L’Afrique « à coups de pinceau »
Indiscipline des images chez Bohumil Holas

Julien Bondaz

L’institut français d’Afrique noire (IFAN), créé à Dakar en 1936, a dès l’origine été conçu comme un institut pluridisciplinaire. En 1943, Théodore Monod, son premier directeur, résumait ainsi l’envergure du programme de l’IFAN :

« Une fois l’Institut parvenu à son développement normal il sera devenu pour une série de disciplines le large centre de recherche, de documentation, d’enseignement et de synthèse que prévoyait son statut : la science de l’homme avec ses nombreuses divisions, ethnologie proprement dite, histoire, anthropologie, linguistique, archéologie et préhistoire, etc., n’épuisera pas son programme, qui, à travers la géographie – humaine et physique – rejoint un large secteur des sciences naturelles, zoologie et botanique avec tout ce qu’elles impliquent dans le domaine non seulement de la simple taxonomie mais de celle des formes, des fonctions, des comportements : il s’agit de l’être vivant en tant que tel saisi dans ses multiples rapports avec le milieu africain, matériaux pour l’édification d’une biologie tropicale, pure et appliquée. » (1943 : 195)

Monod donne cependant la priorité aux ethnologues : sur la vingtaine d’assistants qu’il souhaite recruter, une douzaine d’entre eux doivent selon lui être formés à l’ethnologie. Il ambitionne notamment de leur confier la direction des centres locaux de l’IFAN (Centrifans) qui sont mis en place dans les différentes colonies de l’AOF à partir des années 1940 (Adedze 2003 et Bondaz 2020). A l’époque où l’IFAN est créé, l’ethnologie n’avait cependant pas achevé de se constituer pleinement en tant que discipline. Dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale, l’IFAN est d’ailleurs l’un des lieux où les frontières disciplinaires entre l’ethnologie et la sociologie se configurent. A ses débuts, l’IFAN est donc a-disciplinaire plutôt que pluridisciplinaire, pour reprendre le terme proposé par Benoît de l’Estoile pour caractériser l’africanisme (de l’Estoile 1997) : les sciences, et notamment les sciences humaines et sociales, n’ont pas encore pleinement achevé leur institutionnalisation et la spécification de leurs domaines ou de leurs objets de savoir et de leurs méthodes de production des connaissances. Dans ce contexte, les usages de la photographie par les ethnologues de l’IFAN apparaissent eux-mêmes faiblement disciplinés, alors même que l’institut ambitionne de créer une photothèque dans chacun des centres locaux sur le modèle de celle qui est peu à peu installée à Dakar (Mauuarin 2020 et 2022a). La qualification ethnographique de ces photographies est donc souvent postulée, mais mal stabilisée et peu évidente.

Le cas de Bohumil Holas est, à ce titre, doublement intéressant. Il est l’un des ethnologues de l’IFAN qui produisit le plus de photographies et son parcours au sein de l’institut témoigne de positions diversifiées et d’une carrière qui coïncide avec l’histoire coloniale de l’institut avant de devoir composer avec les enjeux de sa décolonisation. Né à Prague en 1909, il y fait ses études d’ingénieur avant de rejoindre la France après la seconde guerre mondiale, puis le Sénégal en juin 1946, où il est nommé membre permanent de l’Ecole française d’Afrique, une section de l’IFAN qui attribue des bourses à des chercheurs, pour deux ans[1]. Holas assiste Georges Balandier et Paul Mercier dans leur recherche sur les Lebou du Sénégal (Balandier et Mercier 1952)[2] puis mène une vaste enquête d’ethnologie religieuse en Afrique occidentale française (AOF). A la fin des deux années de bourse, il intègre le centre IFAN de Côte d’Ivoire à Abidjan, où il dirige la section Ethnographie-sociologie, à laquelle est associé un musée. Après l’indépendance de la Côte d’Ivoire, il est reconduit à la direction du musée, désormais musée national, qu’il dirige jusqu’à sa retraite en juillet 1978 (Bondaz et Tagro 2022).

Aujourd’hui conservées au musée du quai Branly-Jacques Chirac, les photographies que Holas a prises tout au long de sa carrière constituent ainsi les archives visuelles d’un moment clé de l’histoire de l’ethnologie, où se joue sa disciplinarisation en même temps que le destin de l’un de ces nombreux ethnologues qui, ayant fait leur carrière dans les colonies et choisi de rester sur place après les décolonisations, ont occupé une place périphérique dans l’histoire institutionnelle de l’ethnologie française tout en jouant un rôle central dans les nouvelles nations indépendantes. Étudier les pratiques et les usages de la photographie chez Holas permet ainsi de comprendre comment certaines images ont été investies d’un statut ethnographique et d’une valeur scientifique, dans une perspective d’histoire de l’anthropologie visuelle. Étroitement liées à l’histoire de l’IFAN, ces images témoignent de la construction de savoirs concernant les sociétés ouest africaines et leur culture matérielle. Les archives permettent de reconstituer leurs conditions de production et parfois de renseigner les noms des personnes, des lieux ou des objets photographiés. Mais Holas a également recours à d’autres pratiques visuelles, en particulier le dessin, la peinture et le film. Cette polygraphie oblige à resituer ses usages de la photographie dans un cadre plus large. On ne peut en effet étudier les photographies de Holas sans interroger également l’intermédialité des diverses images et des registres visuels qu’il mobilise, c’est-à-dire la « dynamique relationnelle que nouent les différents artéfacts visuels entre eux » (Lafont 2012 : 5). Pour décrire sa pratique d’ethnologue, Holas utilisait d’ailleurs la métaphore picturale, considérant que pour peindre « le tableau d’une civilisation », il fallait opérer « à coups de pinceau impressionniste » (Holas 1968 : 7)[3].

1. De l’exploration à l’ethnologie

            Les photographies de Holas témoignent des rapports qui perdurent entre l’ethnologie et l’exploration. Avant de rejoindre la France et de devenir ethnologue, Holas était ingénieur commercial et dirigeait les exportations de l’entreprise de construction aéronautique et automobile tchèque Aero. Dans l’entre-deux-guerres, de nombreuses marques automobiles organisent des raids à travers le monde pour promouvoir leurs véhicules, sur le modèle de la « Croisière noire » organisée par Citroën en 1924-1925, expédition de publicité automobile et de propagande coloniale qui fut fameuse en son temps (Murray 2000, Denning 2020). Aero multiplie ces raids automobiles et Holas participe à l’un d’entre eux en 1934, parcourant 9000 kilomètres de Prague jusqu’en Afghanistan et retour. C’est l’occasion pour lui de prendre de nombreuses photographies donnant à voir autant les pays traversés que le véhicule utilisé, confronté aux difficultés du terrain (la traversée du désert est l’un des motifs permettant d’indiquer les dangers rencontrés et de souligner l’héroïsme des deux automobilistes). Plusieurs de ces photographies illustrent le récit de voyage qu’il publie dix ans plus tard, intitulé Inch’allah. Promenade en voiture bleue à travers trois continents (Inšallah. Jizda modrého vozu třemi světadíly). Comme le sous-titre l’indique, l’expédition relève avant tout de l’excursion aventureuse et du défi sportif : Holas et son compagnon de route ne font que passer et se contentent de produire, comme dans les autres raids automobiles de l’époque, des « images de façade » (Bories 2002 : 137). Dans ces photographies, la logique publicitaire rencontre la « mystique de l’aventure »[4].

Illustration 1 : Bohumil Holas, « Rapide rafraîchissement dans le chaud désert de sel », publié dans Holas 1944.

Dans les années 1930, ce raid automobile forme ainsi l’une des matrices des pratiques photographiques de Holas. C’est aussi le moment où il commence à s’intéresser à l’ethnologie et à collectionner des objets extra-occidentaux : il fréquente notamment le marchand d’art tchèque Joseph (dit Joe) Illoncha, spécialisé dans les arts asiatiques mais qui vend également des œuvres océaniennes et africaines. Photographier et collectionner des objets forment donc pour Holas, avant même qu’il ne devienne ethnologue, des activités allant de pair. Son arrivée à l’IFAN au lendemain de la Seconde guerre mondiale le conduit à reproduire une approche similaire. Son programme d’étude pour ses deux années de bourse (1946-1948), esquissé par Théodore Monod, prévoit trois mois de familiarisation avec la documentation à Dakar et d’« excursions au Sénégal », puis une tournée dans toute l’AOF avec deux mois de séjour dans chacun des territoires[5]. Les recherches de Holas rejoignent ainsi la méthode extensive définie par Marcel Mauss, pourtant déjà critiquée à l’époque, tout en entretenant des affinités avec le modèle de l’exploration. Les déplacements de Holas en camion, mais aussi en pirogue et à pieds, participent à conférer à sa première expérience ouest africaine la même dimension aventureuse que celle du raid automobile de 1934. Cet imaginaire de l’exploration culmine avec la mission dont il est chargé en 1948, au Libéria, pays indépendant et encore peu étudié à l’époque (Bondaz 2015). Accompagné du zoologiste de l’IFAN Pierre-Louis Dekeyser, Holas mène là encore une enquête extensive, sur un itinéraire de 450 kilomètres parcouru à pieds et en pirogue, « dans une atmosphère lourde et parfois hostile » (Holas 1952a : IX). Une part importante des photographies produites au cours de ces premières années en Afrique de l’Ouest donne à voir les conditions difficiles des tournées et des expéditions, les ponts de liane ou les rivières à traverser, mais aussi les porteurs embauchés tout au long du trajet, la mission scientifique prenant ainsi l’apparence d’une caravane.

Illustration 2 : Bohumil Holas, Pont en lianes, mission IFAN Dekeyser-Holas au Libéria en 1948, iconothèque du musée du quai Branly-Jacques Chirac, n° PP0180000.

Ce modèle de la tournée et cet imaginaire de l’exploration, qui culminent en 1948, continuent de s’observer dans de nombreuses photographies prises ensuite par Holas en Côte d’Ivoire. Ils sont étroitement articulés à la pratique de la chasse et à la photographie cynégétique. Dès son raid de 1934, Holas posait en chasseur. En Afrique de l’Ouest, cette rencontre entre la chasse et la photographie prend une dimension plus large, dont la mission dans l’est libérien témoigne parfaitement : la distinction entre le trophée et le spécimen zoologique est brouillée. Associé au zoologiste de l’IFAN, Holas chasse à ses côtés et photographie les animaux abattus. Exceptionnellement, la photographie de l’animal est la seule trace du spécimen. Dekeyser explique ainsi, dans un article paru dans le bulletin de liaison de l’IFAN :

« Au cours de notre mission sur les confins éburnéo-libériens (1948) nous avons eu l’occasion de collecter à Grabo (Côte d’Ivoire), à la suite d’un heureux coup de fusil de notre ami B. Holas, un grand Anomalure dont le pelage était uniformément noir, sans aucune marque blanche. La caisse qui le contenait fut malheureusement perdue au cours de son transport par mer sur Dakar. Nous n’avons plus de cette pièce que la photographie que nous publions (fig. 3). Les Kru donnent à l’animal le nom de poê. » (Dekeyser 1954 : 124)

Sa passion pour la chasse et son goût pour l’entomologie expliquent que ces pratiques se poursuivent tout au long de sa carrière[6]. En 1955, par exemple, lors d’une tournée en Côte d’Ivoire, Holas part en pirogue pour rechercher et photographier des crocodiles, pour le compte d’André Villiers, l’entomologiste de la base dakaroise de l’IFAN, qui rédige un ouvrage sur les tortues et les crocodiles de l’Afrique occidentale française (Villiers 1958).

Illustration 3 : Anonyme, Sans titre [Holas debout appuyé contre un éléphant mort, fusil posé sur une défense], 1955, MQB-JC, n° PP0176636.

Lors de leur mission au Liberia de 1948, Holas et Dekeyser sont également chargés de collecter des données anthropométriques. Les populations rencontrées font souvent l’objet de mesures et de photographies qui visent à identifier différents « types ethniques », établis par des principes d’anthropologie physique déjà fortement critiqués à l’époque. Les mêmes instruments sont d’ailleurs utilisés pour mesurer les spécimens zoologiques morts et les individus humains vivants. Le dessin, la photographie, l’aquarelle sont utilisés aussi bien pour les uns que pour les autres. Les photographies anthropométriques de Holas témoignent ainsi à la fois des rencontres entre la logique du spécimen et celle du type et des formes de violence exercées sur les personnes mesurées et photographiées[7]. Le regard porté sur les femmes est en outre marqué par un regard érotisant, comme en témoignent de nombreux dessins présents dans les carnets de l’ethnologue. Le cas de Holas montre que la photothèque de l’IFAN est née non seulement d’une saisie tout à la fois scientifique et coloniale des cultures ouest africaines, mais aussi, véritablement prédatrice. Certes l’ethnologue rémunère (parfois) les personnes photographiées. Dans la liste de ses dépenses figurent des « cadeaux aux photographiés » et dans le récit de sa mission au Libéria, il note, à propos d’une sortie de masque sur une place de village, dans la région de Taï : « Une photographie coûte cent francs à l’ethnologue ». Mais ces rencontres photographiques n’en relèvent pas moins d’une asymétrie fondamentale, renforcée par les rapports de genre et de domination coloniale, entre l’autorité du photographe et la position subalterne de la personne photographiée.

2. Une photothèque pour la Côte d’Ivoire

A la fin de la mission dans l’Est libérien, Holas se rend à Abidjan et Dekeyser retourne à Dakar avec les collections constituées (des objets ethnographiques, des spécimens zoologiques et entomologiques et un herbier) et avec les pellicules de l’ethnologue. Le zoologiste écrit à Holas :

« Toutes vos photos sont tirées. Donnez-moi quelques jours de plus pour les mettre en ordre (car je ne sais plus par où prendre la besogne), et je vous les enverrai comme convenu, par avion recommandé. Mais pensez à ce que vous pouvez remettre à l’IFAN. Ce n’est pas une obligation, mais, dans la pratique, les pellicules sont conservées par la maison (nous avons changé de photographe et cela ne semble pas mal marcher). »[8]

La répartition des photographies en vigueur à l’IFAN est ainsi respectée : elles sont tirées en double, une série est déposée à la photothèque de la base dakaroise de l’institut et l’autre adressée à leur auteur. Après avoir intégré l’IFAN, Holas participe à la mise en place de la photothèque du centre local d’Abidjan, auquel il est affecté. En juin 1949, son directeur, Jean-Luc Tournier, commande à Paris, par le biais de la CFAO, un appareil Reflex 6×6 pour la section Ethnographie-sociologie (Holas avait auparavant utilisé un Leica 24×36, puis un Leica 6×9)[9]. La photothèque, créée en 1950, est principalement alimentée par Holas. Les nombreuses tournées de l’ethnologue dans les différentes régions de la Côte d’Ivoire ou dans les territoires colonisés voisins donnent lieu à une importante « documentation photographique ». En 1952, par exemple, lors d’une mission dans le nord de la Côte d’Ivoire et en Haute-Volta (Burkina Faso actuel), il note avoir profité d’une réunion des nouveaux initiés au dyoro dans la région de Gaoua pour rassembler une « riche documentation photographique », avoir constitué une « documentation photographique prise à l’occasion du marché hebdomadaire » de Tiéfora, ou signale encore : « A Walo une documentation photographique du sanctuaire, le portrait du chef de culte, etc., a été prise »[10].

Illustration 4 : Bohumil Holas, « Masque de danse « Zamlé », Gouro, Foire exposition de Bouaké, Côte d’Ivoire, fiche cartonnée de la « Photothèque de l’IFAN, iconothèque du musée du quai Branly-Jacques Chirac, n° PP0178583.

La base dakaroise envoie également des doubles des photographies concernant la Côte d’Ivoire conservées dans sa photothèque pour enrichir celle du centre IFAN d’Abidjan. Réorganisant l’exposition permanente du musée d’Abidjan dont il a la charge, Holas sollicite d’ailleurs André Cocheteux, le responsable de la section photographique de Dakar, pour obtenir des agrandissements de photographies « relatives à la Côte d’Ivoire »[11]. Des photographies prises lors de ses tournées ivoiriennes par Gustave Labitte, qui travaille comme photographe pour la base dakaroise de l’IFAN et pour le Gouvernement de l’AOF, se retrouvent ainsi affichées dans les salles du musée. La volonté de contextualiser les objets présentés explique l’importance accordée aux photographies. En 1956, Holas note à propos du musée que « la visite est rendue plus attractive par des écriteaux accompagnés de photographies » (IFAN 1956 : 54). Thiam Bodiel, qui travaille aux côtés de Holas et qui sera plus tard chargé du musée de l’IFAN à Dakar, souhaitait d’ailleurs mettre en place (sur le modèle de Dakar) un véritable laboratoire photographique au sein de la section Ethnographie-sociologie d’Abidjan, pour que les pellicules y soient développées. Il écrit à Holas :

« Il ne faudra pas […] oublier la création d’une section Photo Laboratoire, rattachée à la section Ethno. La photographie nous aidera beaucoup dans notre tâche. »[12]

Mais les photographies continuent cependant d’être tirées soit à Dakar, soit dans un laboratoire abidjanais.

Quelques années plus tard, en 1957, quand le photographe José Oster, qui travaille au musée de l’Homme, demande, à l’instigation de Bodiel, à intégrer le centre IFAN d’Abidjan, Holas s’y oppose, jugeant que la collaboration avec les photographes français installés à Abidjan est suffisante et moins coûteuse[13]. Au milieu des années 1950, la photographie prend son essor à Abidjan, qui compte alors sept studios (Nimis 2005 : 122). Louis Normand, photojournaliste installé à Abidjan à partir de 1953 et fondateur du studio « Photo-Service », est l’un des collaborateurs du centre IFAN[14]. Il reste lié à Holas, après l’indépendance de la Côte d’Ivoire, alors qu’il est devenu le photographe officiel du président Houphouët Boigny (c’est lui qui couvre la visite du musée d’Abidjan par Léopold Sédar Senghor en 1971). Guy Salvat, à plusieurs reprises, et Jean Salze, plus épisodiquement, tous deux travaillant pour le studio « Photo-Ciné », collaborent également avec Holas, avant et après l’Indépendance. Normand et Salvat photographient les objets et les salles du musée et fournissent des clichés pris lors de leurs reportages photographiques. Le Service de l’Information de la Côte d’Ivoire (Service de l’Information et radiodiffusion avant l’Indépendance) fournit également des images à Holas. Autour de ces pratiques photographiques, le photojournalisme rencontre l’ethnologie.

Ces photographies d’origines diverses servent également d’illustrations aux ouvrages de Holas, souvent largement imagés. L’usage éditorial des photographies témoigne en effet des relations entre l’ethnologue et différents photographes. En 1952, par exemple, dans son livre Les masques kono (Holas 1952b), il publie à la fois des clichés pris par lui lors de ses enquêtes, d’autres fournis par Gustave Labitte et des vues des objets qu’il a collectés lors de la mission dans l’Est libérien, fournies par André Cocheteux. Dans Sculptures ivoiriennes, publié en 1969 et réédité en 1973, les photographies de Holas voisinent avec celles de Guy Salvat et du Service de l’Information de Côte d’Ivoire (Holas 1969). Dans la plupart de ses ouvrages (comme, sans doute, au musée), Holas perturbe la question de l’auctorialité des images, d’une part en ne mentionnant que rarement le nom des auteurs des photographies, en publiant aux côtés de ses propres croquis les dessins qu’il a entrepris de collecter auprès de ses informateurs et informatrices, notamment auprès d’enfants. Un événement est révélateur de ces brouillages. En 1962, Holas sollicite Pierre Guerre, l’un des grands collectionneurs d’art africain de l’époque avec qui il est en relation. Les éditions Rencontre, basées à Lausanne, viennent de publier un livre sur la Côte d’Ivoire (Desanti 1962) dans lequel certaines de ses photographies ont été reproduites sans son autorisation et il demande au collectionneur, également avocat au barreau de Marseille, un conseil juridique. Guerre l’interroge :

« Quelles sont les 17 photographies qui ont été utilisées par l’ouvrage des Editions Rencontres ? En effet je remarque que dans votre ouvrage sur la Côte d’Ivoire il y a trois sortes d’illustration :

1. les dessins originaux, soit de vous, soit d’autres dessinateurs.

2. les photographies de vous.

3. les photographies du Centre d’Information de la Côte d’Ivoire. »[15]

3. Photographier, dessiner, peindre, filmer

            Des photographies identiques peuvent être mobilisées sur des supports différents (publications, exposition, édition de cartes postales) et se retrouver dotées de légendes différentes. Elles sont souvent mises en relation avec d’autres images : outre le dessin, Holas pratique également la peinture et le film. Certains de ses dessins sont dotés à la fois d’une vertu descriptive et d’une valeur scientifique. Il dessine dans ses carnets les masques qu’il collecte et qui sont photographiés par Pierre Potentier à l’IFAN. C’est le cas par exemple du masque Kêlé diouba (créé par Tyiilo Nyenagbo). Il publie par ailleurs de nombreux dessins d’objets, effectués à partir de photographies qui semblent parfois prises à cette fin.

Mais Holas s’inscrit également dans une démarche de création multiple qui brouille, par cette approche artistique, les régimes de visualité de ses photographies. Ses pratiques graphiques comptent par exemple de nombreux petits croquis humoristiques tracés en marge de ses carnets de terrain, dont il publie (à compte d’auteur) une sélection à la fin de sa carrière, sous le titre Carnet intime d’un ethnologue. La pratique du dessin y est rétrospectivement présentée comme révélatrice de ses émotions passées :

« Sous la loupe, ces acteurs sortis de mon carnet reprennent maintenant vie, bien qu’une vie fatalement éphémère, surannée, faisant partie de paysages affectifs périmés.

Ce qui me paraît certain, c’est que mon jeune crayon réussit à capter des choses dont je ne m’étais pas moi-même aperçu. » (Holas 1973 : 9)

Ces croquis dessinés en marge de ses carnets de terrain révèlent les coulisses de ses recherches et renseignent sur le regard qu’il porte sur son activité et sur les populations qu’il étudie. Comme évoqué précédemment, ce regard apparaît souvent « ethnopornographique » (Sigal, Tortorici et Whitehead 2020), tant les femmes africaines sont nombreuses et presque systématiquement érotisées (insistance sur la nudité, seins saillants, etc.).

Illustration 5 : Bohumil Holas, détail d’une page du carnet de terrain « AOF-1947 », fonds Bohumil Holas, archives du Musée du quai Branly-Jacques Chirac.

Holas pratique également la peinture, notamment la peinture à l’huile, proposant des compositions généralement abstraites. Il profite de sa position de directeur du musée national de Côte d’Ivoire pour y organiser une exposition personnelle, en tant qu’artiste, qui fait l’objet d’une visite officielle du président Houphouët Boigny, et deux de ses toiles sont éditées sous forme de timbre par la poste ivoirienne, mais la reconnaissance de son travail de peintre reste limitée. Ce goût pour les croquis souvent humoristiques et la peinture s’articule à une activité prolixe de dessins ethnographiques ou muséographiques : dès ses premières recherches en Afrique de l’Ouest, Holas dessine des objets et des techniques en vue de documenter la culture matérielle des populations qu’il étudie. Sa démarche polygraphique explique en outre le double intérêt qu’il développe, d’une part pour les dessins décoratifs tracés sur les murs des maisons, dont la photographie permet d’assurer le relevé, d’autre part pour les dessins des enfants, des jeunes, mais aussi de ses informateurs et informatrices ou de ses collaborateurs. Dans le compte-rendu de ses recherches au Libéria, la cinquième partie, intitulée « Manifestations intellectuelles », présente un chapitre dédié aux « arts pariétaux », immédiatement suivi par un autre consacré aux « dessins d’écoliers ». Ces derniers sont envisagés comme une pratique intéressant la psychologie plus que l’ethnologie, dans une démarche essentialisante éminemment contestable : il s’agit pour Holas d’accéder à une supposée « mentalité du jeune Libérien » (Holas 1952a : 432). Le dessin est envisagé comme un test projectif, à une époque où se multiplie le recours aux tests psychométriques dans les sciences coloniales (MacDonald 2016 : chapitre 4).

Cette perspective s’élargit ensuite, donnant lieu à la multiplication des représentations graphiques, susceptible de valoriser davantage les dessins de ses auxiliaires ou de ses informateurs. L’image du monde bété, qu’il fait paraître en 1968, rend parfaitement compte de cette polygraphie (Holas 1968). La couverture est illustrée par une toile de Holas ayant pour titre Les forces du cosmos, peinte huit ans auparavant.

Illustration 6 : couverture de L’image du monde bété (Holas 1968)

Des photographies d’objets et de scènes sans doute prises par l’ethnologue voisinent avec les portraits de trois de ses collaborateurs les plus proches, eux-mêmes bétés. L’un d’entre eux, Etienne Djéolé Dago, agent du Centre des Sciences Humaines (anciennement centre IFAN), fournit de très nombreuses illustrations à l’ouvrage, de même que plusieurs écoliers ou jeunes informateurs : leurs dessins représentent souvent des créatures surnaturelles ou des entités invisibles, permettant précisément de mettre en image des êtres échappant à la vision ordinaire. L’alphabet pictographique d’un autre collaborateur, Frédéric Bruly Bouabré, est également publié par Holas. Le cas de Frédéric Bruly Bouabré est particulièrement intéressant : affecté au centre IFAN de Côte d’Ivoire, il travaille aux côtés de Holas tout en développant une forme de prophétisme associée à des pratiques d’écriture et de dessin qui le feront reconnaître plus tard comme l’un des grands artistes contemporains africains (Vincent 2016).

La pratique photographique de Holas rencontre enfin celle du film. L’ethnologue a beaucoup filmé après son installation en Côte d’Ivoire, soit à l’occasion de ses tournées ethnographiques, soit lors de ses expéditions de chasse, soit encore lors de ses nombreux voyages officiels ou touristiques à l’étranger. Lors de ses congés, l’ethnologue appréciait en effet de découvrir d’autres pays, en Europe (il se rend plusieurs fois en Suisse, notamment à l’occasion de l’exposition qu’il organise au musée des Beaux-Arts de Vevey en 1969), mais aussi en Asie, en Amérique ou en Océanie. Ces films, pour la plupart restés à l’état de rushes, posent évidemment la question des distinctions entre les usages ethnographiques, cynégétiques et touristiques des images, de même que les photographies qu’il prend à l’occasion de ses congés, de ses vacances, ou de tournées au statut incertain. Quelques rares films montés témoignent cependant d’une volonté de documentation, sinon de cinéma ethnographique. C’est en particulier le cas de ceux tournés lors de sa mission en Haute-Guinée en 1951-1952[16], qui lui fournit de nombreuses informations pour son ouvrage Les masques kono (1952b). Certains masques sont ainsi filmés et photographiés puis dessinés par Holas.

Illustration 9 : Bohumil Holas, Nyomou (masques de danse), Gbakoré (canton de Lola), Guinée française (actuelle Guinée), avril 1951, iconothèque du musée du quai Branly-Jacques Chirac, n° PP0179954.

Illustration 10 : Bohumil Holas, extrait du film « Masques kono », 1951, musée du quai Branly-Jacques Chirac, E203185

Conclusion

Les pratiques photographiques de Holas ne peuvent être étudiées sans prendre en compte son itinéraire de chercheur et la diversité de ses pratiques graphiques, de ses stratégies éditoriales, de ses manières de composer avec diverses injonctions académiques, institutionnelles ou politiques et de l’entrecroisement des registres visuels qu’il mobilise. Elles prennent sens dans une tension entre une volonté de légitimation scientifique et une aspiration artistique. Elles illustrent les réseaux d’acteurs et d’actrices dans lesquels il s’insère, à commencer par les photographes avec lesquels il collabore au sein de l’IFAN ou à Abidjan. Son fonds photographique témoigne enfin des rencontres entre des pratiques (ou des intentions) scientifiques – photographies ethnographique, anthropométrique et naturaliste – et des pratiques ou des usages qui excèdent très largement la démarche scientifique et qui concernent aussi bien l’exploration, la publicité ou la photographie cynégétique que le journalisme et l’art, voire la photographie érotique.

Cette multiplicité de pratiques et d’usages confère un caractère a-disciplinaire aux images produites par Holas, à une époque où, au mitan du 20ème siècle, l’ethnologie se construit comme une « discipline de l’image » (Mauuarin 2022 : 352). Ce cas constitue un exemple exacerbé d’un brouillage des régimes de visualité par ailleurs constitutif de l’ethnologie professionnelle et qui s’observe, sous d’autres déclinaisons, chez nombre de chercheuses et chercheurs de l’IFAN[17]. Les questionnements sur le statut des photographies de Holas (comme sur celles de ses collègues) ne relèvent pas seulement de la réflexion théorique et épistémologique, mais aussi d’une réflexivité éthique : quels usages pouvons-nous faire de ces photographies aujourd’hui ? à l’heure de la Science ouverte, toutes les photographies sont-elles bonnes à diffuser en libre accès ? comment éviter de reconduire la colonialité du regard du photographe ? Le caractère finalement peu assuré, instable, de la qualification ethnographique ou de la valeur scientifique de ces photographies, qui dépend du contexte historique, donc politique, de leur production et de leur réception, oblige dans tous les cas à tenir compte de la part coloniale, impossible à désintriquer, des sciences au nom desquelles elles étaient prises. Les photographies de Holas témoignent ainsi des continuités entre les différentes sphères de production de ce l’on pourrait appeler l’iconothèque coloniale – en référence à la notion de « bibliothèque coloniale » proposée, dès la fin des années 1980, par le philosophe Valentin-Yves Mudimbe (1988). Il ne suffit en effet pas de noter que les décolonisations ne modifient en rien les pratiques photographiques ou plus largement polygraphiques de Holas. Il faut insister aussi sur la manière dont elles témoignent, comme celles de nombre de ses collègues, d’une structuration durable des rapports de production à l’œuvre dans la capture visuelle des sociétés africaines.

Notes

Bibliographie