tous de leur télévision comme ce fut le cas du Sénégal durant les douze premières années – une durée très longue pour cette période durant laquelle se sont produits des événements-clés[59]. Aussi, si l’Institut constitue une référence internationale en matière de préservation et de valorisation du patrimoine audiovisuel, il conserve dans le même temps une part essentielle du passé audiovisuel africain ancien dont il détient les droits, faisant que des projets scientifiques et muséographiques ont pu être compromis et que des cinéastes ont été empêchés de produire leurs œuvres[60]. Faire de l’Afrique un marché pour ses archives, en particulier africaines, ainsi que ses activités de formation et son expertise est un dessein qui a été formellement inscrit dans ses Contrats d’objectifs et de moyens successifs passés avec l’État français depuis le tournant numérique[61].

Si les choix de partenariat des porteurs du projet ont été/sont effectués au nom d’une nécessité d’intervention rapide, le recours à des solutions clé-en-main exogènes a aussi des implications politiques, culturelles et technologiques très concrètes, qui renvoient à des débats anciens. Ceux-ci ont été houleux au Sénégal lors de l’introduction de la télévision analogique et expliquent son démarrage tardif, alors que l’État avait d’abord préféré s’engager, à rebours des choix effectués par ses voisins, dans un Projet-pilote certes réduit mais wolophone. Ils l’ont également été tout récemment dans le cadre de la migration vers la télévision numérique terrestre (TNT) en passe d’être achevée, que l’État a préféré confier, toujours à rebours de ses voisins et non sans difficultés, à un intégrateur national, Excaf Télécom[62]. Ces questions sont liées et, dans un contexte où l’État a investi dans de grands équipements culturels la dernière décennie, incluant le Grand théâtre national Doudou Ndiaye Coumba Rose et le Musée des civilisations noires dans le Parc culturel de Dakar – plan d’investissement dans le cadre duquel la RTS disposera bientôt d’une nouvelle infrastructure d’ingénierie « 100 % sénégalaise » –, le Projet archives constitue une opportunité d’interconnecter plusieurs politiques publiques, y compris à l’échelle communautaire.

Depuis 2016, un scanner Cintel est notamment disponible dans la région : le Blackmagic Design. Permettant d’assurer une numérisation non-destructive en haute résolution, cet équipement de pointe a été livré à l’Institut Imagine de Ouagadougou dans le cadre du projet Capital numérique[63]. Œuvrant depuis 2003 à la transmission des savoirs et savoir-faire cinématographiques et audiovisuels et appelé à devenir un centre de référence régional pour la conservation et la consultation du patrimoine audiovisuel, l’Institut Imagine a été fondé par le cinéaste et producteur plusieurs fois primé Gaston Kaboré, ancien secrétaire général de la Fepaci (1985-97) et acteur-clé de la création de la Cinémathèque africaine du Fespaco à Ouagadougou (CAO) en 1989[64]. Dès 1995, il avait représenté l’Afrique à la première réunion du Fonds Unesco-Fiaf pour la sauvegarde du patrimoine filmique lancé à l’occasion du Centenaire du cinéma, aux côtés du directeur artistique du Fespaco (1988-2014) et directeur de la CAO (1989-2014) Ardiouma Soma, ainsi que du pionnier Ousmane Sembène[65].

Rémanences d’empires ?

Alors que le Projet archives a permis d’engager la sauvegarde et la valorisation d’un fonds important, tant culturellement que politiquement et symboliquement, il est également paradoxal qu’il n’ait pas impliqué d’archivistes, a fortiori les archivistes nationaux. Au-delà des aspects techniques et artistiques liés au transfert et à la valorisation du matériel analogique, le travail d’archivage et de documentation des films numérisés – et de l’ensemble des archives leur étant associées ayant été retrouvées – constitue en effet un préalable indispensable à leur conservation et leur mobilisation pour la recherche[66]. Au Sénégal comme partout ailleurs, et en particulier au Sénégal, leur absence est loin d’être insignifiante. Comme on le sait, cet État est le seul à avoir été épargné par le grand partage entre archives dites « de gestion » et « de souveraineté » lors du démantèlement de l’empire colonial français[67], faisant que les ANS conservent, outre le Fonds de la Fédération du Mali (1959-60), les Archives du Sénégal colonial (1816-1958) ainsi que le Fonds de l’AOF (1895-1959)[68] – inscrit par le Sénégal sur le Registre international de la Mémoire du monde de l’Unesco dès son ouverture en 1997.

Cette exception sénégalaise et la richesse de ces fonds, qui documentent l’histoire d’autres États d’Afrique de l’Ouest, avait d’ailleurs conduit l’archiviste nigérian Joshua C. Enwere à qualifier les ANS de « Sainte Mecque » archivistique[69] – une appellation par extension applicable à Dakar[70]. Pour cette raison, notamment, le Sénégal dispose d’une tradition archivistique spécifique et d’un grand nombre d’archivistes. Car Dakar est aussi le berceau de l’École des bibliothécaires, archivistes et documentalistes (Ebad) créée en 1967 – école de référence héritière du Centre régional de formation des bibliothécaires créé en 1962, d’abord rattachée à l’Université de Dakar puis à la nouvelle Ucad en 1987, dont elle est depuis devenue un Institut à l’instar de l’Ifan. Ayant formé plusieurs générations de professionnels venus de toute l’Afrique « francophone », celle-ci a contribué au développement et au rayonnement international d’une archivistique sénégalaise soutenue par l’État[71] et ce soutien relevait, après l’indépendance, de la même politique culturelle que celui apporté au cinéma sénégalais.

Dans leur introduction au dossier consacré aux archives et au tournant numérique en Afrique paru en 2020 dans History in Africa, Fabienne Chamelot, Vincent Hiribarren et Marie Rodet avaient souligné, dans le sillon des réflexions de Yann Potin et Michelle Caswell, le problème de la mise à l’écart des archivistes professionnels du secteur public par les historiens et les entrepreneurs d’archives privés dans le cadre des projets de numérisation, ainsi que de leur éventuelle déconnexion du travail entrepris sur le temps long dans le cadre institutionnel national[72]. Revenant sur ce dossier dans un entretien accordé à la revue Sources, Vincent Hiribarren répétait plusieurs questions fondamentales soulevées par ces projets exogènes, incluant celles de la formation juridique et éthique nécessaire à leur conduite et de leur inscription dans un impérialisme numérique. Citant le spécialiste de la numérisation en Afrique Peter Limb, qui avait souligné que « les missionnaires du vingt-et-unième siècle ne porteront pas de Bibles mais des scanners[73] », il rappelait la série d’opérations techniques et analytiques incluant la collecte et l’inventaire effectuées en amont de ces projets par les professionnels nationaux, et soulignait leur invisibilisation par la « glorification des programmes de numérisation.[74] »

De fait, si le Sénégal est dépourvu de dispositif de numérisation des films, des conservateurs d’archives y préservent d’autres fonds audiovisuels publics et ont déployé des efforts depuis des décennies en vue d’encourager la meilleure prise en charge par l’État de ce patrimoine, notamment sur le plan juridique[75]. Aussi, des savoirs et savoir-faire en numérisation existent, notamment à l’Ifan mais aussi à la RTS qui a engagé il y a vingt ans la numérisation de son patrimoine magnétique et dont les archivistes sont rompus à l’indexation et l’analyse des images animées et des sons. Leur quasi-totalité a été formée à l’Ebad, qui souhaite ouvrir depuis plusieurs années un master spécialisé en audiovisuel[76]. L’Unité de formation et de recherche Civilisations, Religions, Arts et Communication de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (UFR Crac), un temps dirigée par Felwine Sarr et au sein de laquelle enseignent Papa Momar Diop et Hamet Ba, forme elle aussi des professionnels à la collecte, la gestion et la valorisation du patrimoine audiovisuel[77].

Dans un contexte où le Projet archives a découlé d’une entrevue fortuite avec son objet ayant contribué, comme dans toute situation d’expertise et tout projet technopolitique, à former le savoir-faire[78], ces constats invitent à revenir sur les termes de la « rencontre » avec le fonds du Service cinéma. Outre le fait que les modalités de restitution de l’échange informel cité douze ans après les faits auraient mérité d’être précisées, il est en effet intéressant de noter que ces termes empruntent le registre de l’émerveillement pour dépeindre, tout en convoquant l’imposante architecture coloniale, une Afrique hors du temps. Ils indiquent aussi que la prise de contact avec le fonds eut lieu par effraction, fusse-t-elle involontaire, tout en désincarnant le professionnel habilité ayant « brisé » cet instant de magie – une désincarnation caractéristique de la médiatisation du projet[79]. Si les photogrammes soumis à la radiographie, comme l’avait joliment formulé Freddy Buache, revêtent une charge affective[80], le récit de la « découverte exceptionnelle qui dépasse le rêve[81] » tend également à gommer l’histoire et la complexité du problème de leur préservation.

Celui-ci peut notamment être lu à l’aune de la trajectoire socio-professionnelle de ses auteurs. Bien que leur travail ait d’abord été réalisé à titre bénévole et à leurs frais, ce qu’il importe de souligner et saluer, le retour sur investissement est non négligeable. Aujourd’hui salariés de la DCI au titre de leurs fonctions de directrice artistique et de responsable scientifique du Projet archives, ils sont devenus en quelques mois les porte-parole d’un fonds d’État et plus largement du patrimoine audiovisuel sénégalais sur la scène nationale et internationale, le représentant par exemple au Fespaco et à Il Cinema Ritrovato, grand festival patrimonial organisé depuis 1986 par la Cinémathèque de Bologne[82]. Favorisée, entre autres, par des atouts administratifs (liberté internationale de circulation) et un réseau de sociabilités expatriées, cette trajectoire semble difficilement reproductible hors du contexte post-colonial au sein duquel elle a pris place[83]. Elle contraste avec l’invisibilité des professionnels œuvrant depuis longtemps à la conservation des archives et du patrimoine dans le pays, ainsi qu’avec les contraintes d’accès à l’emploi auxquelles sont confrontés les nombreux diplômés des filières locales.

De ce point de vue, les modalités de la redécouverte et de la prise en charge du fonds du Service cinéma s’avèrent bien « exceptionnelles » et celui-ci est pourvoyeur de ressources incluant du sens et un abondant matériau créatif. Celles-ci sont exploitées simultanément à la mise en œuvre du Projet archives dans le cadre de l’Atelier MamiWata, ce qui semble avoir été convenu dès la définition du partenariat en 2017. C’est ainsi que de premiers ateliers de sensibilisation intitulés « L’Officine de l’imaginaire » ont été organisés en 2022, avec le soutien désintéressé de l’Institut français du Sénégal. S’il est prévu que le fonds soit rendu accessible aux professionnels de l’audiovisuel, aux chercheurs et aux étudiants, les premiers éléments sauvegardés ont pour l’heure été valorisés en avant-première via l’association, tandis que le matériel analogique dégradé a été photographié et la perte, esthétisée. Sur ces productions artistiques dont l’œuvre audiovisuelle composite (i.e. incluant des œuvres précédentes) Latent Frames, leurs droits d’auteurs individuels ont été apposés[84].

En tout état de cause, depuis la publication en 1898 du texte fondateur de Boleslas Matuszewski mobilisé dans leur article[85], le problème de la conservation du patrimoine audiovisuel a fait l’objet d’intenses discussions dans l’arène internationale et sur le continent africain – dont la création de la CAO à l’initiative de la Fepaci constitue l’un des prolongements. Ce fut également le cas au Sénégal, où la situation du fonds ancien de la DCI était connue des archivistes et du pouvoir politique en 2009. Aussi, ce fonds était peut-être vinaigré mais il était bien là ; « la voix » semble avoir indiqué sans hésitation son contenu. Entre cette date et le démarrage du Projet archives, des opérations ont été effectuées par les professionnels nationaux incluant l’inventaire de 2012 puis un nouveau tri lors du déménagement de 2015, à l’occasion duquel les supports les plus vinaigrés ont été isolés dans une pièce afin de ralentir la propagation du syndrome. Toutes ces pellicules ont donc été conservées, déplacées, lorsqu’elles auraient pu simplement être mises au rebut comme ce fut le cas de nombreuses collections audiovisuelles jugées encombrantes, dans tous les pays. Comme l’avait rappelé Raymond Borde, alors vice-président de la Fiaf, l’ADN des cinémathèques comporte en lui une part d’activité corsaire, à l’origine menée contre les ayants-droits et sans le soutien des États[86].

De fait, le problème est aussi celui de la (non) patrimonialisation par l’État sénégalais de ses collections audiovisuelles et cette situation, qui engage des causes matérielles et immatérielles, peut tenir de choix technologiques et organisationnels – i.e. de gouvernance. En ce sens, il est regrettable que le Projet archives n’ait pas encore donné lieu à des partenariats formels avec des organisations africaines, qu’il s’agisse de la RTS, de l’Ebad, de l’Ifan, ou encore, au-delà des frontières du Sénégal, de l’Institut Imagine de Ouagadougou. Dans la capitale burkinabè se trouve aussi la CAO, membre associée de la Fiaf conservant depuis 1998 le fonds de presse filmée voltaïque[87], tandis que Rabat abrite le CCM où Marco Lena avait pu acquérir une partie de son savoir-faire. Membre de la Fédération, ce dernier conserve des Actualités sénégalaises dont la copie au Sénégal avait été discutée dès 2006 par les experts sénégalais et marocains, à l’occasion des Journées panafricaines sur la sauvegarde des archives audiovisuelles africaines de Rabat[88].

Dans un contexte où des archives inédites d’Ousmane Sembène et de Paulin Vieyra ont quitté le pays pour rejoindre l’Université de l’Indiana à Bloomington – les premières ayant été vendues à sa Bibliothèque Lilly en 2018 et les secondes versées à son Centre/Archives du film noir (Black Film Center/Archive) en 2021[89], le Projet archives a le mérite de maintenir le fonds du Service cinéma du Sénégal indépendant sur le territoire sénégalais. Si celui-ci a été initié par des acteurs européens dont l’action a permis de faire bouger une situation ankylosée, il importe de garder en mémoire le rôle joué par les acteurs africains au cours des six décennies les ayant précédés. Ce sont eux qui ont permis qu’il traverse le temps. Au XXIe siècle, c’est à rebours de ce dernier que s’inscrit la mise en œuvre du projet sans ces professionnels – les archivistes mais aussi les très nombreux cinéastes, vidéastes et photographes dont dispose le pays – et ses modalités gagneraient à être discutées. Alors qu’il avait déjà fallu faire appel aux instituts culturels étrangers après l’indépendance pour diffuser les productions sénégalaises et que les ambivalences du soutien du Service cinéma français avaient été soulignées, celles-ci semblent en effet en contradiction avec l’entreprise des cinéastes pionniers.

Comme le cinéma et les enregistrements qu’il transporte, le patrimoine audiovisuel est politique ; sa préservation, de sa sauvegarde à sa valorisation, est politique. À partir de là, comment les porteurs du projet peuvent-ils contribuer à la meilleure inclusion des acteurs nationaux et régionaux ? et alors que ce fonds a toute sa place sur le Registre international de la Mémoire du monde, où tant le patrimoine africain que le patrimoine audiovisuel sont insuffisamment représentés[90], ainsi que sur son Registre régional africain en création, que fait l’État du Sénégal ?

Notes

Formée en sciences politiques et en préservation du patrimoine audiovisuel, Flora Losch termine actuellement une thèse en histoire des sciences intitulée Technopolitiques post-coloniales. Radiotélévisions, archives audiovisuelles et retour du passé en Afrique (XXe-XXIe siècles). Ancrée dans les histoires globales et connectées, les nouvelles études archivistiques critiques et les études critiques du patrimoine, celle-ci resitue les activités de préservation des archives audiovisuelles d’Afrique sud-saharienne, en particulier les collections publiques sénégalaises et ivoiriennes, dans la longue durée de l’histoire technopolitique et culturelle, et examine les voies de restitution du patrimoine audiovisuel du continent accumulé par les anciennes métropoles coloniales européennes, en particulier les collections publiques françaises.