Sénégal / France : les photographies de Georges Duchemin entre deux rives

Entretien avec Fatima Fall, Katia Kukawka et Elsa Tilly, mené par Anaïs Mauuarin

Le Centre de Recherche et de Documentation du Sénégal (CRDS) de Saint-Louis et le musée d’Aquitaine de Bordeaux conservent tous deux des fonds importants de photographies prises par l’ethnologue africaniste Georges J. Duchemin. Passé par l’Institut d’ethnologie de Paris, dont il sort diplômé en 1926, Duchemin a participé aux années constitutives du Musée d’Ethnographie du Trocadéro et aux premières années du Musée de l’Homme, avant de rejoindre l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN) en 1941. Il devient quelques années plus tard directeur du centre IFAN Sénégal-Mauritanie, à Saint-Louis, où il effectue la plus grande partie de sa carrière. Si on lui connaît peu d’écrits, il a eu en revanche une production photographique très intense.

Des images qu’il a produites sont présentes dans les fonds de la photothèque de l’Institut Français d’Afrique Noire-Cheikh Anta Diop (IFAN-CAD) à Dakar ou encore au Musée du quai Branly-Jacques Chirac à Paris, mais c’est à Saint-Louis et à Bordeaux que se trouve la majorité de ses photos. L’ensemble le plus conséquent est son fonds personnel, de plus de 10 000 clichés et tirages, conservé au musée d’Aquitaine. Cet ensemble, donné par Duchemin dans les années 1990, fait aujourd’hui l’objet d’une étude et d’une mise en valeur au sein du musée, sous l’impulsion de Katia Kukawka, conservatrice et directrice adjointe du musée, et d’Elsa Tilly, attachée de conservation en charge de l’informatisation des collections. Le CRDS détient quant à lui des photographies produites par le chercheur du temps de son rattachement au centre IFAN de Saint-Louis. Fatima Fall en a la charge depuis 1993 en tant que conservatrice du musée du CRDS.

Toutes trois impliquées dans le projet photIFAN, elles reviennent ici sur la complexité de ces fonds de photographies, sur les raisons et les enjeux de leur dispersion entre deux continents, et invitent à considérer les projets et les collaborations qu’ils invitent à poursuivre.

Fig. 1 : Planche 21 « SENEGAL / St LOUIS » du classeur monté « BAS SÉNÉGAL. Fleuve. I ». Coll. Duchemin, musée d’Aquitaine.

Anaïs Mauuarin : Chères Fatima, Katia et Elsa, c’est un plaisir de vous réunir pour évoquer ensemble les photographies de Georges J. Duchemin conservées à la jonction de vos deux institutions, le CRDS et le Musée d’Aquitaine. J’avais eu la chance de tomber sur le fonds conservé à Bordeaux en 2010 lors de mes études, un peu par hasard, en demandant au conservateur des collections extra-européennes d’alors, Paul Matharan, s’il n’y avait pas des photographies sur lesquelles mener une recherche. Il avait ouvert une grande armoire métallique, posée dans un coin de son bureau, de laquelle débordaient les images de Duchemin. Aujourd’hui, ces photographies ont trouvé une meilleure place au musée d’Aquitaine, elles ont gagné la chambre réfrigérée des réserves, sans que leur matérialité d’origine soit néanmoins gommée. J’aimerais ouvrir notre discussion en vous proposant de regarder la reproduction d’une feuille perforée sur laquelle Georges Duchemin, ou bien sa femme, a collé neuf petites photographies (fig. 1), conservée au Musée d’Aquitaine.

Fatima Fall, vous avez eu l’occasion de découvrir ce fonds lors d’une visite à Bordeaux en juin 2022. Face aux images de l’ethnologue vous aviez bien des choses à dire, vous qui connaissez parfaitement l’histoire du Sénégal et de Saint-Louis, et la façon dont cette ville a été photographiée. Quel intérêt représente pour vous cette planche par exemple, et quels rapprochements pourriez-vous faire avec les photographies du CRDS ?

Fatima Fall : J’ai eu la chance d’être affectée, en 1993, au poste de Conservatrice du Musée du CRDS à un moment où ce dernier était en pleine réhabilitation, après avoir enseigné l’éducation artistique dans un lycée et collège de Bambey à 120 km de Dakar. J’ai été chargée de la gestion du musée. C’est ainsi qu’à la fin des travaux, nous avons défini la stratégie de reprise des fonds iconographiques de la photothèque. En 1995, Dr Guy Thilmans (conseiller associé du CRDS) a contacté le Social Science Research Council à New-York pour une assistance technique et financière. C’est le sujet de mon mémoire de fin de formation qui s’intitulait : La Conservation des collections photographiques en Afrique de l’Ouest : cas du Musée du C.R.D.S de Saint-Louis et de la Photothèque du Centre Béninois pour la Recherche Scientifique et Technique (C.B.R.S.T) de Porto-Novo, au cours universitaire PREMA (Prévention dans les musées africains) avec l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (1997). Il portait sur les deux anciens centres IFAN du Sénégal (CRDS) et du Bénin (CBRST). C’est surtout entre les années 1999 et 2000 que nous avons eu la chance, grâce au West African Museums Program (WAMP), de bénéficier d’un financement de la Getty Grant Program pour la réhabilitation de la photothèque du CRDS. Ce travail m’a permis de procéder à l’inventaire du fonds et de constater que parmi la vingtaine d’auteurs de ces images, figurait en bonne place Georges J. Duchemin (ancien directeur) suivi par Adama Sylla, qui fut conservateur du Musée jusqu’en 1989.

La ville de Saint-Louis, ancienne capitale de l’Afrique Occidentale Française (AOF) et du Sénégal, a été photographiée sous plusieurs angles et cela depuis l’arrivée de la photographie au Sénégal, à la fin du XIXème et au début XXème siècle. Chaque immeuble, place ou pont raconte son histoire ! Les panneaux du circuit touristique installés dans la ville en 1995, doublés de l’inventaire des 1344 unités architecturales, en sont une parfaite illustration tout comme la base de données créée pour la consultation des particuliers, architectes et autres intervenants sur le bâti sur l’île et ses zones tampon.

En voyant ces images lors de notre passage au musée d’Aquitaine de Bordeaux, j’ai eu l’impression qu’une partie du fonds du CRDS avait été déplacée. Je me suis rendue compte que les deux fonds se complétaient pour ne former qu’un seul.

A.M. : On trouve aujourd’hui cette page dans le classeur nommé « BAS SÉNÉGAL. Fleuve. I », conservé dans le fonds. Cette page de classeur, avec ces photographies collées, a une matérialité bien particulière. Pourriez-vous nous en apprendre plus sur cette page et plus largement sur ce fonds ?

Elsa Tilly : Il s’agit d’une archive, une structure autonome et unique, un corpus de travail produit par un ethnologue pour rendre compte de son activité de terrain. C’est en tout cas comme cela que nous percevons ce fonds, sa nature scientifique et sa matérialité. Cette page est un exemple remarquable provenant d’un ensemble conçu et réalisé par Georges Duchemin. Les albums en classeurs présentent un mode de conception commun à cette époque : organisés par pays, puis par zone géographique ou site ainsi que par classement thématique, des tirages-contact d’environ 6×6 cm sont montés sur des feuilles de papier. Sous les clichés, des cotes sont reportées, correspondant à l’année et l’ordre de prise de vue. Des annotations manuscrites sont ajoutées comme les titres des photographies, de la série, ou encore précisant un contexte de prise de vue comme un événement. Nous conservons, répartis sur 850 feuillets, plus de 6000 documents photographiques, consacrés à la Mauritanie, au Sénégal ainsi qu’à d’autres pays d’Afrique de l’Ouest et de l’Est via de petites séries, mais aussi à l’Algérie, au Maroc, la Tunisie et Madagascar. En effet, profitant des conditions de la colonisation, Georges Duchemin a débuté sa carrière au Maghreb et a réalisé des missions dans l’océan Indien.

Lorsque l’on aborde cette collection pour la première fois, on est assez spontanément attiré par ces catalogues d’images dont une « classification narrative » se dessine en feuilletant les pages. Or, les albums résultent d’un travail nécessairement effectué a posteriori par Duchemin. Il s’agit d’une sorte de « produit fini », comparée à la « matière brute » que représente la collection dans son ensemble. De fait, le fonds compte environ 22 000 phototypes et épreuves, dont les contacts montés en classeurs, auxquels on ajoute 9 000 négatifs noir et blanc et couleur, 3 000 tirages contacts 6×6 non montés, environ 5 000 diapositives, quelque 500 épreuves documentaires (tirages tous formats, planches-contact). Il s’agit du cœur de la photothèque (d’après le mot qu’il utilise lui-même) constituée par Georges Duchemin, notamment pendant les années d’activité à l’IFAN (1941-1959), qu’il a décrite, classée et conservée jusqu’à sa retraite.

Katia Kukawka : Ces données chiffrées témoignent de l’importance du fonds, en volume d’images. Dans leur matérialité, ce sont deux étagères d’une photothèque de musée et je rejoins Elsa, la « classification narrative » qui se lit dans les 17 classeurs d’écoliers bleus, verts, marrons, est sans doute la partie la plus intéressante du fonds, celle qui nous permet d’approcher un peu la personnalité du chercheur, seul juge de ce qui intègrera ou non la classification thématique qu’il a lui-même dessinée. Aucune autre archive n’a été versée au musée, et nous rêvons de croiser un jour des journaux, des carnets, une correspondance… Nous savons essentiellement qu’une grande partie des photographies du fonds ont été prises et développées parce que Duchemin était employé de l’IFAN, en tant que « chef de la section d’ethnologie » dans un premier temps, puis en tant que directeur d’un Centre IFAN, devenu le CRDS après l’Indépendance.

Dans ces classeurs, montés, Duchemin a bien opéré une sélection des lieux, thèmes et sujets : le fonds versé au musée d’Aquitaine contient 1 380 négatifs 6×6 faits au Sénégal, quand les classeurs montés présentent moins de 900 contacts. On y constate que Duchemin porte une nécessaire attention à la composition, au cadrage, à la lumière : les jeux d’ombre sur un trottoir, les lignes que dessinent des palmiers… On voit aussi sur quelques contacts 6×6 les recadrages à venir, comme sur cette « danse au fusil » à Oualata (fig. 2a), ou le portrait d’une « jeune femme peule wolof » (fig. 2b). Croiser ces ensembles avec les fonds conservés à l’IFAN, au CRDS et au musée du quai Branly – Jacques Chirac apportera un éclairage supplémentaire sur les tris que le chercheur a opérés, entre ce qui a intégré une photothèque d’institution au Sénégal, les doublons transmis à Dakar et ponctuellement au musée de l’Homme, et enfin son fonds personnel dont nous avons hérité à Bordeaux.

La planche que tu nous proposes de commenter, Anaïs, avec ses neuf contacts 6×6, est la 21e page d’un classeur d’écolier qui rassemble des clichés pris au nord du Sénégal, dans ce qui correspond aujourd’hui à la région administrative de Saint-Louis. Cette page illustre bien la méthode de Duchemin. Au classement géographique succède le classement thématique : ici des scènes de rue, le quotidien des Saint-Louisiens vers 1950[1] avec le marché, la course cycliste (qui semble se tenir chaque année en juin et qu’il photographie en 1948 et 1952), le « car régulier du Fleuve »… Les pages suivantes rassemblent des photos d’avions, puis des portraits de femmes, d’hommes, des métiers (bijouterie, peausserie, métiers de la pêche…), des vues aériennes.

La page 21 rassemble des clichés qui, hormis pour le premier, ont tous été pris sur le vif, et répondent donc à cette « idéologie de l’authenticité » qui traverse l’histoire de la photographie[2]. Mais je trouve intéressant que six des neuf photos de la page soient des points de vue surplombants ; ce mode de prise de vue, tu l’as relevé, s’est imposé à partir des années 1930 comme une référence formelle en ethnologie[3] et on le retrouve assez souvent dans le fonds Duchemin. Le photographe trouve dans l’angle en plongée le moyen d’embrasser largement les scènes, d’y capter des interactions que la frontalité ne lui permettrait pas de saisir. Mais c’est aussi un bon moyen de prendre sans être vu : installé à l’étage ou sur un toit d’immeuble, Duchemin peut photographier à son aise, et personne ne semble le repérer. Plus loin dans ce même classeur « Sénégal », une autre scène témoigne bien du voyeurisme assumé de l’ethnologue photographe (fig. 3a et 3b) : même vue surplombante, associée à un commentaire assez fourni, sans doute rédigé par Geneviève Duchemin, seconde épouse de Georges : une calebasse de lait a été renversée sur la chaussée par « une femme peule », qui l’avait apportée le matin au marché de Saint-Louis ; « si tout le monde s’arrête et s’assemble c’est que le lait tombé par terre est un mauvais présage. Et chacun de tremper l’index droit dans le liquide perdu et se signer au front pour conjurer le destin. »

A.M. : Duchemin n’avait pas de liens évidents avec le musée d’Aquitaine ou la ville de Bordeaux. Par quel concours de circonstance ses photographies se sont alors retrouvées dans les réserves de ce musée ? Y-a-t-il un lien avec d’autres collections de l’institution ?

E.T.: À l’occasion de l’exposition Mauritanie, Terre des Hommes qui s’est tenue en 1993 au musée d’Aquitaine puis à Paris à l’Institut du monde arabe (IMA), une partie de l’iconographie originale présentée dans le parcours provenait de la collection personnelle de Georges Duchemin. À cette époque, ce dernier avait souhaité donner l’ensemble de sa collection, photographies et ouvrages, à la Ville de Bordeaux. L’acte de donation est conclu avec Geneviève Duchemin en 1999, sur les dispositions testamentaires de son époux, décédé en 1994. Les pièces sont affectées au musée d’Aquitaine, réparties entre les réserves des collections et la bibliothèque. 

Des collections photographiques dites ethnographiques étaient déjà conservées au musée d’Aquitaine mais concernant le contexte régional, avec notamment le fonds Félix Arnaudin (1844-1921), composé de près de 10 000 pièces. Ethnologue, folkloriste, linguiste, historien, écrivain et photographe, Arnaudin a dédié sa vie à fixer sur plaque de verre la civilisation rurale de la Grande-Lande, ses traditions et ses paysages, son architecture et ses métiers. Son travail photographique, souvent comparé à celui d’Eugène Atget pour Paris, avait pour but de sauvegarder la mémoire d’une région en mutation, voire en déclin. 

Des fonds plus hétéroclites, rassemblés et donnés par des collectionneurs et des voyageurs contiennent des photographies et des cartes postales des anciennes colonies d’Afrique et de l’océan Indien.

K.K. : Ce que nous nommons aujourd’hui le « fonds Duchemin »[4] n’avait a priori aucune raison de rejoindre les collections du musée d’Aquitaine, même si le musée conserve, comme nombre de musées dits « de ville »[5], des collections qui témoignent de l’histoire coloniale de Bordeaux (quelque 6 000 objets principalement originaires d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale et d’Océanie). Georges Duchemin n’a jamais vécu à Bordeaux, il n’avait aucun ancrage familial dans la région, et ce sont vraiment les relations nouées en 1992 avec Paul Matharan, conservateur alors en charge des collections extra-occidentales du musée et commissaire de l’exposition « Mauritanie », qui ont déclenché l’idée d’une donation à la Ville de Bordeaux. Mais Duchemin aurait tout aussi bien pu s’orienter vers le musée de l’Homme, où il a déposé des tirages à plusieurs reprises à partir de 1966 (le musée du quai Branly en conserve aujourd’hui 205), ainsi que des enregistrements sonores[6] et quelques objets : des ornements de coiffure en 1966, en 1977 des pochoirs tunisiens, et au début des années 1980 quelques objets de culte et jouets « maures ».

Le rôle de Geneviève Duchemin semble avoir été primordial dans la constitution de ce fonds. Un chercheur se pose fatalement un jour la question du devenir des archives et de la documentation qu’il a constituées au fil des ans : que dois-je garder, mais surtout qui après moi assurera la conservation et la valorisation de mon fonds ? En avril 1994, soit quelques semaines après la clôture de l’exposition « Mauritanie » à l’IMA, Georges Duchemin apporte un complément à son testament rédigé quelques années auparavant ; sans toutefois mentionner Bordeaux ni le musée d’Aquitaine, il « exprime le désir que [sa] documentation soit conservée et utilisable par les ethnologues intéressés ». Après le décès de son mari, Geneviève Duchemin reprend contact avec le musée d’Aquitaine et réalise un inventaire manuscrit du fonds photographique et de la bibliothèque. Elle dresse notamment la liste de tous les négatifs 6×6 concernant le Sénégal et la Mauritanie, dans deux petits cahiers qui s’avèrent essentiels aujourd’hui pour documenter la collection. Nous retrouvons aussi Geneviève Duchemin dans les classeurs montés : elle est sans doute cette femme blonde croisées sur quelques rares photos, comme en avril 1961 sur un chameau à la foire de Saint-Louis (fig. 4) ; et les légendes inscrites au stylo bleu, en dessous de chaque contact, sont certainement de sa main. Au-delà de ces maigres traces, le rôle qu’elle a joué au côté de son mari est difficile à mesurer mais sans doute important ; née à Dakar, elle épouse Georges en juillet 1946, après qu’il a divorcé de sa première femme Suzanne (dont nous savons peu de choses, sinon que l’IFAN-CAD conserve sans doute aussi des photographies dont elle est l’auteure)[7]. Nous devinons la présence de Geneviève sur plusieurs tournées de l’IFAN et à partir de 1946, année de leur mariage, elle accompagne vraisemblablement Georges dans chacune de ses affectations : à Saint-Louis du Sénégal où elle est directrice d’école, puis en Mauritanie et enfin en Tunisie. Elle est certainement l’une des quelques femmes européennes que nous avons repérées sur les clichés de Georges Duchemin. Geneviève Duchemin fait elle aussi l’objet d’une notice biographique dans la cartographie photIFAN, et on peut espérer qu’un partenariat avec le CRDS de Saint-Louis permettra de mieux la connaître : dans ce fonds bordelais, elle n’apparaît encore qu’en coulisse, en tant que « femme de ».

Fig. 4 :  Foire d’avril 1961 [à Saint-Louis]. Une promenade baptême à chameau. Contacts 6×6 collés sur la planche 27 du classeur monté « Mauritanie II » (cotes G. Duchemin 61.4.30, 61.4.31 et 61.4.32). Photo L. Gauthier, mairie de Bordeaux.

Pour en revenir à l’acquisition du fonds dans les années 1990 : le dossier est d’abord soumis à l’analyse du service juridique de la mairie (qui règle notamment la question des droits d’exploitation), puis à celle de la Direction des musées de France. En juin 1998, le Conseil municipal peut enfin valider la donation, et le fonds est transféré peu après au musée d’Aquitaine.

A.M. : Avec l’arrivée du fonds Duchemin, le musée d’Aquitaine s’est retrouvé dépositaire d’un ensemble impressionnant de photographies (et d’un ensemble d’ouvrages également). Quelle politique a alors été menée vis-à-vis de ce fonds dans un premier temps ? Aujourd’hui, quelle est la dynamique qui entoure ces photographies et qu’est-ce que le musée voudrait entreprendre ?

E.T. : Un important travail d’inscription à l’inventaire a été entrepris dès l’acquisition, comme chaque établissement détenteur de collections publiques se doit de le faire. Les registres ont pu être renseignés grâce aux outils documentaires accompagnant les phototypes. En effet, Geneviève Duchemin a remis des tables de correspondances entre les cotes des clichés et la classification Duchemin (pays/zone géographique/sujet représenté). Tes travaux universitaires, Anaïs, puis le projet photIFAN ont représenté l’opportunité de pouvoir consacrer une attention accrue à cet ensemble non présenté aux publics, relativement « assoupi ». Les projets de collaboration scientifique permettent de concrétiser de nouveaux axes d’étude de nos fonds respectifs avec le CRDS, l’IFAN ou encore le musée du quai Branly – Jacques Chirac.

L’objectif principal est de pouvoir partager la richesse documentaire et historique de la collection Duchemin, comprise dans la constellation des photothèques de l’IFAN. Concrètement, l’informatisation de l’inventaire papier avance rapidement, il s’agit d’un préalable nécessaire pour la gestion de la collection, sur le plan administratif et scientifique. Les photographies étant des objets matériels (et pas seulement des images !) fragiles, la mise en œuvre d’un conditionnement durable et l’application de mesures de conservation préventive devraient garantir l’intégrité des fonds, dans le temps et l’espace. Nous avons conscience qu’une photographie argentique n’est pas réductible à sa reproduction numérique et qu’une base de données permettant la consultation en ligne n’équivaut pas au contexte physique et intellectuel du fonds d’archives photographiques. Cependant, toujours par souci de partage des ressources patrimoniales, l’étape suivante sera la conversion numérique des documents argentiques. En termes de diffusion, nous utiliserons tous les outils de publication à notre disposition : le portail des collections en ligne du musée d’Aquitaine, Joconde (catalogue collectif des musées de France) sur la plateforme collaborative POP, la base Heurist en cours de conception dans le cadre de photIFAN, en espérant encore d’autres contributions à l’avenir.

K.K. : Oui, le projet photIFAN a lancé une belle dynamique. Et au musée d’Aquitaine, où l’on conserve et gère plus d’1,3 millions items de toutes époques et de tous les continents, il a fallu un tel projet pour dégager du temps en interne et « réveiller » ce fonds photographique en particulier, c’est-à-dire replonger dans l’inventaire entrepris mais non finalisé il y a 25 ans, l’informatiser, planifier un chantier de reconditionnement et décider de numériser. Nous savons aussi aujourd’hui présenter ce fonds dans ses grandes lignes et, en attendant de pouvoir le numériser et le mettre en ligne, invitons les chercheurs à s’en emparer : Julien Bondaz s’est réjoui d’y trouver la trace d’une Conférence internationale des Africanistes de l’Ouest ; Juliette Ruaud y a repéré les photos d’un jour de vote à Saint-Louis, en janvier 1956. Enfin, et c’est à mon sens le plus important, Fatima Fall et deux collègues de l’IFAN-CAD de Dakar, Sokhna Fall et Anta Demba Gaye, sont venues à Bordeaux en juin 2022 et ont exploré le fonds Duchemin avec l’équipe photIFAN. Ce qui veut dire qu’une conversation a débuté, qui rassemble maintenant toutes celles qui ont la charge de conserver et valoriser des photographies de Georges Duchemin, à Saint-Louis, à Dakar, à Paris et à Bordeaux. Le projet photIFAN est un levier, à nous maintenant de faire vivre ce réseau et de bâtir de vrais partenariats. C’est évidemment beaucoup plus simple avec la photographie qu’avec des objets volumineux : les fichiers numérisés peuvent circuler, et certains ont d’ailleurs commencé à circuler, pour alimenter un projet d’exposition virtuelle du CRDS sur les Bassari[8]. Nous espérons une dynamique semblable avec une ou des institutions patrimoniales mauritaniennes, des contacts sont en train d’être renoués.

A.M. : Duchemin a été directeur du centre IFAN de Saint-Louis de 1947 à 1959, et on sait qu’il instaure un laboratoire photographique et une photothèque précocement dans ce centre (par rapport ce qui se produit dans les autres centres locaux de l’IFAN). Il a vraisemblablement alimenté lui-même cette photothèque avec ses propres photographies qu’il produisait en nombre, lors de tournées notamment. Quelles traces y-a-t-il aujourd’hui au CRDS de cette photothèque du centre IFAN, et plus largement de Duchemin ?

F.F. : La photothèque du CRDS a été créée en 1943 et abrite les collections photographiques du Centre. Le fonds de la photothèque a d’abord été alimenté par les versements des chercheurs, mais depuis une quarantaine d’années, n’ayant plus officiellement de chercheurs, les dépôts se font de façon informelle. Le nombre de négatifs inventoriés pour le moment est de 4231 dont 111 sur verre. Concernant Georges J. Duchemin, le nombre de documents fait état de 1305 documents tous supports confondus. Les thèmes identifiés étaient centrés sur les cérémonies d’initiation en pays bassari, une communauté installée au Sud-Est du Sénégal à la frontière en partage avec la Guinée Conakry, avec la Guinée-Portugaise actuelle Guinée-Bissau et avec le Sénégal et la Mauritanie : les paysages, les vêtements, les portraits, les cérémonies… Ses prises de vue ont été utilisées dans des expositions au CRDS, à l’IFAN-CAD (Dakar) mais aussi dans un catalogue édité par le Musée de l’Homme de Paris en 1976 par exemple, à la Foire du Livre de Saint-Louis en 2003, dans des expositions nationales et internationales, etc.

La création de la photothèque montre l’intérêt et l’importance portés par Duchemin au domaine de la photographie. Cela s’est perpétué après lui : on sait qu’un studio de photographie était en place, dont la gestion était affectée à Monsieur Adama Sylla qui était alors conservateur. Ce dernier avait bénéficié de bourses (Allemagne, Suisse, France…) offertes par l’Etat. Il s’était spécialisé en photographie, peinture et autres. Etant seul au CRDS à faire plusieurs tâches internes et externes, cela s’est répercuté sur le fonds photographique à son départ à la retraite. Aujourd’hui, nous sommes confrontés au blocage de ces documents non légendés !

A.M. : L’ensemble du fonds conservé à Bordeaux déborde la période durant laquelle Duchemin a été en poste à l’IFAN. Une large partie de photographies et de notes concerne par exemple un travail postérieur qu’il a mené en Tunisie ; toutes les images qui ont trait à l’Algérie ont été prises soit avant soit après son travail à l’IFAN ; on trouve encore de beaux tirages de photographies prises à Madagascar vers 1963. Quels vous semblent être les liens entre ces objets photographiques et le rôle que Duchemin a joué à l’IFAN ? La matérialité du fonds apporte-elle des réponses ou des indices ? Savez-vous également quels usages Duchemin a pu faire de ses photographies à l’époque, au sein de l’IFAN notamment ?

E.T. : Il semble qu’on puisse appréhender le fonds Duchemin comme un « ensemble logique, d’accumulation organique, d’assemblage volontaire et structuré », qui est la définition même de l’archive. Toutefois, ces archives photographiques ont la spécificité d’être à la fois le produit et le miroir de l’histoire de la recherche scientifique. Conserver ce corpus suppose donc de reconnaître et préserver sa structure unique, pas simplement comme la somme des photographies singulières qui la constituent, pour le documenter en tant qu’un instrument et un objet de la recherche. Or, avec un corpus de 20 000 documents produits pendant une période de plus de 40 ans, nous déplorons des lacunes de sources pour mettre la photothèque composée par Georges Duchemin en perspective. Nous sommes à la recherche de ce genre d’archives dans le cadre de photIFAN, mais sans savoir si elles existent vraiment quelque part.

L’organisation de la documentation visuelle de Duchemin, selon une classification méthodique semblable à celle progressivement développée à partir des années 1930 par les ethnologues selon une vision encyclopédiste du savoir, laisse supposer qu’il devait s’y référer pour son travail, en lien avec son terrain. Dans cette discipline, le “geste photographique” servait nécessairement d’autres visées, qu’elles soient scientifiques ou plus politiques, en lien avec l’administration coloniale par exemple. Cependant, sans sources complémentaires au fonds, nous n’avons pas établi à ce jour de concordances éclairantes entre ses écrits (publications, correspondances, rapports d’activité etc.) et sa production photographique, volumineuse et variée.

Enfin, Duchemin a contribué à créer et développer les photothèques de l’IFAN, en leur appliquant les objectifs de structuration d’autres photothèques de référence, comme celle du Musée de l’Homme. Dès lors, un autre questionnement reste (pour l’heure) sans réponse : le règlement de l’IFAN stipule que les photographes devaient y déposer leur production. En conséquence, comment Georges Duchemin a-t-il constitué un fonds personnel aussi important (près de 10 000 documents) ? A-t-il obtenu l’autorisation de le prélever dans la photothèque, lorsqu’il a quitté ses fonctions au sein de l’IFAN par exemple, ou s’agit-il d’une photothèque « en double » ? Une comparaison plus poussée entre les phototypes conservés à Bordeaux et ceux de l’IFAN et du CRDS permettrait peut-être de dégager des conclusions sur ce que Duchemin aurait pu produire et verser dans les photothèques institutionnelles de Dakar, Saint-Louis et Nouakchott et, éventuellement, garder pour son usage personnel en tant que chercheur.

Fig. 5 : Henri Lehmann, Le Pr. Marcel Mauss avec Georges Duchemin. Tirage sur papier baryté, 1936-1937. Coll. musée du quai Branly – Jacques Chirac, PP0234132.

K.K. : Duchemin s’est formé à l’Institut d’ethnologie de Paris, puis a été « attaché du CNRS » pendant quelques années, au musée de l’Homme. Le musée du quai Branly conserve d’ailleurs un tirage photographique le représentant aux côtés de Marcel Mauss, en 1936 ou 1937 (fig. 5). Il s’installe au Sénégal en 1941 et publie finalement très peu pendant les deux décennies qu’il passe à l’IFAN, entre Dakar et Saint-Louis, et sur des sujets très divers. Il fait paraître quelques articles au début des années 1950, dans les deux périodiques de l’IFAN, le Bulletin de l’IFAN et Notes africaines. Des correspondances peuvent être cherchées entre les illustrations des articles et les phototypes conservés au musée d’Aquitaine, mais ce chantier reste à mener sérieusement : ses articles sur les décorations murales des habitations de Oualata (1950), sur la récolte du sel dans les salines du Trarza occidental (1951) et sur l’inondation de l’Aftout es Sahel (1951)[9] sont tous les trois illustrés de photographies recadrées dont nous conservons certains négatifs 6×6, vues de Oualata et des salines du Trarza notamment, où il se rend au moins à deux reprises en 1948 et 1949 (fig. 6a et 6b).

Il n’est pas évident de cerner la place qu’occupent aujourd’hui dans le fonds les photographies qu’il a produites en lien avec ses recherches scientifiques. On constate même qu’il y a des lacunes de ce point de vue. Prenons l’exemple d’une mission scientifique à laquelle Duchemin a participé. En 1955, Jean Joire, professeur au lycée de Saint-Louis, publie dans le Bulletin de l’IFAN les résultats de deux campagnes de fouilles conduites en 1941-1942 sur des tumuli funéraires de la région de Rao[10]. Jean Joire a mené la première campagne, en août 1941, qui a conduit à la découverte d’un important mobilier funéraire, dont un pectoral en or de 18,4 cm de diamètre, dit « pectoral de Rao », l’un des trésors de la collection de l’IFAN[11] et que Duchemin photographie en 1955 (fig. 7). La seconde campagne est conduite en septembre-octobre 1941, avec Georges Duchemin cette fois, dont Joire précise qu’il campe sur place, lui-même ne pouvant se rendre sur le site qu’en fin de semaine. Joire évoque par ailleurs d’autres fouilles conduites ensuite par Duchemin seul, dans la région de Massar. Mais curieusement, on ne trouve dans le fonds du musée d’Aquitaine que de très maigres traces de ces missions archéologiques, et aucune photo se rapportant directement aux fouilles. Du (ou des ?) séjours de Duchemin à Rao et Mpal fin 1941 et début 1942, le musée ne semble conserver qu’une cinquantaine de vues : portraits de femmes, détails de coiffures et de parures, et seule une feuille montée mentionne directement les fouilles : « M’Pal – Rao le campement », « M’Pal transport du matériel », « Retour de fouilles ».

Fig. 7 : Le pectoral de Rao. Positif réalisé à partir d’un négatif 6×6 de G. Duchemin conservé au musée d’Aquitaine. Inv. du négatif 99.1.2670.1 (cote G. Duchemin : 55.9.13). Photo L. Gauthier, mairie de Bordeaux.

De toute évidence, Duchemin était avant tout un administrateur, un gestionnaire plutôt qu’un chercheur. À Saint-Louis, où il a vécu pendant treize ans au moins, on peut sans difficulté imaginer qu’il a consacré la majeure partie de son temps professionnel à monter puis diriger un centre de recherche, constituer puis organiser la gestion d’une photothèque et d’un fonds d’archives, sans doute au prix de l’abandon de la recherche.

A.M. : Duchemin a impulsé un intérêt pour la photographie au sein du centre IFAN, que le CRDS a ensuite prolongé. Il possède aujourd’hui de nombreuses photographies, pour beaucoup postérieures à l’époque de l’IFAN. Fatima Fall, vous dirigez ce centre depuis 2006. Quelle a été la politique du CRDS en matière de photographie, et quelle est-elle encore aujourd’hui ?

F.F. : A notre arrivée en 1993 comme conservatrice du musée, beaucoup de supports de présentation du CRDS mentionnaient que la photothèque abritait 20 000 documents. En 1995, la photothèque a été soutenue par le Social Science Research Council aux Etats-Unis. L’institution a pris en charge le mobilier, l’acquisition de plusieurs pochettes pour les négatifs et la peinture spéciale contre les insectes dans la salle. En 1998, nous avions initié le projet d’exploitation du fonds du CRDS pour procéder à l’inventaire et à la sélection d’images pour le montage d’une exposition intitulée Balade dans Saint-Louis ancien (conception de l’affiche et du catalogue) pour cette même activité dans le cadre de la valorisation des fonds photographiques avec le financement de la Getty Grant Programme par le biais du WAMP. Nous avions maîtrisé le fonds et identifié les différents thèmes et recueilli dans nos familles proches et amis, des originaux pour éviter leur disparition.

En 1999-2000, l’inventaire effectué avec une main d’œuvre complémentaire (stagiaires), nous donnait 35 000 documents. Avec l’affectation de personnel pour renforcer l’équipe du CRDS lors du rattachement à l’Université Gaston Berger, de 2008-2022, le fonds est passé à 80 631 documents dont 21 199 reçus de Monsieur Abdoul Aziz Bathily, donateur (formateur à l’école de journalisme, CESTI à l’UCAD de Dakar) avec 27 positifs et 21 172 négatifs. Ces derniers, une fois numérisés et transférés sur un disque dur, sont revenus au CRDS. Cela nous a permis de constater la diversité des sujets traités : sport, culture, architecture, portraits, cérémonies… Il ne faut pas oublier le travail des collègues qui récupèrent des originaux auprès de particuliers, en retour, une reproduction en N/B est remise à la personne ou à la famille concernée.

En rentrant de Paris en juin 2023, j’avais acquis un disque dur tout neuf avec 14 833 images numériques reçues gracieusement du Pr Alain Epelboin, médecin anthropologue, attaché honoraire du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris (CNRS-MNHN-Musée de l’Homme). Ce don était surtout centré sur les gris-gris et amulettes à travers le monde mais particulièrement au Sénégal où il avait séjourné. Ce qui amène présentement, le fonds de la photothèque du CRDS à 95 464 documents iconographiques. 

A.M. : Doit-on considérer que le CRDS fait figure d’exception à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest, par l’importance qu’il accorde à la photographie et à sa conservation ; ou bien peut-on parler d’un intérêt plus large et partagé pour les photographies historiques ? Quelle est la dynamique dans la région aujourd’hui en matière de patrimoine photographique ?

F.F. : La conservation des photographies historiques suscite un intérêt certain en Afrique de l’Ouest depuis les années 1990. On peut mentionner plusieurs travaux et moments clés : l’expérience du CRDS en 1997 via le PREMA (Prévention dans les musées africains) ; en 1999, l’atelier international sur la Préservation et promotion des archives photographiques en Afrique de l’Ouest organisé par le CRDS et le WAMP sur le budget de la Getty Grant Program ; l’édition du Répertoire des Archives photographiques en Afrique de l’Ouest plus le Cameroun en mai 2001 ; le travail de Dr. Franck Ogou, actuel directeur de l’Ecole du patrimoine africain-EPA, dont le mémoire de fin de formation à l’Ecole nationale d’administration-ENA, soutenu en 2004, s’intitule Archives photographiques au Bénin : problématique de la gestion d’un fonds documentaires menacé. Autour de l’EPA, on trouve un nouveau parcours « Archives et bibliothèques » inséré dans le cours universitaire ; et en 2014 a été organisé l’atelier 3PA- Préservation du patrimoine photographique africain, par le West African Image Lab[12]. Plus largement, de 2005-2018, un travail de localisation et d’identification, en vue d’une meilleure valorisation des fonds de vieux photographes au Sénégal, a été entrepris grâce à un financement français de l’ONG-IDD (Initiative pour le développement durable). Il concernait notamment Oumar Ly à Podor (au nord de Saint-Louis) et, à Thiès, le vieux Bèye (projet qui n’a pas pu aboutir suite au décès du photographe). A cela s’ajoute les expositions locales, nationales et internationales, telles que l’exposition Les archives sortent de leur cachette, organisée en mai 2022 par le CRDSavec l’Institut français de Saint-Louis, et l’exposition virtuelle du CRDS en 2023 : Rituels et cérémonies d’initiation en milieu Bassari (grâce au financement de l’EPA à travers le programme Youth.Heritage, Africa), en collaboration avec le musée d’Aquitaine. Il ne faut pas omettre les articles et les ouvrages scientifiques, comme ceux de Jennifer Bajorek et Giulia Paoletti[13] (ils sont à majorité le fait de chercheurs occidentaux), ni les films et les derniers dons de privés ou d’institutions.

Le CRDS est disponible à accueillir des dépôts et legs pour contribuer à la préservation des fonds dormants dans certaines familles. Pour les institutions, nous sommes en mesure de trouver les voies et moyens (par le biais de conventions), les ressources nécessaires pour récupérer d’autres fonds et pouvoir les valoriser sous plusieurs angles. La formation du personnel du centre et l’agrandissement de l’espace pourront faciliter ce projet que nous sommes en train d’étudier.

La stratégie adoptée a concouru par ces éléments en amont, ainsi que par les actions et activités menées, à cette redynamisation et reconnaissance du CRDS comme centre de référence dans le domaine de la gestion des fonds photographiques dans notre zone ouest-africaine.

A.M. : Lorsque l’on évoque les photographies de Duchemin, et plus largement celles produites du temps de l’IFAN, on se confronte nécessairement à la dimension coloniale de ces images et de ce patrimoine. Ces photographies ont été produites en « situation coloniale », et le plus souvent par des chercheurs européens prenant pour objets d’étude les populations africaines. Quel impact cette situation de production vous semble-t-elle avoir sur la façon dont on peut, ou dont on doit, regarder et appréhender ces photographies aujourd’hui ?

E.T. : Il s’agit de questionnements essentiels, néanmoins complexes, dont plusieurs aspects mériteraient d’être approfondis. Pour cela, l’étude du corpus devra être complétée afin de nous permettre d’avoir une appréciation plus fine et nuancée de ce qui le constitue. Si l’on considère l’image comme un objet construit, déterminé par des choix techniques, sociaux et culturels, un tel corpus comporte nécessairement des biais, inhérents à sa nature. Je dois en revanche reconnaître que mes connaissances, notamment historiques, de même que les sources documentaires à notre disposition ne sont sans doute pas suffisantes pour en faire l’étude critique complète.

A ce stade, on peut déjà observer quelques marqueurs significatifs dans les portraits ethnographiques réalisés par Georges Duchemin, indissociables de ce modèle de recherche scientifique en situation coloniale dont ils sont à la fois le produit et le dessein. L’utilisation des codes de la photographie anthropométrique est présente mais aussi, il me semble, une recherche de cadrage esthétisant, notamment dans les portraits féminins. Dans certaines de ces séries, le modèle est récurrent et identifié. Quelques vues présentent un caractère de nudité. D’un point de vue contemporain, ces photographies peuvent être considérées comme choquantes et posent la question suivante : la position de domination coloniale ne se double-t-elle pas d’une forme d’objectivation patriarcale de la part du photographe vis-à-vis de la femme photographiée ? 

Quand l’informatisation et la numérisation seront achevées, le partage public des données devra s’inscrire dans une démarche éthique, qu’il nous appartient d’ores et déjà de fixer. Ces fonds posent de multiples questions et leur réception dépend nécessairement d’un « contexte du regard », comme l’a souligné la journée d’étude « Photosensible, Photographie et passés controversés à l’âge numérique », organisée au musée du Quai Branly Jacques-Chirac en 2022. De nombreux travaux scientifiques ont été menés sur la reproduction et l’utilisation d’archives photographiques matérialisant des dominations et/ou des violences, dans le cadre de la recherche ou de la sensibilisation de publics qui peuvent être très variés. En l’occurrence, diffuser largement une photothèque produite en situation coloniale peut tout à la fois susciter des conversations avec les descendants des individus représentés sur des photographies mais aussi reproduire des dominations du passé, des contextes de prise de vue pouvant être perçus comme blessants ou dégradants à la période contemporaine. À cet égard, quelle peut être la position d’une institution patrimoniale ? Le Pitt Rivers Museum d’Oxford, par exemple, pose des avertissements quant à la nature « sensible » des documents mis en ligne sur sa base de données des collections photographiques XIXe-XXe siècle.

En tant qu’institution muséale, notre mission est d’étudier et diffuser le savoir autour de nos collections mais nous endossons une responsabilité dans la (re)mise en circulation de ces photographies, en fonction des différents publics que nous touchons, spécialistes ou non. Si l’on souhaite expliciter les ambiguïtés historiques de ce patrimoine, le partager en dehors de l’institution apparaît nécessaire pour réfléchir à nos pratiques, mutualiser des connaissances et ainsi produire du sens. J’espère que, dans le sillage du travail mené à Bordeaux, des chercheur·euse·s étudieront le fonds Duchemin et lui apporteront de nouveaux éclairages. Je sais aussi que nos collègues du CRDS et de l’IFAN peuvent, avec leurs archives et leurs réseaux contemporains, identifier des personnes, des lieux et des situations qui pourraient nous permettre de compléter et contextualiser nos propres données.

K.K. : La dimension coloniale de ce fonds est centrale et elle impacte nécessairement notre appréhension, soixante ans après les indépendances, en nous obligeant à une extrême prudence dans son exploitation.

fig. 8 : Georges Duchemin, [Le 10 décembre 1959, Moktar Ould Daddah et Charles de Gaulle sont conduits vers Nouakchott, nouvelle capitale de la Mauritanie]. Diapositive 24×36 mm. Coll. Duchemin, musée d’Aquitaine. Photo L. Gauthier, mairie de Bordeaux.

Sans doute faudrait-il isoler les portraits de personnalités, les quelques photographies et les séries relevant des « actualités » : en 1943 par exemple, Duchemin réalise quelques portraits d’Amadou Hampâté Bâ (fig. 8) ; en décembre 1959 en Mauritanie, il voit passer la DS qui conduit à Nouakchott le Premier ministre de la Mauritanie Moktar Ould Daddah et le général de Gaulle (fig. 9) ; et il assiste le 28 novembre 1960 aux festivités de l’Indépendance, s’amusant à photographier la dizaine d’Européens rassemblés sur une hauteur pour couvrir comme lui l’événement (fig. 10).

Vingt-cinq années ont passé depuis la donation à la mairie de Bordeaux et je pense qu’aujourd’hui, nous n’envisagerions sans doute pas l’intégration d’un tel fonds, même si le musée d’Aquitaine conserve nécessairement d’importantes collections iconographiques et d’objets témoignant de l’histoire coloniale de Bordeaux (en 1993 par exemple, la famille d’un ancien exploitant forestier a offert à la Ville 200 images du Gabon). Mais il faut se demander vers quelles institutions un ou une chercheuse se dirigera demain pour espérer trouver des photographies sur le Sénégal des années 1940 ou sur la Tunisie des années 1960. Il faut à mon sens aussi revenir sur l’origine même du fonds : c’est en tant qu’employé de l’IFAN, résident de fait à Dakar puis à Saint-Louis, que Duchemin a pris une grande partie des photographies dont nous avons hérité. En toute logique, si un fonds semblable apparaissait aujourd’hui, son affectation serait nécessairement discutée avec les institutions patrimoniales des États actuels : le Sénégal, la Mauritanie, Madagascar, l’Algérie, la Tunisie. Quelle serait l’affectation des phototypes concernant le Sénégal : l’IFAN ? Le CRDS ? Les Archives nationales du Sénégal, où sont conservées les archives de l’ancien Institut français d’Afrique Noire ? Ce serait bien entendu au Sénégal d’en décider… Et pour aller un peu plus loin encore : si l’État sénégalais demandait aujourd’hui le versement des phototypes conservés à Bordeaux et témoignant des années sénégalaises de Duchemin, je ne vois pas bien ce qui pourrait s’y opposer.

F.F. : Nous ne pouvons qu’accepter en son temps, le regard de l’ethnologue-chercheur qui correspond à un moment de notre histoire ! Nous-mêmes, quand on exploite les documents, on se rend compte de combien les gens étaient dociles pour accepter de se faire photographier ainsi ou dans certaines positions ! Quelques fois, on trouve des images drôles !

Il nous est arrivé de tomber sur des images sélectionnées par un particulier et de nous rendre compte que nous reconnaissons des parents ou parentes, comme mes tantes, grande et petites sœurs de ma maman. En l’occurrence, ces images avaient été prises par Madame Duchemin, qui a été directrice d’école. Elles me parlent personnellement car elles ont été prises dans la cour de l’Ecole Léontine Gracianet. J’ai vécu dans cet établissement scolaire car mon père en avait été le directeur de 1971 à 1989. Dans ce bâtiment, tout me parle : les murs, les salles de classe, l’arbre central, le fleuve, la cour, la petite cour, les galeries Nord et Sud (espace de séjour de nos parents et des invités pendant les vacances), certaines fenêtres, l’escalier central, les balcons Est et Ouest, la cloche, le goyavier… Tout comme Georges Duchemin a pris des images en pays bassari lors de cérémonies d’initiation (campagnes de collecte de l’IFAN en 1953), le virus a piqué son épouse qui à son tour a photographié ses élèves pour leurs tenues (robes, camisoles, pagnes…), leurs coiffures, leurs bijoux et accessoires, leurs origines et lors de certaines visites officielles à Saint-Louis, dans la cour (récréations), dans les alentours de l’école, ou encore à l’entrée et à la descente du Pont Faidherbe.Il ne faut pas oublier que le CRDS fut le Centre IFAN Sénégal-Mauritanie ! Et s’il y a lieu de récupérer ou de restituer, nous devrions tenir compte de l’ancien statut du CRDS ! La priorité serait le CRDS ! Pourquoi ? Les documents viendraient compléter le fonds photographique du Centre que Georges Duchemin avait dû garder pour lui en tant que chercheur ! Nous (IFAN-CAD et CRDS), Mauritanie ou ailleurs, toute institution de recherche, nous pouvons ensemble nous entendre et profiter de l’opportunité qui nous est offerte pour rédiger une demande commune par l’Etat pour compléter nos fonds. Ainsi, faisant suite aux demandes formulées, le musée d’Aquitaine de Bordeaux pourrait restituer en tenant compte des légendes des documents. Nos collègues pourraient compléter les statistiques pour IFAN-CAD (Dakar), le CRDS de Saint-Louis (1305 documents), la Mauritanie, l’Algérie, etc. Il existe des pistes de solution comme la mise en commun de nos fonds sur un-e auteur-e sur une plateforme partagée ; de ce point de vue, le projet photIFAN est une belle illustration de la coopération inter-institutionnelle.

Notes