Cette discussion a eu lieu le 19 janvier 2021. Depuis lors, beaucoup de choses se sont passées dans le paysage muséal international en général et au musée Rautenstrauch-Joest (RJM) en particulier, notamment pour ce qui du débat sur la restitution et du transfert de propriété des bronzes du Bénin détenus dans les collections allemandes, ce qui implique également le RJM1, au Nigeria. Pour ne citer que quelques projets de ce musée, le musée Rautenstrauch-Joest a récemment inauguré un espace au sein de son exposition permanente intitulé ‘I miss you’ [Tu me manques/Vous me manquez], conçu comme un espace de deuil et de guérison, et a lancé le projet ‘Leaky Archives’ autour de sa base de données, interrogeant ses vides, ses classifications raciales, la spécificité du savoir ethnologique qu’elle encapsule, et la manière dont elle pourrait accueillir d’autres types de connaissances, sans but d’accumulation, afin de « construire une communauté intersectionnelle »2. Ces deux projets, leurs gestes et le vocabulaire employé pour exprimer ce qu’ils entendent faire, expriment clairement une position qui n’est en aucun cas neutre ; ils contribuent de manière significative à transformer la façon dont nous pensons à un musée (ethnographique) et, plus important encore, à ce qu’il peut faire aujourd’hui.
Bien que beaucoup de choses aient évolué et soient en cours d’expérimentation dans ce musée depuis notre conversation, les points soulevés et les questions posées au cours de cette conversation qui s’est déroulée à distance (alors que le musée était fermé pour cause de la Covid19) restent plus que jamais d’actualité. Ils sont principalement orientés vers la manière de transformer la « monoculture » (pour reprendre les mots de Clémentine Deliss3) et le « monologue » (pour reprendre les mots de Nanette Snoep4) du musée ethnographique en le reconnectant aux urgents enjeux de justice sociale du présent, tout en abordant frontalement la manière de combattre le racisme actuel dont les racines coloniales ont également soutenu la création et le développement du musée.
Traduction de Marian Nur Goni, avec le concours d’Emmanuelle Chérel, de la version originale en anglais « Taking care that the same pain is not inflicted again », accessible ici.
Nanette Snoep : ‘Resist! The Art of Resistance’ est une exposition expérimentale, une plateforme sur cinq cents ans de résistance anti-coloniale dans le Sud global. ‘Resist!’, c’est un processus, une histoire en devenir, un processus sans fin. C’est une exposition sur les récits refoulés de la violence coloniale et de l’oppression systémique, sur les différentes stratégies de résistance, ainsi que sur la résilience. ‘Resist!’ s’oppose donc au « récit unique » et tente d’inverser la narration en offrant une plateforme pour de multiples histoires. Il en a résulté un labyrinthe de voix, d’œuvres d’art contemporain, d’objets historiques de notre collection, tous des fragments de résistance. ‘Resist!’ a pour objectif de dévoiler, inverser, réécrire et réinterpréter le récit colonial. Étape par étape. Mais, au-delà, l’exposition révèle aussi, d’une certaine manière, la résistance au sein du paysage muséal. Car la façon dont ces musées fonctionnent jusqu’à présent ressemble plus à un monologue qu’à un dialogue.
Depuis que je suis devenue directrice de ce musée en 2019, j’essaie de mettre en œuvre un programme décolonial. Ainsi, au lieu de faire une exposition sur l’histoire coloniale d’un point de vue européen, j’ai trouvé important de parler de la résistance au colonialisme afin de rendre plus compréhensible pour un large public ce que la colonisation signifie et ce que la violence coloniale fait aux gens. Nous parlons peut-être beaucoup de décolonisation, mais nous n’avons pas du tout compris ce qu’a signifié réellement le colonialisme. Je pense qu’il est très important pour les visiteur.e.s blancs/ches européen.ne.s de prendre conscience de la violence quotidienne et continue de la colonisation et d’insister sur le fait que, dès le premier jour de la colonisation, il y a eu résistance. En même temps, cette plateforme vise également à donner du pouvoir aux personnes discriminées.
Nous avons de nombreux objets dans notre collection qui racontent aussi les luttes anti-coloniales. De nombreux objets ont été pillés par les armées coloniales lorsqu’il y avait de la résistance. Prenez les bronzes du Bénin, par exemple. Nous ne parlons que des objets, nous parlons rarement des personnes qui ont été tuées par les soldats britanniques et du pourquoi et du comment de cette résistance contre la Grande-Bretagne. C’est pourquoi ‘Resist!’ est aussi l’occasion de montrer la collection sous un angle différent.
Pour moi, cette exposition n’est que le début d’un processus continu. C’est une nouvelle méthode, un nouvel outil, c’est à la fois un « terrain de jeu » et un « champ de bataille ». Elle permet de repenser l’histoire et de placer le Sud global au centre.
Donc, ici, je suis juste la directrice, une facilitatrice et mon rôle est d’ouvrir grand les portes du musée et de manière durable. Il s’agit d’une tentative de repenser et de transformer le musée d’une institution hégémonique blanche, profondément ancrée dans le passé colonial, en une plateforme démocratique multifocale et décolonisée. Malheureusement, la difficulté actuelle est que la décolonisation est devenue une sorte de mot à la mode : nous parlons tou.te.s de restitution, nous sommes tou.te.s transparent.e.s. Nous sommes tou.te.s antiracistes, nous sommes tou.te.s pour Black Lives Matter. Nous tou.te.s « repensons », « désapprenons », « décolonisons ». En tant que directrice, je me sens parfois une outsider dans ce paysage muséal, nous utilisons tou.te.s les mêmes mots et les mêmes termes, pourtant nous les comprenons très différemment. Il faut donc rester très humbles. ‘Resist!’ essaie simplement de créer un espace pour une pratique décoloniale. Cette méthode doit être comprise comme n’étant pas la décolonisation elle-même, mais comme offrant un processus potentiel pour générer la décolonisation.
Par exemple, dans l’exposition, nous présentons l’ensemble de la collection des bronzes du Bénin dans un espace autonome dont le commissaire est Peju Layiwola, une historienne de l’art et artiste nigériane, petite-fille du roi Akenzua II du royaume du Bénin. Elle y narre l’histoire et les décennies de luttes pour leur restitution, ainsi que ce que les bronzes du Bénin représentent pour les Nigérian.e.s. Nous avons quatre-vingt-seize bronzes du Bénin dans notre collection, seuls trois étaient présentés dans l’exposition permanente, tous les autres étant restés dans nos réserves jusqu’en 2020. Aujourd’hui, nous les montrons tous pour la première fois et de la même manière que lorsqu’ils étaient entreposés. L’intention de cet espace autonome qui s’intitule ‘Bénin 1897’ est également de sensibiliser les communautés africaines de Cologne à la présence de ce patrimoine culturel afin de les inviter à débattre avec nous. À ce jour [NdR : janvier 2021], il n’y a pas eu de véritables manifestations. C’est mon problème à présent en tant que directrice blanche : je veux réveiller les gens parce que je n’ai pas assez de manifestations ! [rires]. En même temps, j’essaie de sensibiliser les politiciens locaux. J’ai un contrat de sept ans. J’espère que pendant mon mandat au musée, j’aurai permis quelque chose, ouvert des portes, et que quelqu’un qui est directement concerné.e par les questions de colonialité et de racisme prendra ensuite ma place. Mon objectif est que le musée dispose d’une multitude d’espaces et d’événements autonomes curatés par des personnes du Sud global, ou par des communautés diasporiques en Allemagne, et que notre rôle se limite à mettre à disposition de l’argent et des équipements. C’est mon objectif en tant que directrice mais c’est très difficile. C’est l’idée qui sous-tend les salles ‘It’s Yours’ de l’exposition ou la méthode de la carte blanche dans le cadre de l’exposition ‘Megalopolis. Voices from Kinshasa’ que j’ai organisée en 2018 lorsque j’étais directrice du musée Grassi à Leipzig.
Mais il ne s’agit pas seulement des programmes, les structures doivent aussi être changées. C’est pourquoi j’essaie de diversifier et d’internationaliser l’équipe et d’embaucher des personnes d’horizons différents. Aurora et Carla figurent parmi les personnes que j’ai embauchées depuis 2019 dans un poste qu’on appelle « responsables de la diversité » au RJM. C’est un programme qui est financé par la Kulturstiftung des Bundes.
Aurora Rodonò : Je pense que l’une de nos tâches pourrait être d’organiser la lutte comme un travail de rue, qui est bien plus que le travail académique ou discursif au sein d’un musée ou tout ce qui est lié à la « diversité » en termes de marketing et de « développement des publics ». En t’écoutant, Nanette, je me disais : « Qui sait, peut-être que les communautés s’organisent déjà en sous-main. Tu ne sais pas ! » [rires]. Et peut-être, notre travail pourrait consister à organiser ces luttes, à aider à ouvrir les portes des musées dans un sens différent : dans le sens d’un travail militant et politique concret, mais aussi dans ce sens de démantèlement des outils, des structures, et de promotion d’autres récits.
C’est ainsi que je comprends mon travail de responsable diversité, bien plus que dans le sens du « multiculturalisme » qui dit « Nous avons besoin de publics différents aujourd’hui. Nous organisons une soirée salsa aujourd’hui, nous invitons la communauté vietnamienne demain ». Non ! Il s’agit vraiment de changer les structures et de démanteler les outils et les récits. Dans ce sens, nous pouvons être utiles, mais il est certain que nous ne pouvons pas faire ce travail seul.e.s. Ainsi, la diversité dans un sens décolonial d’un travail anti-raciste et de lutte pour la justice sociale, ce n’est pas un département du musée. Ce n’est pas un travail en soi, c’est une perspective que l’on ne peut mettre en œuvre que si tout le monde y participe. Nanette, tu as amené au musée tant d’autres personnes qui partagent également cette perspective. Il ne s’agit pas d’un outil, d’un « outil diversité » que l’on place dans un musée et qui marche ensuite : c’est une pratique. C’est une pratique qui passe par des ateliers, des ateliers de sensibilisation, par la mise en place d’autres programmes et en posant cette petite question : « qui parle ? » Ce que nous essayons de faire avec l’exposition ‘Resist!’, c’est de renverser le regard et d’ouvrir un espace pour les personnes marginalisées – je ne veux pas dire « donner un espace » – mais d’ouvrir réellement les portes pour que d’autres personnes puissent élever leurs voix et parler pour elles-mêmes.
En fait, ouvrir les portes, apporter un autre esprit, parler de racisme – ça n’a pas été comme cela depuis toujours, ni dans les musées ni dans les universités – c’est déjà quelque chose. Comme tu l’as dit, c’est le début, beaucoup de gens n’aiment pas parler de racisme, ils considèrent la diversité comme quelque chose de différent, plus en termes de marketing, « je veux que tous les publics soient là », pour que tout le monde soit content. Il ne s’agit donc pas seulement d’inviter tout le monde à la fête, mais d’organiser la fête ensemble et de créer un espace où les personnes se sentent en sécurité et bienvenues. Il s’agit de mettre en place de véritables collaborations où les gens peuvent réellement s’engager et travailler ensemble sur les contenus.
Carla de Andrade Hurst : Oui, juste être là. Marian, tu nous as demandé pourquoi nous avions postulé à ce poste et ce qui nous y avait préparées. En fait, je pense que c’est déjà une petite révolution que nous soyons dans ce musée. Je parle de toutes les trois, parce qu’avant [l’arrivée de Nanette Snoep], il n’y a eu que des Allemand.e.s blanc.e.s comme directeurs ou au niveau académique. S’il s’agit bien d’une lutte contre le racisme et pour la décolonisation, nous devons la mener à partir du sommet et jusqu’à la base. C’est pourquoi il est si bon de t’avoir ici, Nanette, parce que nous parlons d’un plafond de verre et de jeux de pouvoir : ce lobby est vraiment important, pour avoir du pouvoir, pour avoir notre mot à dire et [faire entendre] notre parole. Mais je pense que parfois il est important d’être simplement là. En ce sens, je suis « diverse » et j’ai postulé parce que je sais que je suis vue comme telle. Nous savons que les races n’existent pas mais le racisme existe, nous ne l’avons pas encore surmonté. C’est la même chose avec la diversité. Je suis allemande, je vis et je paie mes impôts ici, mais je suis considérée dans ce contexte comme une personne « diverse », parce que je représente cette diversité, et je dois le faire d’une certaine manière mais sur du long terme, j’aimerais qu’on atteigne un autre niveau de conscientisation, de sorte que nous n’ayons plus à parler de « diversité » et de « gestion de la diversité », que nous soyons simplement là.
Cela change déjà, les positions de pouvoir changent. Le Rautenstrauch-Joest Museum avait postulé pour ce type de poste avant l’arrivée de Nanette en tant que directrice. Le musée était très heureux d’avoir ce petit drapeau coloré ‘diversité’ sur le fronton du musée. Il s’agit d’un programme de la Fondation culturelle fédérale [Kulturstiftung des Bundes] : ils ont recruté des « responsables de la diversité » ou des « agents », comme ils les appellent, dans trente-neuf institutions à travers toute l’Allemagne : dans des bibliothèques, des théâtres, des écoles de musique et des musées. C’est un sujet qui concerne toute la société. Nous ne sommes donc qu’un exemple parmi d’autres. On dit qu’il faut diversifier ces lieux, mais le moment est venu d’approfondir ces sujets, car cela fait des décennies que nous en discutons. Peu de choses ont changé, comme pour la restitution : une discussion de haut niveau a eu lieu dans les années 1970 dans toute la société, mais les officiels ont tout nié, ils ont rejeté toutes les demandes, et nous recommençons à présent, avec peu de changement. Avec le racisme et la décolonisation, c’est la même chose. Je réfléchis donc véritablement à la manière dont nous pouvons briser ce « transformisme » de surface, ils ont ce petit drapeau diversité mais rien ne change.
Je dois moi-même faire face à cette situation schizophrénique dans le musée, et c’est vraiment blessant. C’est douloureux. Tous les jours. Récemment Nanette disait que « les choses ont déjà changé ». Si je suis positive – et je ne le suis pas tous les jours [rires] – je peux voir dans la société dans son ensemble que nous sommes peut-être aujourd’hui davantage en mesure d’affronter cette douleur. Pas seulement pour nous, en tant que personnes de couleur ou en tant que personnes noires, mais aussi pour la société toute entière. Quelle est cette douleur ? Il y a peut-être plus de personnes sur le devant de la scène qui nous aident en fournissant des outils pour parler de ces questions plus en profondeur, mais nous devons en parler maintenant, nous ne pouvons simplement pas recommencer à nouveau.
Aurora Rodonò : Tout a été dit, tout a été écrit. Nous avons les connaissances, savons comment le faire, maintenant nous devons véritablement passer à l’action. Carla, tu as parlé de cette souffrance. Pour moi, cela signifie organiser des situations qui ont vraiment à voir avec l’hospitalité, afin d’être vraiment empathique avec cette souffrance et d’essayer de comprendre ce que cela peut signifier de ressentir cette souffrance. Je pense que cela comporte différentes couches, cela implique un travail émotionnel et politique. Mais si la ville de Cologne, par exemple, ou d’autres acteurs autour, ne suivent pas ce processus, nous ne ferons rien. Permettez-moi de vous donner juste un exemple. Nous écrivons des communiqués de presse et nous utilisons une certaine terminologie critique, sensible à la question de la discrimination. Mais il est arrivé que précisément ce vocabulaire soit retiré parce qu’il est nouveau ou parce que les gens n’y sont apparemment pas réceptifs.
Cela signifie que tant que tout le monde au sein du système ne s’engage pas, il n’y aura pas de changement radical et structurel. Comme le dit Carla, cela part du bas, c’est une pratique [qui fonctionne] à travers la relation, à travers les programmes. Mais c’est aussi quelque chose dont il faut vraiment parler et sur lequel il faut beaucoup travailler au niveau politique.
Nanette Snoep : Je voudrais juste ajouter quelque chose à ce que vous avez dit. Le simple fait d’être ici, dans le musée, en tant que personne de couleur, est quelque chose de crucial, en particulier dans les institutions allemandes qui sont majoritairement blanches. Prenons l’exemple du musée du quai Branly à Paris. L’an dernier, Emmanuel Kasarhérou y a été nommé président. C’est très symbolique d’avoir un directeur d’un musée national français dont le père est calédonien, une personne de couleur [NdR : “to be a POC person”] diriger l’une des plus grandes institutions d’Europe dans le domaine des musées ethnographiques. Wayne Modest, originaire de la Jamaïque, deviendra directeur des contenus [NdR : “Director of Content” dans l’original] des quatre musées néerlandais des cultures du monde5. Tout cela s’est produit en une seule année. Chaque jour, nous entendons parler de nouvelles nominations d’important.e.s curateurs/trices et directeurs/trices noir.e.s d’institutions culturelles aux États-Unis. Il s’agit d’un véritable changement dans le monde des musées.
Je te comprends tout à fait, Carla, lorsque tu parles des questions de restitution, d’actions antiracistes et de « diversité » dans les années 1970. Mais ce qui se passe dans le paysage muséal est hautement symbolique. C’était inimaginable il y a dix ans. Je pense qu’il y a de l’espoir. Je voulais juste dire cela pour nous donner un peu de force !
Aurora Rodonò : Je pense que c’est certainement l’un des outils. Ce n’est pas la solution – ce n’est pas seulement parce que les gens sont là que tout change – mais cela fait une différence. Je pense à l’industrie cinématographique britannique, par exemple, qui dispose de normes de diversité. Bien entendu, si le monde était un endroit sûr pour tout le monde, nous n’aurions pas besoin de les imposer, mais ce n’est pas le cas : le monde est structuré de manière raciste, donc nous en avons toujours besoin. Mais si des curateurs/trices, des directeurs/trices, des personnes ayant un savoir incarné venant d’anciens pays colonisés, ou s’ils.elles se sentent engagé.e.s par cet héritage et ont donc ce savoir, le programme changera également et cela fait une énorme différence.
Carla de Andrade Hurst : En effet. Le fait est, qu’à nous trois, nous apportons beaucoup de connexions, nous ne travaillons plus avec cette idée démodée de travail « avec les communautés », nous sommes connectées à des artistes ou des activistes de couleur qui sont déjà sur le terrain. Parce que nous ne pouvons pas tout faire. Nous sommes dans une institution municipale, ne l’oubliez pas, donc nous faisons venir des gens et notre travail « avec les communautés » est plutôt de ce type. Donc, la sensibilisation fonctionne parallèlement à l’ouverture des portes, comme le dit Nanette.
Aurora Rodonò: Ce qui est également vrai, c’est que les structures sont faites par des personnes. Ce n’est pas la structure elle-même, mais ce sont toujours les gens qui changent le monde. Je suis issue des études sur les migrations, des pratiques universitaires et militantes, j’ai toujours pensé qu’elles devaient aller de pair. J’ai postulé à ce poste parce que cela m’intéressée de réfléchir aux continuités du colonialisme. Ce n’est pas comme si nous avions surmonté le colonialisme, il est toujours persistant. On le peut voir dans le régime migratoire, dans le racisme quotidien. Le travail consiste donc, en termes de décolonisation, à tenter de défaire cette logique du colonialisme, qui se traduit par le racisme jusqu’à nos jours. Pour moi, il serait vraiment intéressant de travailler de manière auto-réflexive sur l’histoire de l’Europe. Par exemple, il y avait une collection européenne dans ce musée mais pendant la période nazie cette collection a été amenée à Berlin car « nous ne sommes pas les autres ». Nous n’avons donc pas à réfléchir à l’histoire de l’Europe. Je pense que l’une des tâches du musée ethnographique pourrait être de réfléchir au colonialisme et à l’impérialisme dans un sens critique auto-réflexif, c’est-à-dire à l’histoire de ceux et de celles qui ont commis cette violence. Nous devons en parler, et pas seulement parler des autres, pas seulement « ouvrir les portes » pour les autres, mais aussi nous regarder en face en tant qu’Européen.ne.s qui ont produit cette violence ; en fait, les gens n’aiment pas beaucoup parler de cela. L’un des mantras est : « Nous ne produisons pas l’ ‘Autre’. Nous sommes allé.e.s là-bas parce que nous sommes très curieux.euses. C’est notre discipline. Cela s’appelle la recherche, la recherche ethnographique ».
Marian Nur Goni : En France aussi, à partir de la fin des années 1930, il existait des musées ethnographiques et des musées d’arts populaires en tant qu’espaces épistémologiques distincts. Donc peut-être qu’une partie du travail consiste à reconnecter des choses qui ont été, au cours de ces processus, hiérarchiquement catégorisées et mises dans des boîtes distinctes. Mais je voulais revenir sur ce que tu disais, Carla, à propos de la douleur que ce travail entraîne. Je pensais au projet International Inventories Programme6, qui était aussi pris dans des relations de pouvoir : nous n’avons pas tellement discuté de celles qui nous travaillent de l’intérieur parce que, je suppose, que cela entraînerait des conflits qui pourraient compromettre à leur tour l’effort collectif.
Carla de Andrade Hurst : En parlant de nos milieux et de nos expériences, il y a trente ans, j’ai commencé à travailler à ‘Initiative Schwarzer Menschen in Deutschland’7. Honnêtement, cela a également été une désillusion pour moi, parce que nous avons perdu beaucoup de personnes dans cette communauté dans toute l’Allemagne, beaucoup de personnes se sont suicidées. Tant de gens sont morts beaucoup trop tôt à cause de maladies, plus probablement à cause de traumatismes. C’est l’un des effets du racisme – ce qu’il fait aux gens – il est parfois trop douloureux d’en parler, mais il le faut car si nous ne réfléchissons pas à des méthodes de sensibilisation et de guérison, nous nous perdrons dans cette histoire. Puis, un musée mettra un deuxième drapeau diversité sur son portail, et nous serons laissé.e.s pour compte, une fois de plus. Nous avons vécu cela trop souvent. Je suis vraiment sérieuse car je ne veux pas être laissée pour compte à nouveau. Vous savez, les gens font leur doctorat et autres études post-coloniales, mais nous sommes très souvent laissé.e.s pour compte.
Alors peut-être que je ne suis là que pour m’occuper de cela, parce que je suis avec les miens, pour une guérison, pour veiller à ce que la même douleur ne soit pas infligée à nouveau. Je ne sais pas si c’est la meilleure position à occuper dans le musée – celle de s’occuper de cela – mais j’essaie. Cela fait très mal et parfois nous devons aussi nous protéger. Nous travaillons sur ces niveaux académiques et intellectuels, et nous pouvons en discuter, mais ce n’est pas tout : il s’agit aussi de guérison physique, mentale et psychologique.
J’adore l’exposition ‘Resist!’, je suis restée longtemps dans la dernière salle où, dans l’installation vidéo ‘Sacudimentos/The Shakings’, Ayrson Heráclito, l’artiste brésilien et son équipe, nettoient deux endroits de l’histoire de la traite des esclaves. Dans ‘O Sacudimento da Maison des Esclaves em Gorée’, une île du Sénégal où les personnes destinées à être mises en esclavage attendaient avant de monter sur les bateaux, et dans ‘O Sacudimento da Casa da Torre’, un endroit à Bahia, au Brésil, où les esclaves qui arrivaient étaient gérés, Heráclito et son équipe nettoient ces lieux avec des herbes sacrées dans un rituel. Cela m’a fait du bien, je suis restée dans cette salle pendant des heures. J’avais besoin de cette chambre noire. Juste ce [geste de] nettoyer, ce mouvement.
Dans l’exposition, nous avons un concept de « médiation de conscientisation » [‘awareness mediation’ dans l’original], et des formateurs/trices pour cela. Le concept consiste à considérer ce type de médiation comme un projet curatorial à part entière, et cette prise de conscience comme une véritable composante de l’exposition. Cela implique de réfléchir et de créer des concepts avec des experts locaux, nationaux et internationaux sur des formats de sensibilisation et de médiation participative. D’où l’appel et la sélection de conférencier.e.s BiPoC [NdR : Black, Indigenous and People of Color], allié.e.s, activistes aux biographies intersectionnelles diverses ayant une expertise en théories postcoloniales, une sensibilité à la diversité, à la critique du racisme et aux méthodes de médiation. Cela implique une formation des intervenant.e.s et de l’équipe de médiation interne au musée à cette conscientisation, aux méthodes de médiation artistique, ainsi qu’une introduction au colonialisme et à l’histoire de la résistance. Cela conduit à produire des visites guidées de l’exposition sensibles à la question du racisme et de la discrimination.
Nous avons donc parcouru l’exposition ‘Resist!’ ensemble, afin d’y placer des avertissements. Nous nous sommes tou.te.s retrouvé.e.s dans l’une des salles ‘It’s Yours’, celle consacrée à la Namibie, et nous avons tou.te.s, blanc.he.s et noir.e.s, été si touché.e.s, si ce n’est horrifié.e.s. Il est difficile de voir, encore et encore, des cadavres de Noir.e.s, des parties de Noir.e.s pendus et des corps de Noir.e.s décapité.e.s. Je ne veux plus les voir. Je ne veux pas les voir tous les jours. J’ai dit récemment que je serai tellement heureuse lorsque cette exposition sera terminée et que nous pourrons parler de l’amour à l’échelle mondiale ! [rires] parce que parfois, c’est trop pour moi. Je suis partisane de ces avertissements parce que je sais qu’il y a d’autres personnes comme moi. Est-ce que je parlerais de cela différemment ? Je ne sais pas. C’est aux artistes de décider, et c’est bien. C’est leur droit de le faire, mais pour nous tou.te.s qui nous trouvions là, nous étions accablé.e.s.
Nanette Snoep : Nous avons parlé d’ouvrir les portes : dans ce contexte, nous avons invité deux activistes namibiennes, Esther Utjiua Muinjangue et Ida Hoffmann de Namibie, à parler de leur combat pour la reconnaissance et les réparations vis-à-vis du génocide des peuples Nama et Herero. Dans cette salle, elles montrent des images très violentes – ce que nous ne faisons pas dans l’exposition, ce, afin d’éviter de traumatiser à nouveau certain.e.s visiteurs/visiteuses – mais dans cette salle autonome curatée par Esther et Ida, elles ont décidé de montrer de telles images. C’est là que réside la difficulté, le cœur du problème : comment parler de la violence et des traumatismes sans traumatiser à nouveau ?
Carla de Andrade Hurst : Lorsque j’ai évoqué ces réactions, il ne s’agissait pas de [dire qu’il ne faut] pas montrer ces images, mais que nous devons en être conscient.e.s. Avec les formateurs/formatrices, nous avons discuté de la préparation avant et après la visite, pour préparer les gens à entrer dans cette salle, mais aussi à en sortir, et calmer les visiteurs d’une manière ou d’une autre. Parler de guérison est sans doute trop fort, mais c’est quelque chose de ce genre, je veux savoir comment les gens sortent de cette expérience.
J’ai dit auparavant qu’à présent nous allons plus en profondeur dans ces questions. Nous devons être conscient.e.s de ces réactions et oser en parler. Et puis, si possible, offrir aussi des méthodes et des outils pour réconforter.
Marian Nur Goni : L’une des principales complexités est peut-être de savoir comment, d’une part, conscientiser les personnes qui n’ont pas ces connaissances et qui les découvrent plus ou moins pour la première fois et, d’autre part, comment dans le même espace, prendre soin des personnes qui vivent ou ont elles-mêmes une expérience vécue ou incarnée de ces expériences traumatiques ou de leurs legs. Comment s’y prendre ?
Aurora Rodonò : Je pensais à une sorte d’ambivalence. Pourquoi des personnes qui ont été, et sont souvent encore opprimées et racialisées, iraient-elles dans un espace violent ? C’est absurde. En même temps, je comprends tout à fait l’argument qui dit : « Si nous laissons cela aux autres, aux Européen.ne.s blanc.he.s, nous sommes laissé.e.s pour compte et ils.elles auront le pouvoir de parler de notre histoire ». En conséquence, cela signifierait pour moi de dire : « Ok, nous devons tou.te.s partir, Nanette, moi et d’autres ». Mais cela s’oppose à cette idée d’éthique relationnelle qui demande à travailler ensemble sur ce processus de guérison, ce à quoi je crois beaucoup. Je pense que c’est vraiment ambivalent parce que les gens dont les familles ont connu le colonialisme et qui sont toujours confronté.e.s à l’oppression ont cette connaissance, ils.elles n’ont pas besoin de ces images. Donc, je me demande : le musée ethnographique est-il vraiment le bon endroit pour ce travail de guérison ? Pourquoi, en tant que communautés BIPOC et migrantes, ne le faisons-nous pas, et ne nous donnons-nous pas les moyens d’agir, à l’extérieur ? Mais alors d’autres feront leur carrière en écrivant sur le post-colonial et vous n’en ferez pas partie. C’est vraiment schizophrénique, n’est-ce pas ?
Carla de Andrade Hurst : Ça l’est. Mais en fait, je ne pense pas qu’il soit de notre ressort de relever tous ces paradoxes, car c’est trop vaste, cela implique la société dans son ensemble. Je veux dire, nous pouvons ouvrir des portes et des espaces de dialogue, des espaces safe pour s’émanciper, mais nous ne pouvons pas lever cette schizophrénie. Je ne me demande pas de le faire. Mais je suis très consciente de vivre dans cette ambiguïté ou dans ce paradoxe. Parfois, elle me submerge et, parfois, j’essaie de trouver des moyens de l’accepter d’une manière ou d’une autre.
Aurora Rodonò: Je te suis totalement et je comprends quand tu dis que la théorie reproduit encore la violence, que c’est très distant. C’est mon domaine. J’essaie de lire tous ces livres, Frantz Fanon, bell hooks et bien d’autres. Dans l’université où je travaille, ils.elles viennent juste de commencer à penser en dehors du soi-disant canon. En tant qu’enfant d’immigré.e.s ayant subi des discriminations en Allemagne, je me considère comme une alliée et une camarade de lutte. C’est là que j’aimerais commencer à travailler. Donc, même si nous avons des expériences très différentes en termes de racisme, j’aimerais travailler sur ce qui nous est commun et ce que cette solidarité pourrait signifier, même avec toutes ces différences, parce que je crois beaucoup à la solidarité, sinon il faut fermer boutique !
Nanette Snoep: Je pense que nous sommes là au cœur du problème, nous avions juste besoin de ces deux heures et maintenant cela devient intéressant ! Que pouvons-nous faire ? Comment prendre en charge cette douleur, ces blessures coloniales et les responsabilités qui vont avec ?
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« Les musées allemands entament leur décolonisation », DW, le 21 décembre 2022, ainsi que « « Décoloniser, cela signifie abandonner certains privilèges » (Nanette Snoep) », DW, le 24 mars 2022. ↩
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D’après leur site Internet, consulté le 11 décembre 2022. ↩
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The Metabolic Museum (Berlin, Hatje Cantz, 2020). Voir le compte-rendu de ce livre par Alexandre Girard-Muscagorry dans ce numéro. ↩
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Voir Nanette Snoep, “De la conServation à la conVersation. Le pari de la carte blanche”, Multitudes, n. 78, 2020, pp. 198-202. ↩
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Il s’agit du Tropenmuseum, du Museum Volkenkunde, de l’Africa Museum et du Wereldmuseum Rotterdam. ↩
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J’ai participé à ce projet dans le cadre du collectif SHIFT, et avec des collègues du collectif The Nest et du Musée national du Kenya à Nairobi. Le cœur du projet visait à mettre en place une base de données d’objets kenyans conservés dans des musées hors du Kenya Le musée Rautenstrauch-Joest était un partenaire proche du projet. Voir la contribution de Sam Hopkins et de Simon Rittmeier dans ce numéro. ↩
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L’Initiative commence en 1986, voir: https://isdonline.de/. ↩