Que font les masques à présent ?

Emmanuelle Chérel

« – ça, c’est des vrais ? Ou ça, c’est des faux ?

– ça, c’est entre les deux1 ».

« Le masque est aussi ce qui vit, c’est la vie tout court2 ».

En se concentrant sur des œuvres des artistes contemporain.e.s Zina Saro-Wiwa, Hervé Youmbi et François Knoetze, cet article cherche à comprendre de quelles façons les masques agissent aujourd’hui. Ces propositions (films, performances, installations…) interpellent, chacune à sa manière, les statuts des masques africains, leurs fonctions voire leurs lieux d’apparition (performance rituelle, musée, galerie, rue,…) en révélant les différentes qualifications actuelles de ces objets, les processus qui les ont transformés mais aussi les effets qu’ils produisent. Si l’histoire de ces masques est désormais, entre autre, liée à la colonisation, associée aux valeurs et mythes de l’histoire occidentale de l’art, la force de ces propositions vient de ce qu’elles considèrent la « pluralité ontologique3 » de ces choses4 et leur puissance agissante5. Les masques anciens et contemporains y sont envisagés comme des médiateurs concrets au sein de réalités et de processus locaux et internationaux complexes. Rejetant tout fixisme, tout dualisme (tradition/modernité, artisanat/art contemporain, esthétique/spiritualité, animé/inanimé,…), ces propositions révèlent le cadre discursif dans lequel elles sont prises, inventent des stratégies discursives, brouillent les catégorisations en énonçant notamment différents « modes d’existence6 » des masques. Elles dévoilent des non coïncidences7, c’est-à-dire la relation trouble, les tensions et contradictions qui se sont tissées entre des concepts et des pratiques (qui, de fait, sont toujours spatialement et temporellement variables) lorsqu’ils se sont côtoyés au sein des empires coloniaux puis à leur suite. Elles développent aussi des modes d’action, notamment au sein des institutions de l’art contemporain, afin d’engager des transformations. En ressaisissant les masques, ces artistes convoquent des traditions pensées comme mouvement – ni linéaire, ni unidimensionnel -, pour y déceler le présent et des éléments du futur à construire. Ils s’interrogent : de quels pluriels une histoire est-elle faite ?

Les « véhicules » de nouveaux récits africains

Dans son film-lecture-performance, Worrying The Mask: The Politics of Authenticity and Contemporaneity in the Worlds of African Art8 (66 min.) conçu en 2020 pour la Coleman Memorial Lecture, l’artiste anglo-nigériane Zina Saro-Wiwa relate son voyage dans sa région natale l’Ogoniland en 2013, telle une enquête, une recherche personnelle et collective. Dans cette investigation filmée, performative et documentaire (alliant archives visuelles, performances et images réalisées par l’artiste et son équipe), Zina Saro-Wiwa, qui a pour habitude de développer des dispositifs narratifs rendant inséparables les écosystèmes environnementaux et émotionnels, énonce des questions philosophiques et culturelles qui marquent les arts anciens et contemporains africains. Ainsi en se déplaçant au sein du Nigeria, elle montre notamment des formes rituelles impliquant des masques, des traditions de mascarade de l’Ogoniland du delta du Niger, des savoir-faire des artisans, des artistes, et la situation de masques en tant qu’œuvres dans une galerie d’art contemporain. En un propos extrêmement dense, au gré de ses interprétations, ses analyses et des témoignages recueillis, elle s’interroge sur sa relation aux masques (elle-même a été inquiétée par ces objets dit-elle) et sur la situation complexe de ces choses. Elle revient sur le fait qu’au cours du XXème siècle, leur transmutation d’objet-rituels en marchandises et en œuvres d’art a conduit à les définir comme des « objets paradoxaux9 ». Elles ont été impliquées dans un ensemble d’interactions et de médiations activant des registres de valeur variés et parfois rivaux induits par l’enchevêtrement des processus de marchandisation, de valorisation culturelle et d’artification10.

Zina Saro-Wiwa, Worrying the Mask, 2020, video © Purchase, The Gallery Association Purchase Fund, 2021.

Son film, qui témoigne notamment des usages sociaux (éloignés d’une posture contemplative) de quelques masques de l’Ogoniland, fait suite à d’autres œuvres. Karikpo pipeline (2015), un film qui réinterrogeait « une mascarade ludique propre au peuple ogoni » en soulignant la manière dont la dynamique physique et émotionnelle des systèmes de valeurs culturelles de l’Ogoniland peut agir face aux changements de leur environnement sous les assauts de l’extraction pétrolière et de ses pollutions. Des danseurs masculins portant des masques d’antilope (dont certains ont été crées par l’artiste) exécutent une performance acrobatique sur des pipelines désaffectés et d’autres infrastructures pétrolières au sein d’un environnement naturel luxuriant mais désormais dégradé. Filmé par un drone, le point de vue sur le Delta du Niger évoquait la surveillance des firmes pétrolières mais aussi celle des forces spirituelles invisibles, et invitait à se demander qui garde véritablement la terre ? Avec le film The Invisible Man: The Weight of Absence (2015), Saro-Wiwa insistait cette fois sur la déconnexion émotionnelle et cognitive des masques africains exposés dans les musées et tentait de décrire un autre type de vie de ces choses à partir de l’expérience des femmes.

« Je veux « performer » le masque d’une nouvelle façon. Les masques traditionnels en Ogoniland parlent d’agriculture, sont des déclarations politiques et sont utilisés pour divertir. Mais je voulais utiliser le masque de l’intérieur et ouvrir des terrains émotionnels ».
Zina Saro-Wiwa, Karikpo Pipeline. 2015. Five-channel installation Photo © Courtesy the artist.

Dans Worrying The Mask, qui s’inscrit dans une esthétique hybride et une vision pragmatiste du film documentaire11, Saro-Wiwa montre donc, par une suite de situations, de rencontres et d’entretiens, qu’aujourd’hui, les masques sont encore fabriqués, inventés et ont encore des usages magico-religieux au Nigéria. Ils continuent toujours de se manifester dans le cadre de performances scénographiées des corps, qui leur assurent leur iconicité et leur agence présentifiante malgré de profonds changements12. Vecteurs, intercesseurs, objets chargés, “objets forts”13, étroitement liés à des conceptions philosophiques, les masques sont encore détenteurs de pouvoirs et d’une aura spirituelle qui sont atténués dès lors que leur secret est révélé : un masque doit demeurer un masque, ce n’est pas un simple objet. Ainsi, un masque qui, n’est pas censé révéler ce qu’il dissimule, doit préserver le secret de la force qu’il renferme. Mais Saro-Wiwa examine également le déplacement de ces choses vers l’espace muséographique. Elle énonce comment ces objets culturels ont été et sont transformés en marchandises en même temps qu’ils sont requalifiés en œuvres d’art. Elle cherche à nommer la zone trouble qui existe entre le moment de leur création puis de leur collecte et de leur entrée en collection. Elle revient sur l’histoire de l’art moderne : « Les masques africains sont en réalité des véhicules pour le récit européen (…).Le récit africain est présent, mais c’est la version européenne qui compte le plus, en particulier pour les collectionneurs ». Tout au long de sa narration, Zina Saro-Wiwa explicite les conséquences des attentes occidentales, basées sur des critères esthétiques spécifiques et sur la recherche de traces d’une dimension magico-religieuse prouvant leur authenticité et leur ancienneté, qui façonnent le contrôle du marché d’art africain.

«En vérité, leur intérêt pour une preuve d’utilisation, comme leur patine, garantit que l’objet demeure un artefact, une curiosité anthropologique, un potentiel d’histoire figé du point de vue africain.Dans le contexte d’un musée européen ou américain, ou d’une collection, l’objet devient un symbole de subjugation. Seule la connaissance européenne l’élève au rang d’art, mais, en fait, s’il était véritablement vu comme de l’art, alors ses itérations contemporaines seraient valorisées. L’insistance sur le fait que l’œuvre doit être ancienne suggère que le marché entier repose sur cette altérité. C’est une économie du désir et de la distance».

Saro-Wiwa affirme que cette vision néglige « la compétence artistique des sculpteurs vivants, dont les objets contemporains sont non authentifiés ». Elle évoque aussi le rôle des galeries d’art au Nigéria, à travers notamment l’exemple de la Boys’ Quarters Gallery qui lui appartient, en affirmant que « les réponses à nos masques traditionnels sont variées, les transposer dans un espace blanc révèle ces conversations et ouvre l’espace psychique du récit autour de ces œuvres ». Ce propos est appuyé par le responsable du lieu, Dumnwii Fadeh qui dit à son tour : « Ces masques et figurines sont considérés comme étant plus accessibles dans la galerie. Les superstitions, la peur et le secret entourant les masques sont dispersés. Ils deviennent une œuvre d’art, et non quelque chose qu’il faut craindre. Dans la galerie, les visiteurs ont la tranquillité pour les apprécier. Une relation et une proximité sont créées. Vous pouvez même faire un selfie avec les œuvres. Les visiteurs les voient comme de l’art ». Le film révèle donc les nouvelles relations à ces objets tissées au sein de la société nigériane. En soulignant les différentes propriétés des masques selon les lieux de leur apparition, l’artiste inscrit ces choses dans des réseaux d’intentions qui sont des nœuds relationnels et désigne l’instabilité des catégories.

Zina Saro-Wiwa récuse ensuite les logiques culturelles qui réduisent les objets d’art africains à du capital. Elle conteste même l’appel à la restitution des objets d’art africain en affirmant qu’il faut privilégier la narration à la situation géographique. « Bien que je pense que certains objets pillés comme les bronzes du Bénin ou les couronnes d’Éthiopie devraient absolument être rendus, je suis en réalité bien plus inquiète à propos de l’histoire qu’ils génèrent lorsqu’ils reviennent au Nigéria ou en Éthiopie. Je m’intéresse à ce que les objets vont dire quand ils seront par la suite prêtés par le Nigéria et l’Éthiopie à l’Australie, au Brésil, au Rwanda, au Royaume-Uni et à la France. Les conséquences concernent à long terme le récit et non la géographie. Les problèmes causés par le récit produit par les institutions occidentales peuvent être répliqués par les institutions africaines ». Par ce propos, elle souligne alors son intention filmique qui est d’affirmer la force du récit, son mode opératoire. Et c’est le visage souvent face à la caméra, en gros plan, dans un vis-à-vis avec le spectateur, par un tête-à-tête, que Zina Saro-Wiwa l’instaure. Elle soutient ainsi la puissance incantatoire des récits, là où se produit de l’être et où l’on se laisse instruire. Tout au cours du film, la narration est un rapport, au double sens de rapporter : elle transforme et se laisse transformer par l’expérience d’un trajet instauratif dont elle est pleinement partie prenante. Autrement dit, le film/enquête, qui est un processus dynamique produisant des situations, de la parole, du mouvement et de la pensée, permet donc d’éprouver le réel et de le fabriquer.

Dans ses propos, l’artiste suggère également que nos tentatives pour comprendre « l’art africain traditionnel contemporain » nécessitent un changement ontologique radical et de considérer d’autres réalités. Elle s’adresse notamment aux institutions artistiques occidentales et les invitent à se transformer : « Si vous prétendez être intéressé par la production culturelle africaine, vous devez alors témoigner du respect pour ceux qui créent ces œuvres. Cela ajoute davantage de poids au récit africain de l’œuvre, sinon ces objets ne peuvent pas agir efficacement comme des ambassadeurs via une idée limitée et entravée de l’Afrique, promue par les cercles de collectionneurs, une Afrique décontextualisée ou une Afrique de la pensée européenne, alors qu’il existe en réalité une Afrique bien réelle et vivide dans le présent, avec énormément d’histoires surprenantes à raconter, d’arrière-pays à explorer, même dans les masques créés en 2020 ».Ainsi, faire un récit africain des masques permet de faire surgir d’autres narrations, d’autres connaissances articulées à la complexité du présent. Leur appréhension comme agents dotés d’une intentionnalité active14 permet de désigner leurs effets sur leur environnement comme le défend la référence à Souleymane Bachir Diagne15. Saro-Wiwa le redit ces objets qui ont été créés sur le continent amènent à poser à leur propos certains problèmes philosophiques africains. Être, exister, c’est être une force. L’ensemble de ce qui existe constitue un réseau de forces qui agissent les unes sur les autres. Ces choses portent l’idée d’une métamorphose, toujours en train de se faire, qui définit la vie. Elles incitent à réfléchir aux manières dont les humains reconfigurent le vivant, en prenant en compte les multiples modalités de la figuration autant que les pouvoirs de l’invisible.

Zina Saro-Wiwa, Worrying the Mask (detail), 2020, video © Purchase, The Gallery Association Purchase Fund, 2021.

En faisant écouter et sentir plusieurs voix, Worrying The Mask crée des traversées entre plusieurs mondes, déploie différents possibles, relaie des présences, marche au milieu de multiples lignes. Une question en appelle une autre. À travers sa narration, Saro-Wiwa tient ensemble des hypothèses différentes, ouvre l’espace du vacillement et protège l’énigme des masques.Les masques, eux-mêmes, considérés comme des moyens de transport, génèrent dans le film la coexistence de plusieurs ontologies, explorent le passage entre des mondes en les parcourant. Dès lors, les masques qui sont inducteurs d’une série de gestes, d’histoires, d’un film, qui révèlent qu’ils agissent dans le champ social et artistique, le débordent aussi inévitablement par une série de questions irrésolues : « Parfois, je crois que ces objets ont une vie indépendante de leurs parents africains et des collectionneurs européens. J’imagine les masques et figurines africains comme étant de puissants agents à part entière. Cette indépendance les conduit peut-être à des endroits que nous n’avons pas encore imaginés. Ces objets devraient peut-être être plus que des vaisseaux pour raconter l’histoire de leur temps et de l’espace. Pourraient-ils raconter quelque chose sur l’avenir ? Ou sur un monde entièrement imaginaire ? Doivent-ils être réduits à expliquer la vie africaine ? Mais alors, je me retrouve face à un problème : cela ne permet-il pas aux collectionneurs occidentaux d’imaginer et projeter l’Afrique qu’ils désirent ? Dans ce cas, ne s’agit-il pas de la liberté interprétative que les modernistes européens souhaitaient ? Ne suis-je pas alors comme eux ? » .

Les « méta-objets » glissants d’Hervé Youmbi

Une partie des questions abordées par Zina Saro-Wiwa sont travaillées, depuis 2010, par Hervé Youmbi dans son projet Visages de masques qui se déploie en une série d’opérations et d’installations, une suite de situations et d’actions. Telle une infiltration, un enchâssement, au sein des conditions de production de la valeur des masques et des fondements des marchés internationaux de l’art ancien et de l’art contemporain africain, ce projet en montre les réalités et cherche à compromettre les fonctionnements. Cette démarche tient compte du fait que ces marchés depuis plus d’un siècle ont été générés par des divers acteur.rice.s : collectionneur.euse.s, antiquaires africain.e.s, artisan.e.s, touristes et, bien sur, musées et galeries. Elle fabrique un espace d’enchevêtrements productif et ambigu qui vise à exposer la complexité de la situation de ces objets en dévoilant les implications de leur circulation (par la vente, le pillage) vers les pays occidentaux. Ce déplacement a été effectué par l’élaboration de logiques d’appropriation qui ont permis la conversion de leur statut d’objets magico-rituel à celui de marchandises et d’ œuvres d’art. Visages de masques interroge ces transactions culturelles complexes et un ensemble de stratégies discursives qui ont permis l’apparition des masques dans les lieux de l’art. En d’autres termes, ce projets’intéresse aux registres de valeur (dont les valeurs monétaires et d’échanges) auxquels sont soumis ces objets, aux processus de marchandisation, de valorisation culturelle et d’artification voire de fétichisation qu’ils ont subis16. Il prend à partie la violence structurelle du marché de l’art, des institutions et des pratiques qu’ils génèrent et notamment la conjonction historique du développement du capitalisme et de la découverte des objets rituels africains. Il défait les schémas classificatoires façonnés par des forces économiques, sociales et politiques intimement liées au projet capitaliste, enracinés dans la période coloniale et toujours à l’œuvre dans ses suites postcoloniales. L’approche conceptuelle d’Hervé Youmbi désigne l’environnement dans lequel est présenté son propre travail et participe de la réflexion sur l’art, en ne demandant pas qu’est-ce que l’art africain mais plutôt quand y a-t-il art africain ?17 Et, ce qui est d’autant plus intéressant, c’est que Visages de masques envisage l’art comme un ensemble de pratiques qui dépasse les limites des institutions (musée, marché, etc) et, de ce fait, il engage une relecture stratégique des modernités africaines de l’art en manifestant les différentes réalités sociales, culturelles, économiques des masques. Par une série de gestes, le projet dévoile, en effet, le caractère multiple et inachevé de la requalification de ces objets et génère un ensemble d’interactions et de médiation activant des registres de valeurs variés, voire concurrents. Il entretient ainsi la multiplicité ontologique des masques18 qui constituent un patrimoine vivant au statut complexe, pris dans des réseaux d’acteurs aux intérêts hétéroclites et conflictuels, et traversé par différents modes d’existence.

Dans son article Playing (in) the Market, Hervé Youmbi and the Art World Maze19, Dominique Malaquais analyse méticuleusement les différentes étapes de ce projet. Visages de masques a été présenté au sein d’une première exposition au Cameroun, en 2015 dans une installation construite de caisses en bois et de masques. Sur ces caisses, identiques à celles que les institutions artistiques utilisent pour transporter les objets d’art, étaient épinglées des photographies d’œuvres illustres de l’art africain classique, devenues des icônes — des totems — d’après le canon de l’histoire de l’art africaniste et appartenant au Musée national d’art africain, au Metropolitan and Brooklyn Museums et au musée du quai Branly à Paris, des institutions qui ont joué un rôle crucial dans la construction de ce canon. Des cartels indiquant la provenance du masque, sa date, ses matériaux et son histoire dans la collection, montraient que la majorité de ces objets a été pillée par des Européens, et que dans leurs mains, ils sont devenus inanimés. Ainsi, devenus des trophées de la colonisation impériale, ces masques sont à contempler de loin. Au dessus de ces caisses étaient suspendus des masques hybrides et syncrétiques conçus par Hervé Youmbi et réalisés en collaboration avec des sculpteurs et des perliers de la région du Grassland ou des Grassfields de l’ouest du Cameroun renommée pour son extraordinaire culture bamiléké notamment. Youmbi, en assistant à des cérémonies funéraires dans cette région, avait observé l’usage de masques en plastique : des objets fabriqués en Chine pour être utilisés en Amérique du Nord pendant les célébrations d’Halloween20. Parmi eux, le masque de fantôme du tueur en série du film d’horreur Scream (1996) inspiré du célèbre tableau Le Cri (1893) d’Edward Munch. Ces masques en plastique sont entrés dans ces cérémonies dansées, à côté des masques caractéristiques de la région – notamment masques éléphants bamikélé. Hervé Youmbi décida alors de fusionner ces deux modèles et d’inclure également d’autres éléments associés aux styles des sculptures de régions plus éloignées — Dogon (Mali), Bwa (Burkina Faso), Yoruba (Nigéria), Kota et Punu (Gabon) puis de les entremêler à des objets rituels de genre distincts (masque, sculpture,…). De fait, par leur style disjonctif et syncrétique, ces nouveaux masques brouillent les catégories esthétiques imposées par une vision moderniste de l’histoire de l’art africain. Ils viennent heurter les canons occidentaux appliqués à l’art africain classique qui insistent sur une séparation précise des styles et des affiliations régionales21, ce qui a conduit pendant longtemps à faire disparaitre les changements esthétiques incessants de ces objets, pour définir des identités culturelles fixes pourtant bien éloignées des réalités historiques du continent22. Dans son article, Dominique Malaquais décrit également, dans cette installation, la présence de moulages de masques que Youmbi avait acheté sur les marchés de Douala, confectionnés par les artisans pour répondre aux demandes des touristes. Ainsi, par ces gestes étaient confondues les distinctions entre «art » et «artisanat », « traditionnel » et « moderne », « authentique » et « commercial » — qui jouent un rôle crucial dans la production de la valeur marchande des masques africains.

Après cette première étape au sein du monde de l’art contemporain, Playing (in) the Market, Hervé Youmbi and the Art World Maze décrit une deuxième étape du projet. Les masques de Youmbi entrèrent dans la vie rituelle de la région du Grassland. Ils deviennent propriétés d’initiés Ku’ngang qui les portent lors des rites funéraires dansés, ils sont donc « activés ». Ainsi, les œuvres d’art conceptuel se transforment en objets de pouvoir spirituellement chargés. Autrement dit, Youmbi rompt la séparation entre les champs d’activité sociale23, les masques sont repensés dans le flot du milieu culturel dont ils ont été soustraits. Là où le processus historique du modernisme a cherché à casser les croyances et l’intention sociale déléguée à ces choses, Youmbi montre qu’elles n’ont jamais disparu et que ses œuvres peuvent en être affectées et dotées. Ses masques sont donc des intercesseurs de présences, des objets chargés, médiateurs de processus sociaux, du lien entre les vivants et les morts, au sein de traditions et de rites anciens qui, eux aussi, sont en mouvement et se transforment. Dès lors par ce processus, l’artiste se demande si la célébration sans cesse accrue de l’esthétique de ces objets (même par les créateurs contemporains) ne contribue pas à la dévalorisation de leur fonction rituelle, c’est à dire à la disparition des événements culturels, efficaces éléments de cohésion sociale qui ont été à l’origine de leur production, et se préoccupe du futur de la production des objets rituels et cultuels en Afrique à l’ère de la globalisation.

Hervé Youmbi, Visages de masques (installation documentation détail), 2013, Mixed media, Dimensions variable © Courtesy of the artist and AXIS Gallery.

L’article décrit la manière dont lors d’une troisième étape, certains de ces masques activés ont quitté le Grassland pour voyager vers d’autres cubes blancs, en Afrique, en Europe ou aux États-Unis. A la 1:54 Contemporary African Art Fair de Londres en 2015, Youmbi et Axis, sa galerie de New York, ont développé une scénographie intitulée Two-Faced Mask/Double Visage qui a mis en évidence les aspects de ses deux vies précédentes des masques. Sur le mur, un cartel décrivait l’objet comme un artéfact anthropologique et comme l’œuvre d’un artiste contemporain. Dans une quatrième étape, Youmbi décida de faire retourner ces objets au Cameroun pour les réintégrer à l’univers Ku’ngang — et qu’ils pourraient ensuite retourner en Europe ou aux États-Unis pour être vendus. Toutefois, il décida que si le masque était vendu, il retournerait encore au Cameroun, où il serait rituellement désactivé24. Comme l’analyse Dominique Malaquais, l’acheteur se trouverait alors lui-même intriqué dans un va-et-vient inhabituel, « unique dans le cycle d’extraction et d’acquisition qui a historiquement marqué l’entrée dans les collections occidentales d’œuvres d’art produites en Afrique ». Ainsi, l’artiste exploite l’ambiguïté de la position du collectionneur : d’un côte, ce dernier achète et possède, prend possession, de l’objet, de l’autre, il deviendrait un participant actif de la désactivation du masque qui changerait à jamais sa signification. Finalement, le masque a été acquis par le Musée royal de l’Ontario (Rom), basé à Toronto, une institution connue pour ses collections et sa critique institutionnelle lancée par Silvia Forni, Dominique Fontaine et Julie Crook. Dans un article25, Forni examine l’imbrication du projet Visages de masques dans des réseaux historiquement denses de production et d’échange d’œuvres existants dans le Grassland relié à un large éventail d’acteurs à travers l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord. Les sculptures hybrides de Youmbi appartiennent à une longue lignée d’objets dans un paysage historique artistique exceptionnellement riche et complexe26. Dominique Malaquais souligne également que le succès de ses masques dans les performances rituelles et sur le marché de l’art contemporain international a eu des conséquences sur le travail des artisans locaux et des artistes. D’une part, il a entraîné des appropriations, voire des copies, destinées aux populations locales mais aussi à destination des touristes étrangers. D’autre part, il a accentué l’engagement de Youmbi au sein d’une génération d’artistes qui défend des initiatives camerounaises, des lieux d’art et d’enseignement correspondant aux besoins et réalités locales.

Hervé Youmbi, Les exotiques autochtones, 2021, Hervé Youmbi and Axis Gallery, New York Photo © Christian Saintvanne.

A Nantes, en mai 2021, dans le cadre de l’exposition Retour27, Hervé Youmbi présente un autre projet au titre oxymorique « Les exotiques autochtones » composé de cinq réinterprétations de sculptures anciennes iconiques africaines en bois perlés (dont le masque royal tukah, une sculpture du royaume de Bamendu en pays Bamiléké, au Nord-Ouest du Cameroun, datant du 18e siècle et conservée au Pavillon des Sessions au musée du Louvre à Paris) appartenant à des collections de musées occidentaux, réalisées avec des artisans de l’ouest camerounais. Elles sont suspendues par des câbles au dessus de socles en miroir et accompagnées par des caisses de transport sur lesquelles apparaissent les photographies et présentations d’autres œuvres emblématiques. La suspension des sculptures expose le flottement de ces objets qui sont hors sol. A travers des phrases inscrites sous les sculptures qui se reflètent dans les miroirs, les œuvres semblent parler et s’adresser au public, en l’interpellant par une série de questions sur les conséquences de l’appropriation du patrimoine africain « qui a aliéné et déculturé les populations28 » et de sa restitution : « J’ai le sentiment que notre projet de retour en Afrique est étroitement lié à la perte des repères actuelle des musées ethnographique », « Quelles sont les mesures prises en Afrique aujourd’hui pour arrêter l’hémorragie des biens culturels actuels du patrimoine de demain qui quittent le continent ? », « Gardien des reliques d’un ancêtre dans ma première vie en Afrique, je suis en occident un objet de monstration aujourd’hui, je rentrerai en Afrique pour quel rôle ? ». Le statut de cette interprétation contemporaine de sculptures anciennes souligne la puissance de la reproduction comme réappropriation active de ce patrimoine spolié29. L’installation, qui peut évoquer « Untitled (Mirrored Cubes) », 1965/1971 de Robert Morris ou Les objets spécifiques de Donald Judd (1965), renvoie au spectateur l’image de l’espace de la galerie, ainsi que l’image de son propre corps et de ceux des autres visiteurs, comme une réalité fragmentée et disjointe. Elle montre que le processus d’observation d’une œuvre est inscrit dans une durée, dans une phénoménologie de la perception. Sa signification dépend du contexte d’exposition mais aussi de l’expérience de la personne en train de l’observer, de la place du spectateur. Autrement dit, l’expérience de l’art caractérise le processus par lequel les individus prennent conscience de l’espace et des objets qui les entourent. Cela convie alors notamment à penser que le spectateur est aussi responsable de toute signification (politique) de l’œuvre.

Hervé Youmbi, Les exotiques autonomes, 2021, © Hervé Youmbi and Axis Gallery, New York_Photo© Christian Saintvanne.

Ainsi, à chaque mouvement, les masques de Hervé Youmbi acquièrent un nouveau statut. Des couches de sens s’accumulent, entraînant le surgissement « d’objets glissants », impossibles à catégoriser dans les dichotomies qui ont longtemps structuré la façon dont la production matérielle et culturelle originaire d’Afrique a été analysée, exposée et commercialisée. Ici, tout est en permanence en mouvement, il y a une constante hybridation des pratiques, des régimes conceptuels, des habitudes cognitives. Youmbi montre ainsi que la production de la valeur des objets qu’il crée relève d’un jeu sur leur triple potentialité, voire d’une stratégie de condensation de valeurs : celle qui leur permet de fonctionner à la fois comme des objets magico-rituels, des marchandises et des œuvres d’art30. Dominique Malaquais les qualifie de « méta-objets », à la fois « originaux » et « copies », « réels » et « faux », « traditionnels » et « modernes », « rituels » et « conceptuels ». En tous les cas, Hervé Youmbi, qui révèle par la mobilité constante de ses œuvres une pluralité de « modes d’existence » des masques, pointe une pluralité de régimes de vérité31. Son approche pourrait être explicitée par la philosophie de la traversée du philosophe camerounais Jean-Godefroy Bidima32, qui voit en « la problématique de l’origine qui a sous tendu les considérations sur l’art africain, la dérive de la métaphysique de l’identité, une approche substantialiste et essentialiste qui cherche à déceler dans l’art africain, une prétendue essence ou âme noire ». Et contre laquelle, il souhaite privilégier le processus, renonçant à l’idée d’une origine et d’une finalité de l’art africain. Là encore, il ne s’agit donc pas d’en proposer une définition, mais d’évaluer comment il compose au sein des transformations sociales, et comment il se dit de manière multiple et fragmentée. Il s’agit de s’engager pour voir dans chaque objet d’art, dans chaque situation, dans chaque sujet et dans chaque évènement de quels multiples ils sont faits. L’art de la traversée, défini par Bidima et qui semble caractériser la pratique de Youmbi privilégie les variations, l’inachèvement, la rencontre inattendue, le déplacement, le décentrement esthétique, une hétérogénéité complexe. Il confronte les influences, convie à l’intrication des récits, génère la transgression des frontières.

Des nouveaux objets transfiguratifs

Pour finir, les masques du film Core Dump Dakar de l’artiste sud-africain François Knoetze agissent au sein d’un récit fictionnel qui brouille, lui aussi, les pistes en ouvrant d’autres questions. Constituée d’une série de 4 films, Kinshasa (2018), Shenzhen (2019), New York (2019), Dakar(2018) présentés avec des amas de déchets numériques, Core Dump explore la relation entre les technologies digitales/cybernétiques, le néocolonialisme et la version d’une utopie humaniste non-alignée gagnant sur les visions du transhumanisme véhiculées par la Silicon Valley. Chaque film tisse des liens au-delà des discontinuités géographiques et temporelles en convoquant les utopies marxistes panafricaines du cinéma africain des débuts (1960-70) et les pensées de Donna Haraway, Sylvia Wynter, Gayatri Spivak, Frantz Fanon et Aimé Césaire, par exemple.

Core Dump Dakar (11 min 50) narre l’histoire d’un homme dont le visage a été brulé suite à l’explosion d’un vieux moniteur TV qu’il réparait. Afin de protéger son corps devenu monstrueux, le personnage revêt un costume de cosmonaute. Sa combinaison spatiale rafistolée en toile de jute et son corps sont bardés de cartes-mères, entrailles d’ordinateurs désossées et connectées à de multiples circuits électroniques. Devant son casque, afin de cacher son visage meurtri, est placé un masque en bois (une copie d’un ancien masque du Gabon ? Fang ? Punu ?). Avec cet attirail rétrofuturiste, et par une action performative, l’homme déambule difficilement dans les rues de Dakar, enfermé dans cette combinaison, au gré d’une respiration marquée par une forme d’asphyxie. Sa voix électronique féminine dit : « Je circule à travers les circuits électroniques aussi bien que dans les rues de Dakar […] je me répare, me recrée, je ne suis pas prisonnier de l’histoire, j’ai compris qu’en imprimant des datas dans l’ADN de ma chair, j’étais capable de stocker plus d’informations dans un cheveu que dans tout un data center […] J’ai décidé de me prendre en charge et de devenir mon propre objet ». Ainsi, le spectateur est embarqué dans un univers parallèle vu à travers les yeux de cet astronaute, une narration fantaisiste, une fiction à l’esthétique baroque — low-tech — dotée d’un humour grinçant et inscrite dans un montage associant des images d’archives documentaires aux plans filmés par l’artiste.

La défiguration et la désarticulation de cet homme renvoient à la situation du corps du colonisé analysée notamment par Frantz Fanon, et plus récemment à celle du « corps nègre » produite à l’échelle mondiale par notre système économique globalisé – qui aliène l’humain qui devient « cet homme-chose, homme-machine, homme-code et homme-flux » – définie par Achille Mbembe et induite par « le lien social de sujétion et le corps d’extraction, c’est-à-dire un corps complétement exposé à la volonté du maître et duquel l’on s’efforce d’obtenir le maximum de rentabilité33». Elles évoquent le capitalisme extractif qui continue de prélever sur le continent africain les minéraux nécessaires aux nouvelles technologies (cobalt, cuivre, coltan) en exploitant honteusement le travail des humains. La défiguration (l’explosion marquant ici la violence et le scandale) exprime les conséquences des régimes prédateurs successifs qui balaient les sociétés au nom de l’industrialisation et de la modernité pour servir la consommation mondiale de masse. François Knoetze interpelle notamment l’économie numérique souvent présentée comme la promesse d’un avenir désirable. Il questionne les conditions de sa production, le pillage des ressources et les conflits sur le continent pour avoir accès aux minéraux afin d’assouvir la faim électronique du monde, notamment du monde occidental qui déverse en retour ses e.déchets en Afrique. En effet, leur exportation illégale en est moins onéreuse que leur recyclage. Ces rebuts, vendus et revendus, finissent alors bien souvent dans des décharges et empoisonnent les corps de ceux qui y glanent — dans Core Dump Dakar, un extrait d’un documentaire TV dit « Au Sénégal, on a trouvé du plomb dans le sang de 40 enfants » — afin de bricoler des ordinateurs à des prix accessibles aux populations.

Toutefois, cette figure joue d’ambivalences. D’un côté, la combinaison de cosmonaute — qui désigne, depuis les années 1960, la conquête d’un ailleurs extraterrestre, le rêve de nouvelles explorations — représente ici une sorte de cyborg africain, une figure symbolisant une utopie critique des catégorisations34. Elle désigne la possibilité d’une réparation, d’une mutation, d’une réinvention de soi à travers la constitution de nouvelles représentations de soi. Cependant, les choses sont effectivement paradoxales. Si la figure de l’afronaute35 (une image peu présente dans l’esprit des occidentaux) peut être vue par certains comme le futur d’un continent africain moderne et en devenir, l’imaginaire de la conquête spatiale est, lui aussi, aujourd’hui plus que jamais alimenté par des logiques du capitalisme extractiviste. Et les ambitions spatiales africaines, qui remontent à 1964 et qui se sont réaffirmées en 2019 (l’Union africaine a entériné la création d’une Agence spatiale africaine pour coordonner la stratégie spatiale du continent36) pourront-elles échapper à ces modèles économiques ?

Ainsi, au gré du film, François Knoetze génère par cette figure et son récit discursif une série de doutes, d’interrogations et d’antinomies. D’autres éléments y contribuent. D’une part, l’afronaute de Core Dump allié à la réplique d’un masque ancien fait surgir une nouvelle dimension de cette figure : celle-ci se trouve dans un temps complexe, marqué par des chevauchements ou des glissements de temporalités qui réexplorent les liens entre passé, présent, futur. D’autre part, cette question du temps, et plus particulièrement celle de la relation au passé, est renforcée par le surgissement au cours du film d’un deuxième masque : un visage fabriqué en résine blanche. Implanté au dessus du casque de cosmonaute, il agit comme une prothèse qui constitue une surface de projection, un écran, accueillant notamment différents visages de personnalités africaines historiques extraits d’archives audiovisuelles ou numériques projetées et dont les propos épaississent le récit du film. Autrement dit, l’objet, activité par les projections filmiques, parle.

Francois Knoetze, Core Dump Dakar, video, 2018 © François Knoetze.
Francois Knoetze, Core Dump Dakar, installation, 2018 © Photo Oulimata Gueye.

Ce dispositif qui, de par son côté futuriste, donne à la figure de Core Dump Dakar une allure de science-fiction, concourt pourtant à sa réinscription dans l’histoire en convoquant la mémoire et la présence de nombreux personnages historiques qui ont lutté pour les Indépendances. Ce masque de résine permet une invocation de ces figures historiques qui surgissent par des apparitions quelque peu fantomatiques qui les rendent ni tout à fait mortes, ni tout à fait vivantes. Sont invoqués (aussi par des moniteurs TV) les films des cinéastes sénégalais incontournables : avec les images du corps brisé tout en prothèses de Linguère Ramatou du film Hyènes (1992) de Djibril Diop Mambety, le puissant discours de Guenawar (Ousmane Sembene, 1988) contre la dépendance financière et alimentaire de l’Afrique ou encore La noire de… (Ousmane Sembene, 1966). Puis, le discours de Léopold Sédar Senghor lors de la conférence des non-alignés à Dakar, en 1975, dans le parc universel des expositions aujourd’hui endommagé. Mais aussi les célèbres propos du président du Conseil du Sénégal (1957-62), Mamadou Dia, critiquant la politique de Senghor : « Nous étions un exemple qui aurait pu faire tâche d’huile à travers toute l’Afrique. Et peut-être que cet exemple-là aurait évité à l’Afrique tout ce qui est arrivé aujourd’hui, nos nouvelles dépendances ».

Dans Core Dump Dakar, la figure de l’afronaute avec ses deux masques, en bois et en résine, qui condense des termes contradictoires, des connotations et des injonctions contraires, fait parler au présent les « esprits des ancêtres » pour se redéfinir elle-même, se créer, construire son identité personnelle et collective. Elle relève d’un processus de soin en montrant tout à la fois les blessures et la fonction réparatrice du récit. Autrement dit, en tant qu’intercesseur, la prothèse blanche contribue à énoncer un processus de réassemblage par la réparation de liens brisés afin de faire appel à une généalogie des luttes des non-alignés qui puisse participer de la construction de l’à-venir. Elle suggère que le temps possible, qui n’est pas la succession du passé, du présent et du futur, est composé de latences, d’accompli et d’inaccompli, de tension et de distensions, de potentialité et de déchirures. Cette analyse pourrait être complétée par l’hypothèse que ce dispositif est peut être inscrit dans une histoire longue des sculptures et des masques sur le continent. En effet, n’est-il pas un agencement qui incarne le réseau des relations sociales sans cesse rejoué en reliant l’ancêtre à son descendant en un artefact habité par un humain, ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant37 ? Une chose dotée, de ce fait, d’une agence propre dont seuls les effets prophylactiques ou réparateurs sont perceptibles ? Ne pourrait-on pas envisager qu’il revisite cette histoire en proposant de nouveaux assemblages d’objets-humains ou d’humains-objets, interpellant les objets qu’ils soient anciens, actuels ou futuristes ?

Avec cette prothèse blanche, François Knoetze génère une image paradoxale qui touche également à une zone de trouble provoquée par le numérique. D’après Emmanuel Grimaud, les Occidentaux, en investissant massivement dans les technologies de la cognition et de l’information, ont fantasmé une autre forme de métempsycose, aussi légère que l’éther, où l’humanité se diluerait en masses d’atomes dans l’espace communiquant par rayonnement et se résolvant en lumière : « Rêve de la noosphère jusqu’au point oméga, où la dématérialisation devient communion télépathique instantanée, fusion des consciences dans une super cognition, moment d’apothéose cosmologique qui n’est pas sans dangers, ni illusions38 ». Or, comme le dit Achille Mbembe39, le continent africain est plongé dans un mouvement assez similaire, les objets numériques réactiveraient des préoccupations anciennes : « Les cultures africaines précoloniales étaient obsédées par des questionnements sur les limites de la Terre, de la vie, du corps et du soi, comme leurs mythes, leurs littératures orales et leurs cosmogonies en apportent la preuve. Parmi les questions humaines les plus importantes, il y avait celles qui concernaient le monde au-delà du perceptible, du corporel, du visible et du conscient. Les objets n’étaient pas vus comme des entités statiques. Ils étaient plutôt des êtres souples et vivants, doués de propriétés magiques, originales et parfois occultes. Ils étaient dépositaires d’une énergie, d’une vitalité et d’une virtualité et, en tant que tels, ils invitaient constamment à la transmutation et même à la transfiguration. Les outils, les objets techniques et les artefacts appartenaient au monde des interfaces et, de la sorte, ils servaient de seuils à partir desquels transgresser les limites existantes afin d’accéder aux horizons infinis de l’Univers40». Ainsi, ce dispositif de Core Dump Dakar convoque ces propriétés qu’il déplace. Il pourrait être considéré comme un nouveau type d’intercesseur, un être acteur du changement d’une substance en une autre permettant la transmutation entre des éléments différents, une transformation, une transfiguration et un nouveau mode d’existence des masques. La représentation d’un individu bricolé, changeant d’aspect, support d’une interface numérique connectée, qui lui permet de devenir son propre objet, de créer son réseau d’acteurs et de décider de son avenir y est interrogée. À la manière de certaines œuvres de science-fiction, Core Dump Dakar ne se contente pas de ré-imager le présent à travers un miroir déformé mais s’efforce de le ré-imaginer autrement, en fabulant un autre récit, que la fin très politique du film (invitant au soulèvement) suggère également. Autrement dit, pour prolonger ce que a été dit sur la valeur du récit dans l’analyse de Worrying the Mask de Zina Saro-Wiva, les masques de Core Dump Dakar sont des inducteurs de virtualité témoignant du fait que le réel doit être fictionné pour être pensé41 et pour instaurer une autre type de narration.Alors que la situation des personnes vivant dans les quartiers pauvres des mégalopoles africaines est décrite comme très difficile voire insupportable, Core Dump Dakar affirme que l’action est possible, le sujet africain peut agir pour changer et bouleverser les systèmes existants. Il est responsable de son action qui pourrait faire surgir le non encore-accompli des luttes politiques de l’Indépendance, faire éclore hic et nunc le refoulé et le latent. Le changement doit se réaliser maintenant, et les nouveaux assemblages d’objets peuvent y contribuer.

En conclusion provisoire, les masques des films documentaires ou fictionnels de Zina Saro-Wiwa et François Knoetze, et des installations de Hervé Youmbi génèrent de la processualité et de la potentialité afin de permettre la transformation42. Ils invitent à spéculer sur l’action possible, c’est-à-dire à concevoir l’occasion, le temps des opportunités, celui qui lie le « pas encore » et « le jamais plus ». Ils agissent pour bousculer les occasions afin de faire éclater les possibilités enfouies dans le fugace présent. Ainsi, ces propositions affirment que le sujet africain ne se comprend plus par une essence à déceler mais comme ce qui advient et ce qui fait ad-venir, comme se créant et créant, et qu’il peut détecter les lieux propices pour s’opposer à l’ordre établi, le transgresser, le transfigurer.

Une première version de ce texte a été communiquée lors de la journée d’études Unmasking Masks organisée par le consulat général de France à Atlanta, avril 2021. Je remercie Sophie Provost pour la traduction des extraits du film Worrying the Mask.


  1. Le marché des masques africains, film documentaire de Peter Heller, Arte documentaire, 2015. https://www.youtube.com/watch?v=GzjqSUCnA1E 

  2. A la découverte des masques du Bénin, film documentaire de Patrick Noukpo, 2013. https://www.youtube.com/watch?v=QpVkCj4nGGU 

  3. Voir les travaux de William James, Étienne Souriau, Philippe Descola. 

  4. Pour Bruno Latour, les « choses » sont des objets fabriqués (les langues, les systèmes de soins, les techniques de divination, etc.) par des collectifs mais elles fabriquent les humains, sont actives et produisent la réalité. « Esquisse d’un Parlement des choses », Ecologie & politique, 2018/1, n° 56, p. 47-64. 

  5. Alfred Gell, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique, Dijon, Les presses du réel, 1998. Voir aussi Philippe Descola, « La double vie des images », p. 131-143 ; in Emmanuel Alloa (dir.) Penser l’image II, Anthropologies du visuel, Dijon, Les presses du réel, 2015, qui reprend Gell et écrit « une intentionnalité agissante peut être attribuée à n’importe quelle entité non humaine pourvu que l’on puisse inférer en elle, par abduction une capacité à agir intentionnellement analogue à celle des humains » (p. 132). Dans cette perspective, l’œuvre est un « relais matériel entre personnes humaines ». 

  6. Voir Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, Seuil, 2012. 

  7. Voir les travaux d’Edouard Glissant, Achille Mbembe, Walter Mignolo, Dipesh Chakrabarty. 

  8. Pour regarder ce film lecture performance : https://www.facebook.com/187728618625682/videos/277059816986123/ 

  9. Patrick McNaughton, The Mande Blacksmiths: Knowledge, Power and Art in West Africa. Bloomington, Indiana University Press,1988. 

  10. Julien Bondaz, « Le caractère marchand du fétiche et son secret. L’art de profiler les objets chez les antiquaires ouest-africains », Gradhiva, n° 30, 2019, p. 70-91. 

  11. Aline Caillet, Dispositifs critiques, Le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014. 

  12. Extrait du film : « La chrétienté et l’islam sont des forces puissantes, et les religions monothéistes contestent l’existence de ce type d’œuvre (…) De nombreux sculpteurs ogoni ont abandonné leur activité car ils se sont convertis (…) Nous pouvons trouver de nombreuses représentations syncrétiques de la foi au Nigéria. Les croyances ne sont pas nettes ». 

  13. Jean-Paul Colleyn, « Objets forts et rapports sociaux », Systèmes de pensée en Afrique noire, n° 8, 1985, p. 221-261. 

  14. La perspective praxéologique (voir les travaux des historiens de l’art David Freedberg, Paris G. Monfort, William T.J. Mitchell, Jean-Marie Schaeffer ou encore l’anthropologue Liza Bakewell) insiste sur le fait que ce type d’objets implique des opérations cognitives et que les humains leur créditent une autonomie intentionnelle, une capacité à agir par leurs propres moyens, liée à des techniques d’activation et de désactivation. 

  15. Voir Souleymane Bachir Diagne, Musée des mutants, Revue Esprit, juillet/août 2020, https://esprit.presse.fr/article/souleymane-bachir-diagne/musee-des-mutants-42835 : « Il est nécessaire de penser, d’une part, l’inscription des œuvres produites dans les cosmogonies où elles sont nées et qu’elles manifestent, d’autre part, ce qu’elles disent en elles-mêmes, dans le langage des formes dont elles sont constituées. Cela permet d’indiquer l’inscription de l’œuvre dans une cosmologie de l’émergence, une cosmologie qui vise toujours une plus grande abondance de vie ». 

  16. Voir Jeremy MacClancy, « A Natural Curiosity. The British Market in Primitive Art », RES n° 15, 1988, p. 163-176. Karl Marx a montré que dans le capitalisme, l’autonomisation des marchandises repose sur l’occultation des rapports sociaux de production et sur l’apparition d’une autre forme de valeur, la fétichisation de la marchandise. 

  17. Nelson Goodman, Les manières de faire des mondes, Nîmes, Jacqueline Chambon, [1978] 1992. 

  18. Je reprends cette idée à Julien Bondaz, qui a analysé l’intention des stratégies des antiquaires africains (qui sont différentes de celles de Youmbi) dans « Le caractère marchand du fétiche et son secret », op. cit. : Les antiquaires africains participent de la transformation d’objets magico-rituels – en marchandise – et en œuvres d’art en entretenant la multiplicité ontologique des biens , afin de profiler leurs qualités marchandes, selon leurs intérêts du moment. 

  19. Dominique Malaquais, « Playing (in) the Market, Hervé Youmbi and the Art World Maze », Cahiers d’Études africaines, n° 223, 2016, p. 559-580. 

  20. Pour un autre exemple d’intégration de masques en plastique, voir : Julien Bonhomme, « Masque Chirac et danse de Gaulle. Images rituelles du Blanc au Gabon », Gradhiva, n° 11, 2010, p. 80-99. 

  21. Nelson Kasfir (dir.), State and Class in Africa, London, Frank Cass, 1984. 

  22. John Peffer, « Africa’s Diasporas of Images »,Third Text, vol. xix, no 4, juillet 2005, p. 339-355. 

  23. Bruno Pinchard, Marx à rebours, Paris, Kimé, 2014. Le monde contemporain propose des objets séparés et de les fait adorer comme tels. 

  24. Les pratiques d’activation et de désactivation des objets sont courantes au Cameroun, voir par exemple celles de la Route des chefferies. 

  25. Silvia Forni, « Masks on the Move: Defying Genres, Styles, and Traditions in the Cameroonian Grassfields », African Arts, 49 (2), 2016, p. 38-53. 

  26. La production de réalisations hybrides au Cameroun a aussi été initiée par les acteurs de la colonisation dans les années 1940 dont les préceptes agissent encore aujourd’hui, voir Franck Beuvier, « Création et tradition. Histoire d’une idéologie de l’art au Cameroun », Gradhiva, n° 24, 2016, p. 136-163. 

  27. “Retour”, Galerie L’Atelier, ville de Nantes, commissariat : Melanie Vietmeier, Sylvain Djache Nzefa, mai 2020, https://www.anneauxdelamemoire.org/expo-retour 

  28. Propos de l’artiste dans le texte de présentation de sa pièce, Exposition Retour, Galerie de l’Atelier, Nantes, mai 2021. 

  29. Dominique Malaquais, Cédric Vincent, « Bis repetita ! Dans la boucle du FESTAC », in Eva Barois de Caevel, Koyo Kouoh, Mika Hayashi Ebbesen, Ugochukwu Smooth C. Nzewi (dirs.), États des lieux : De l’histoire de l’art en Afrique, Berlin, Motto et Raw Material Company, Dakar, 2020, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03101430/document, analysent des reproductions exécutées à l’initiative du pouvoir politique et d’artistes au Nigéria, qui sont aujourd’hui tout aussi célébrées que l’original. « Cette réappropriation du patrimoine, par le replacement de l’original par une multiplicité de versions, est une puissante démonstration décoloniale ». 

  30. D. Malaquais démontre que la position d’Hervé Youmbi est à double tranchant. En révélant des dichotomies totalement artificielles déployées par le monde de l’art pour façonner la valeur des œuvres, il les exploite simultanément pour augmenter la valeur de ses œuvres.  

  31. Le projet « 123 Ejumba-nyatti Ku’ngang masks » conçu par Hervé Youmbi, après sa résidence au musée T. Monod d’art africain à Dakar en juin 2021 dans le cadre du projet Atelier de troubles épistémologiques, sera une suite du projet « Visages de masque » et continuera de montrer « le caractère ambivalent des œuvres destinées à se mouvoir tant dans l’univers rituel réel que sur la scène de l’art contemporain global ». L’idée est de réinterpréter un masque classique ejumba (Diola) de la collection, ces masques hybrides seront intégrés ensuite notamment au rituel de circoncision chez les Diolas. 

  32. Jean-Godefroy Bidima, « La philosophie en Afrique », Encyclopédie philosophique universelle, tome IV : « Le discours philosophique », Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 265-272. 

  33. Achille Mbembe étend « la condition nègre » à l’ensemble des travailleurs exploités du monde, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, ou Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016. Voir aussi Emilie Moselly Batamack, Achille Mbembe. Critique de la raison nègre, Afrique contemporaine, 2014, n°249, p131-133. 

  34. Donna Haraway, Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991. 

  35. L’afronaute, conçu comme un voyageur spatial africain et noir, demeure une fiction, aussi irréalisée aujourd’hui que dans les années 1960, à l’époque où Edward Makuka Nkoloso entendait envoyer sur Mars une ́équipe d’afronautes zambiens. 

  36. Yassin Ciyow, “L’Afrique à la conquête de l’espace”, Le Monde, 26 avril 2019, https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/04/26/l-afrique-a-la-conquete-de-l-espace_5455038_3234.html 

  37. Voir l’analyse des autels aux ancêtres au Burkina Faso par Philippe Descola, p. 142-145, « La double vie des images », op. cit. 

  38. Emmanuel Grimaud, « Cyber samsāra ou la métempsycose des machines », Multitudes, n° 77, 2019, p. 200-207. 

  39. Achille Mbembe, « Afrocomputation – Interview avec Bregtje van der Haak », Multitudes, n° 69, 2017, p. 198-204. 

  40. Dans cet entretien, Mbembe expose le fait que les usages des objets numériques peuvent produire des effets contrastés, voire négatifs, dans les sociétés africaines. 

  41. Jacques Rancière, Le partage du sensible, esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000. 

  42. Jean-Godefroy Bidima, Théorie critique et modernité négro-africaine : de l’école-de Francfort à la Docta Spes Africana, Paris, Publications de la Sorbonne, 1993.