Une « étude noire » de Beaubourg : la Bibliothèque Chimurenga

Amzat Boukari-Yabara

Du 2 avril au 16 mai 2021, dans le cadre de la Saison Africa2020, le projet sud-africain Chimurenga basé en Afrique du Sud et créé il y a une vingtaine d’années par le journaliste camerounais Ntone Edjabe, a investi la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou pour y monter un projet de bibliothèque alternatif. La Bibliothèque Chimurenga a consisté à cartographier, inventorier et cataloguer des archives documentaires liées aux « Black studies » francophones en reprenant une méthode de travail expérimentée dans de précédents lieux, notamment à la Cape Town Public Library (2009)1. Matérialisée sur les murs des espaces de lecture de la BPI par des diagrammes et des cartes mentales qui donnent à voir l’histoire des réseaux politiques, artistiques et intellectuels noirs dans leur globalité, étayée par des signets qui font ressortir des ouvrages manquants dans les rayonnages, ou encore par des citations collées sur le sol permettant de tracer des routes inédites au sein de la bibliothèque, cette exposition a permis de montrer à la fois l’invisibilisation et le potentiel heuristique des « Black studies » dans le champ académique français tout en soulevant des questions précises. Comment une institution publique comme la BPI prend-elle conscience de sa propre colonialité ? Quel est le potentiel des études noires francophones ?

Dévoiler des marques de colonialité dans un espace comme celui de la BPI donne une dimension politique forte au projet de la Bibliothèque Chimurenga qui repense justement les géographies et les historiographies, les généalogies et les trajectoires des pensées noires francophones. Ces dernières sont différentes selon qu’elles soient produites depuis le centre impérial qu’est Paris, depuis les périphéries guyanaises, antillaises, indianocéaniques ou kanaks, ou encore depuis les territoires subsahariens de l’ancien empire colonial. Alors que les mots et les voix convergent vers Paris et son centre bouillonnant des Halles, où la BPI de Beaubourg faisant office de « Tout-Monde » reste l’un des derniers lieux publics et accessibles à toutes les catégories sociales dans un centre-ville de plus en plus régi par des rapports commerciaux, comment produire une bibliothèque provisoire des « Black Studies » ? Comment produire du provisoire, de l’éphémère, sur un champ intellectuel qui est plutôt ignoré dans le monde intellectuel français ?

Peuples Noirs, Peuples Africains, carte : Chimurenga.

C’est en ayant ces interrogations à l’esprit que j’ai accepté, au printemps 2019, l’invitation de Ntone Edjabe à rejoindre l’équipe qu’il mettait en place avec plusieurs autres chercheur.e.s, artistes et activistes basés en région parisienne et travaillant chacun.e dans des domaines faisant écho aux « Black studies »2. Si la composition du groupe de travail a évolué en fonction des disponibilités individuelles, la dynamique collective créée par ce projet a permis de mettre en relation différents chercheur.e.s et horizons et de constituer ainsi une constellation semblable aux cartes murales de Chimurenga. Prévues pour partager les points de vue et les idées, les séances en présentiel n’ont pu se tenir qu’à une seule reprise, en septembre 2019, à la Cité internationale des arts, avec des moments en huis clos et d’autres ouverts au public. Par ailleurs, un travail éditorial autour des principaux textes d’archives et contemporains sur la question noire a permis la publication d’un numéro spécial de la revue The Chronic co-édité par Chimurenga et la BPI. La Pan African Space Station (PASS) a également organisé des sessions musicales au Lavoir Moderne Parisien situé dans le quartier populaire de la Goutte d’Or.

Pour mieux nous imprégner des lieux, une réunion a eu lieu avec le personnel de la BPI qui a été ainsi informé du projet. Celui-ci a souffert de la pandémie et des longues périodes de confinement, ainsi que des travaux en cours à la BPI, qui est un site déjà confronté en temps normal à une importante fréquentation du public entraînant une saturation régulière de l’espace. L’une des ambitions qui consistait à faire se rencontrer le public de la BPI, accédant à un service public gratuitement, et le public du musée adjacent (le centre Pompidou), payant pour accéder à des œuvres, nécessitait par exemple de casser les frontières sociales et culturelles internes à l’espace, et de proposer un itinéraire transversal tout en gardant le fil des « Black Studies » francophones.

En effet, ce courant qui est d’abord né aux Etats-Unis, et qui se distingue des études africaines et des études africaines américaines, fait écho aux revendications des militant.e.s noirs des années 1950 et précède l’émergence du mouvement afrocentrique dans les années 1960. A cette période, des historien.ne.s et des chercheur.e.s autodidactes appellent à réviser les connaissances sur les mondes noirs telles qu’elles sont dispensées dans les universités américaines ou diffusées dans les ouvrages disponibles dans les bibliothèques. Initiées à la fin des années 1960 notamment par John Henrik Clarke et Vincent Harding qui fondent respectivement l’African Heritage Studies Association et l’Institute of the Black World, consacrées par les travaux de Lerone Bennett, Walter Rodney, St. Clair Drake, Sylvia Wynter ou encore James et Grace Lee Boggs, les Black Studies font ainsi écho au mouvement du Black Power et à l’activisme du Black Panther Party qui défendent une véritable émancipation des minorités noires aux Etats-Unis.

Si les militant.e.s et intellectuel.le.s noir.e.s américain.e.s disposent alors d’une solide bibliographie avec en tête de pont les travaux de Godwin Carter Woodson ou de W.E.B. Du Bois, les travaux contemporains de Frantz Fanon, Cheikh Anta Diop ou Aimé Césaire témoignent de l’existence de connexions entre les mondes anglophones et francophones, les espaces africains, américains, caribéens et européens. Il existe aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, et dans une moindre mesure dans la Caraïbe et l’Afrique anglophone, des bibliothèques, des centres d’archives et des institutions disposant de catalogues consacrés aux études noires. En revanche, la France n’a pas produit dans son histoire intellectuelle un véritable champ consacré à ces mêmes études.

En France, les études sur le monde noir s’inscrivent historiquement dans le champ de l’africanisme, des migrations ou du développement, mais aussi, étrange paradoxe, dans les départements de civilisation anglaise ou américaine. La question noire est introduite par la littérature ou la musique, par des études comparées entre les œuvres de Toni Morrison, africaine américaine, et Maryse Condé, guadeloupéenne, par les romans de Léonora Miano qui popularise le thème de l’afropéanité, ou encore dans le cadre du développement des études sur l’esclavage, le fait colonial ou le racisme. Ces correspondances peinent à souligner à quel point la France est un point incontournable sur la carte des productions culturelles et des études noires. Aborder l’impensé bibliographique et bibliothéconomique français autour de la question noire, c’est-à-dire la manière dont ils ont été à la fois invisibilisés et classifiés, est ainsi un vrai défi.

Ntone Edjabe m’ayant confié s’être appuyé sur mon ouvrage Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme afin de produire plusieurs cartes retraçant les connexions entre des mouvements et des figures historiques noires, j’ai d’abord envisagé de me concentrer sur le panafricanisme au niveau de la scène parisienne. En effet, la capitale française a accueilli des événements historiques comme les deux premiers congrès panafricains en 1919 et en 1921, ou encore le congrès des écrivains et artistes noirs organisé en 1956 par le réseau de Présence africaine. Depuis le Quartier Latin, les sœurs Nardal ont joué un rôle dans le développement d’un féminisme noir et d’un internationalisme également incarné par des militants comme Lamine Senghor ou Tiemoko Garan Kouyaté. Des écrivain.e.s et cinéastes, de Sembene Ousmane à Léonora Miano en passant par Édouard Glissant, Med Hondo, Mongo Beti, Maryse Condé, Yambo Ouologuem ou Sarah Maldoror, ont consacré des œuvres qui rentrent dans le champ des études noires. La France, et Paris plus particulièrement, a également été le centre de toute une production musicale noire mélangeant les influences africaines, noires américaines, afro-latines, caribéennes et françaises. Penseurs, artistes, musiciens et activistes noirs donnent à la France une identité populaire alternative et dissidente qui n’a pas de reconnaissance institutionnelle.

Ainsi, les « Black studies à la française » englobent toute une production intellectuelle, artistique, scientifique et littéraire qui répond ou pose des problématiques culturelles, sociales, politiques ou économiques propres au contexte des expériences noires francophones. Ce courant constitue à la fois un champ dissident des études sur l’Afrique produites en France depuis l’époque coloniale et une étude de la manière dont la France est intégrée aux mondes noirs en particulier – mais pas seulement – par ses populations africaines et afrodescendantes vivant de part et d’autre de l’Atlantique et de la Méditerranée. La conséquence logique était d’introduire dans la Bibliothèque Chimurenga un fonds bibliographique relatif aux luttes contre le racisme, la colonialité et la Françafrique, incluant notamment les crimes coloniaux comme le massacre de Thiaroye. Le lien entre colonialisme et immigration permet également de resituer les « Black studies » dans le cadre des mobilisations indépendantistes et panafricanistes, ainsi que des mouvements contemporains pour la décolonisation de l’espace public ou des lieux de production et de circulation du savoir. La Bibliothèque Chimurenga apparaît ainsi comme une méthode d’exhumation des « études noires ».

Outre la rédaction d’un texte pour le numéro de The Chronic et d’une interview pour le magazine de la BPI, ma contribution a principalement consisté en la réalisation de ce que serait une bibliothèque panafricaine à partir de documents extraits des bibliothèques parisiennes. Avant la pandémie, je souhaitais ainsi consacrer quelques sessions de recherche dans les collections physiques de la bibliothèque de la BPI, ainsi que dans des bibliothèques municipales disposant de fonds documentaires spécialisés ou fréquentées par un public d’origine africaine, afin d’identifier une liste de matériels (textes, sons, images) servant à constituer ce fonds panafricain de la Bibliothèque Chimurenga. L’un des enjeux n’était pas tant de souligner l’insuffisance de références bibliographiques consacrées aux études noires dans les rayons de la BPI mais de faire ressortir ce qui existe déjà. Ainsi, la première étape de mon travail a été de forer littéralement le catalogue de la BPI, à la manière des colons explorant le sous-sol de l’Afrique, pour dégager deux grands axes bibliographiques sur les « études noires à la française ».

Le premier est celui de la « Négritude » et le second celui de la « Françafrique ». Ces deux thèmes culturels et politiques qui traversent de manière controversée l’histoire franco-africaine ont servi pour produire ensuite une douzaine de « collections » avec chacune deux entrées thématiques. Chaque collection a ainsi pu être composée par quarante à soixante documents physiques, ce qui donne pour l’ensemble du catalogue une fourchette allant de 480 à 720 documents mobilisés en incluant le principe des doublons qui donne une plus grande fluidité et introduit également du trouble dans des classements qu’il s’agissait précisément de questionner. Du fait de l’importance de la traduction de leurs œuvres dans les milieux politiques et intellectuels noirs anglophones, des œuvres comme celles de Frantz Fanon, Cheikh Anta Diop ou Aimé Césaire y occupent des positions de jonction ou d’interface. L’ampleur des pertes liées à l’insuffisance des traductions masque également l’absence de sources et d’imprimés en langues africaines. Pour faciliter le classement des auteurs et des autrices, j’ai construit un code de lettres et de couleurs pour les relier à des livres, des revues, des documents et des sources sur les luttes et les résistances, les arts et les spectacles, les cultures et les religions, l’économie et la politique, sur l’histoire. Les collections sont ainsi des lieux où se replient et se déploient les généalogies de l’imagination radicale noire.

Chaque collection devait poser ou répondre à deux ou trois problématiques. Ainsi, une collection « Anna Julia Cooper », du nom de cette militante panafricaine et première femme noire docteure de la Sorbonne, a été constituée pour aborder la bibliographique des traites et des esclavages, ainsi que du « triangle et de l’hexagone » en référence au dernier ouvrage de Maboula Soumahoro. Le thème des conditions noires féminines a été classé dans une collection « Jeanne et Paulette Nardal ». En plus de collections propres au réseau de la maison d’édition et de la revue Présence Africaine (Christiane Yandé Diop, Maryse Condé), des collections « Aimé Césaire » (lettres ; francophonies), « Frantz Fanon » (racismes ; colonialités), « Joséphine Baker » (sexualités ; solidarités), « Cheikh Anta Diop » (historiographie ; afrocentricité), « Thomas Sankara » (néocolonialisme ; panafricanisme), « Dulcie September » (répression ; anti-impérialisme), « Ibrahima Sylla » (patrimoine culturel ; panafricanisme musical [Ibrahima Sylla ayant fondé le grand label de musique panafricain Syllart Records]) et « Lionel D » (hip hop/reggae ; culture underground) ont été élaborées dans le cadre du travail préparatoire. Une collection « Nous ne sommes pas des Noirs Américains » a permis de rappeler l’existence et la nécessité de poser en France la question noire sans faire comme si elle était importée des Etats-Unis.

Une collection « 1885 » expose des sources qui déconstruisent les récits colonialistes et africanistes et une collection « Nègre » tente de convoquer les absent.e.s et les invisibilisé.e.s, car l’un des enjeux dans une bibliothèque éphémère est de laisser des fantômes et d’ouvrir également de nouveaux champs. Plusieurs personnages dans l’histoire ont ainsi produit des thèses, des ouvrages et des articles ou laissé des manuscrits dont la trace est perdue. Ainsi, le travail préparatoire autour de la Bibliothèque Chimurenga fut l’occasion d’esquisser des « Sankara Studies », du nom du président burkinabé Thomas Sankara assassiné en 1987 pour ses positions anti-Françafrique et anti-impérialistes. La dimension militante des catalogues fait de la Bibliothèque Chimurenga un espace de luttes où les livres tentent justement de ne plus être otages de l’histoire et des classifications coloniales.

Toute la signalétique de l’exposition présentant des citations au sol et des cartons insérés dans les rayonnages, en plus des espaces de cartographie murale, a permis de dévoiler des archives et des sources qui constituent l’infrastructure des « Black Studies à la française ». La Bibliothèque Chimurenga permet ainsi de rassembler des savoirs qui ont été disséminés et d’en montrer une cartographie nouvelle. L’invitation à se perdre est totale, mais n’est-ce pas justement le propre d’une bibliothèque que d’amener les lecteurs et les lectrices à errer ? En cela, l’expérience d’une étude noire des études noires à la française obtenant une sorte de droit d’asile à la BPI donne au public une ouverture privilégiée et exceptionnelle tant sur la condition noire analysée par Pap Ndiaye et les continents noirs décrits par Awa Thiam, que sur l’histoire vagabonde du panafricanisme qui archive et prophétise les luttes des peuples noirs et africains pour arracher le pouvoir de la narration, en un mot, leur histoire.


  1. Les épisodes précédents ont eu lieu à la bibliothèque publique de San Francisco (2014) et à la bibliothèque Kallio à Helsinki (2016). 

  2. Outre l’équipe de rédaction de Chimurenga, le groupe de recherche initial était composé de Pascale Obolo, Amandine Nana, Rosanna Puyol, Paul-Aimé William, Amina Belghiti, Maboula Soumahoro, Olivier Marboeuf, Sarah Fila Bakabadio, Brice Ahounou, Nadia Yala Kisukidi, Mawena Yehouessi, Penda Diouf et Françoise Verges.