Je fais partie de la génération d’artistes qui a introduit la performance dans la scène contemporaine de Kinshasa. Quand j’étudiais à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa à la fin des années 1990, nous recevions essentiellement un enseignement très classique – en peinture, en sculpture, en dessin…. Mais nous étions rebelles et, à coté des disciplines qu’on nous enseignait à l’Académie, nous développions nos propres pratiques. On a commencé à faire des performances pour nous-mêmes. On était jeunes, on a récupéré des rebuts dans la rue et on a joué, on a performé. Le mouvement a grandi progressivement. De fait, nous performions déjà adolescents mais, sans nécessairement le nommer ainsi. A de nombreux moments, nous mettions en acte des situations, en les prenant en charge à tour de rôle, toujours au sein de l’espace public.
Mega Mingiedi Tunga lors de sa performance Kesho, Biennale de Lubumbashi, 2019.
Nous avons fini par amener cette pratique parmi les formes que nous travaillions aux Beaux-Arts. Les enseignants et enseignantes accueillaient cela souvent avec du mépris et ne nous prenaient pas au sérieux. Cela a changé aujourd’hui : la performance est établie dans le champ de l’art, y compris au Congo. Ceci dit, il n’y a toujours pas d’école officielle pour nos pratiques. Mais elles commencent à être reconnues, localement et internationalement, on commence à leur accorder de la valeur. Surtout à Kinshasa, les formes performatives ont fait du chemin. Elles se sont solidifiées et enrichies au contact de différentes traditions, de performeurs et performeuses d’ailleurs, et dans le cadre de festivals. Aujourd’hui, des temps forts, comme [Kinact](http://Hyperlien http:) initié par Eddy Ekete en 2015, réunissent tous les deux ans de nombreux.ses performeurs et performeuses et un public curieux.
De fait, les pratiques performatives existent depuis longtemps au Congo. Et les artistes contemporain.e.s les poursuivent en les réinventant dans le contexte actuel. La question de la transmission est primordiale à mes yeux, pour que ces formes se poursuivent et qu’elles se transforment au gré des changements sociétaux.
Aujourd’hui, on est vu par les jeunes générations : je n’ai pas de poste aux Beaux-Arts de Kinshasa – ils maintiennent un enseignement très classique – mais les étudiant.e.s d’art et de l’université viennent me consulter. Iels viennent voir les artistes contemporain.e.s pour apprendre directement en échangeant – nous ne sommes plus à la périphérie de la création. Les performances sont aujourd’hui visibles dans l’espace public et les costumes commencent à être montrés dans les galeries. Dans la vitrine de l’entrée de la Cité des arts à Paris, lors des Utopies performatives (conçues par Dominique Malaquais et Julie Peghini en septembre 2021), était exposé le costume Lumumba de Precy Numbi. Cela crée une visibilité importante !
Precy Numbi : Lumumba. Bruxelles. Costume en matériaux de récupération, 2020. Ici, exposé à la Cité des arts, Paris, septembre 2021.
Kesho à la Biennale de Lubumbashi, 2019
L’année 2019 m’a doublement amené à Lubumbashi : j’étais artiste invité à la Biennale afin de montrer mon travail, et en amont, les Ateliers Picha m’ont donné une carte blanche pour animer pendant dix jours un atelier avec des jeunes performeuses et performeurs lushois.es. J’ai donc élaboré ma performance Kesho avec ce groupe, dans un processus où ils et elles m’ont accompagné.e.s dans sa conception, sa création puis pour la performance dans les rues de Lubumbashi. Ce groupe de jeunes gens était très motivé mais très peu formé en matière de performance. On a beaucoup discuté sur les formes performatives, sur leur relation à l’espace public, sur le rôle des costumes… ce qui a permis de problématiser ce que nous allions mettre en acte, de mieux en comprendre les enjeux. Puis, nous avons poursuivi l’atelier sous forme pratique, pour mettre en place ma performance Kesho, ce qui signifie « L’avenir » en swahili. Ce titre pointe qu’il faut prendre l’avenir en charge – personne ne va le penser à notre place ! Il s’agit de dire « Vous avez droit à y croire et de vous y confronter sur la base de vos envies ! »
Co-construction d’un globe par les participant.e.s de l’atelier mené par Mega Mingiedi Tunga en préparation à la performance Kesho, Lubumbashi 2019.
Mon travail lors de cet atelier consistait à accompagner artistiquement le groupe. Les participant.e.s avaient plein d’envies mais il leur fallait quelqu’un qui les encourage, leur montre les possibilités, les étapes et les guide dans leurs choix. Et puis, il s’agissait de faire l’expérience de la mise en acte et de recevoir des retours : une situation performative est un moment fort, on rentre dans un autre univers, on y est pris et cela peut être bouleversant. La rencontre avec la ville implique de nombreuses situations imprévisibles, et il faut réagir spontanément, inventer, interagir ! Cela peut devenir très intense pour les performeur.e.s. Mais la présence du public permet aussi d’avoir un retour, une critique et de comprendre ce que l’on enclenche. Il faut y réfléchir soigneusement pour ne pas générer des situations violentes.
Lubumbashi, la deuxième ville de la République Démocratique du Congo, est le centre économique du pays grâce aux entreprises minières. Néanmoins, cette richesse ne bénéficie pas au peuple à cause de la fuite des capitaux et de la mauvaise gestion économique.
La ville est riche d’une multitude d’histoires et de façons de les raconter.
La scène artistique, notamment autour de Picha, a été configurée principalement autour de la photo, de la vidéo… Elle porte bien son nom (image, en swahili). Le fait d’amener nos pratiques performatives de Kinshasa à Lubumbashi établit des ponts et des échanges, cela permet aux artistes lushois.es de s’approprier cette forme et de la travailler par rapport à leur réalité, le présent katangais. La performance a été diabolisée par les artistes adeptes de formes artistiques réputées plus classiques : on lui a reproché d’être trop simple, d’imiter le théâtre, d’être une importation européenne, de corrompre les mœurs…
Alors que les performances parlent de nos situations de vie, ici, sur le continent !
Et puis, dans les traditions africaines, des gestes, des mouvements signifiants partagés collectivement ont toujours existé. Il y a une performance à partir du moment où il y a des personnes réunies, des gestes, des regards, des échanges. Les performances parlent de questions politiques, de la ville, de la vie en commun. Cela permet aux gens de grandir, de mieux comprendre les enjeux politiques, sociaux, d’échanger, d’ajuster leurs jugements et de prendre position. On intervient dans les questions fondamentales de société, on parle de l’économie, de la pollution, des violences sexuelles, perpétrées dans le cadre de la guerre, mais aussi de questions plus intimes ! Cette implication est palpable dans les échanges avec le public. Le public a un esprit ouvert, il regarde, il écoute. Il vient par curiosité. Les gens voient que quelque chose qu’iels ne connaissent pas se passe et sont intrigué.e.s. Iels viennent voir, observent, découvrent de nouvelles formes, lisent et interprètent les performances de façon souvent très riche et très informée, car ils partagent le même vécu social.
Malheureusement, peu d’auteur.e.s congolais.e.s écrivent sur notre travail. Je fais partie des artistes congolais.es qui ont initié pas mal de choses en matière de performance à Kinshasa. Mais on n’écrivait pas, on ne nommait pas. Maintenant, ce sont, en grande majorité, des auteur.e.s européen.ne.s qui mettent des mots sur nos pratiques. Et, cela change considérablement ce qui y est mis en jeu. Je crains que cette situation cause des malentendus, surtout si les autrices et auteurs connaissent peu le contexte et offrent des lectures équivoques.
Mega Mingiedi Tunga : Elisabethville, dite Lubumbashi, 332 cm x 83 cm, Technique mixte, dessin sur papier kaki 250g, Collage, stylo à bille, 2019.
La biennale dans dix ans, j’imagine qu’elle aura considérablement élargi les pratiques qui seront montrées et insistera davantage sur la scène locale. Le Congo est vaste, il y a beaucoup d’artistes ! Picha est, dores et déjà, une vitrine importante et mène un travail considérable localement. C’est précisément cette connexion qu’il s’agit de développer et d’approfondir. Les Ateliers Picha pensent qu’il faudrait élargir la durée des ateliers menés par des artistes en résidence, qu’il faut que cela soit soutenu financièrement à plus long terme pour assurer leur viabilité pour les artistes comme pour participant.e.s. Au-delà d’une initiation de dix jours, telle que je l’ai mise en place en 2019, il faudrait accompagner les participant.e.s dans le développement de leurs propres projets. Cela demande un vrai suivi individuel, et en groupe, dans la durée. Cela pourrait être assuré par des artistes pendant des périodes d’un mois ou deux, l’année précédant la biennale. Et la biennale réunirait des artistes invité.e.s et des projets développés lors des ateliers. Echanges, rencontres internationales, visibilité et transmission seraient alors imbriqués.
Toxicités
Le thème de la prochaine biennale, toxicité, me semble très pertinent : le monde est pollué, et il l’est particulièrement dans cette partie du Congo. L’histoire des extractions minières a laissé des séquelles. A Lubumbashi, à Kolwezi, l’odeur chimique est perceptible partout. Le géant minier Gécamines, qui a déterminé l’histoire de la ville depuis plus d’un siècle, opère encore aujourd’hui et laisse des traces durables dans la vie des habitant.e.s, dans l’environnement, à tous les niveaux. Dans les zones minières, la toxicité est omniprésente. Aujourd’hui, la ville ne cesse de croitre et les nouvelles constructions s’implantent souvent sur des terrains très pollués.
Mais on peut aussi considérer la toxicité des structures artistiques internationales : le rôle de l’Occident pour la création congolaise aujourd’hui est ambigu. Le marché reste largement hors sol : nos créations sont lues, achetées et consommées en Europe, l’Afrique n’en bénéficie que très peu. Si on considère que nos arts sont aussi une richesse (la richesse, ce n’est pas seulement les minerais !), les voir partir aussi massivement en Occident, c’est douloureux. Ma famille, mes proches ne voient jamais mon travail ! Cela crée des incompréhensions, des suspicions… S’il est plus simple de voir les œuvres d’un artiste congolais au AfricaMuseum à Tervuren, où il faut payer douze euros le billet d’entrée, qu’à Kinshasa, Goma ou Lubumbashi, les relations n’ont pas tellement changé depuis cinquante ans ! Il faudrait que les fonds suivent : la plupart des financements internationaux sont ponctuels et ne s’inscrivent pas dans la durée. Cela crée une situation dans laquelle en tant qu’artistes sur le continent africain, on est souvent perdant. On a beau voyager fréquemment, on n’a pas de structures viables. Le problème a deux facettes – il y a un marché en Occident mais cela suppose souvent de s’éloigner du contexte congolais, de perdre ce qui fait sens dans notre travail : alors qu’en RDC, il n’y a quasiment pas de soutien des institutions, ni de financements, ni de reconnaissance officielle. Pour des raisons économiques, les gens achètent plus aisément des affiches chinoises qu’une peinture populaire ou un dessin d’artiste mais c’est aussi parce que la création contemporaine est trop peu identifiée, reconnue et accompagnée. Mener un travail de performeur demande de résister à des nombreuses pressions sociales, des préjugés et des rejets, y compris de la part de ses proches, de sa propre famille. Tout le monde ne comprend pas le travail des artistes et cela peut susciter beaucoup de méfiance, d’autant plus si ça se passe à l’étranger. Il faut être conscient que nos pratiques ne sont pas acquises ; elles demandent un investissement long, conséquent, avec des conséquences importantes et souvent lourdes à porter dans nos vies. On oublie toujours, quand on voit une œuvre, le travail considérable qui la rend possible !
Maintenir une pratique d’artiste, quand on vit en RDC, quand on y a des obligations familiales, demande une abnégation constante. C’est un pays où les réalités économiques et sociales rendent la vie très complexe. Les gens doivent porter beaucoup de responsabilités. On se bat sans cesse, sans jamais savoir si cela tiendra et pour combien de temps.
Pour le futur, je pense que la transmission est une question cruciale. Mon engagement est de poursuivre le « faire », de multiplier les ateliers qui permettent de mettre les collaborations en pratique. Il faut un encadrement des jeunes artistes et cela passe par l’implication de la génération qui les précède. Chaque jour, j’accueille des jeunes artistes à Kinshasa, je les encourage à poursuivre leur travail. Transmettre, c’est pour moi un plaisir, un engagement, une valeur, c’est là que les choses font sens et où je vois ce que je peux donner. Mais la question est la suivante, cela est-il viable économiquement ? On ne devrait pas à avoir choisir entre un contexte qui permet de vivre décemment et son travail artistique au sein de notre société !
Propos recueillis par Lotte Arndt