La notion de ‘charge’ à propos des objets africains résume bien leur pouvoir réel ou supposé. Pouvoir qui tient du charme et de la tradition, du temps qui s’accumule, se dépose ou se condense, de la force des esprits, de la présence des ancêtres, de la croyance et ses principes actifs, dans un univers où tout se tient à défaut de signifier. Ce qu’on ne veut pas toujours voir, c’est que ces éléments sont communs à toutes les civilisations, de façon plus ou moins manifeste, même dans l’Occident qui fait l’éloge de la raison, et se croit débarrassé du fétichisme, ou de la magie.
Walter Benjamin parlait des objets « libérés de la corvée d’être utiles », et la formule est si heureuse que je la cite chaque fois que l’occasion se présente. On aurait tort de croire qu’elle désigne des objets morts, puisqu’on ne les met pas au rebut. Ils continuent de vivre, sous la même forme en apparence, mais avec d’autres fonctions, d’autres pouvoirs. Certains perdent leur aura (c’est le cas des objets liés à un rituel), d’autres se parent d’un reflet doré, d’une lumière qu’ils n’avaient pas dans la grisaille de l’utilité. Nous connaissons le culte des reliques, et certaines sont conservées pieusement dans le trésor des églises, pour reprendre vie lors de processions où les foules espèrent encore des miracles, sans trop y croire.
Les plus précieuses sont au musée, où l’on oublie parfois leur caractère sacré, au profit d’une valeur esthétique, ou patrimoniale, qui les met à l’abri du monde marchand. Les plus communes ornent nos étagères, nos bibliothèques, nos dessus de cheminée, ce sont des « souvenirs » qui rappellent une époque, ou les défunts menacés par l’oubli. Les jeter tiendrait du sacrilège, car même si l’on ne craint plus le châtiment divin on hésite à provoquer le sort.
Parmi mes vêtements, je garde une veste de mon grand-père maternel, qui fut bouvier puis bûcheron. C’est une veste en velours à grosses côtes comme on n’en fait plus depuis longtemps, au col rond, aux pans évasés, aux poches profondes. Je ne la mets pas plus de deux ou trois fois l’an, car je ne voudrais ni l’user ni la perdre. À la rigueur, elle pourrait m’accompagner dans la mort.
J’ai aussi un manteau de plumes qui vient du pays bamiléké. Manteau de chef ou de sorcier à la confection rudimentaire, et dont j’ignore les pouvoirs. De la même provenance, j’ai un lit royal, dont le décor est si raffiné qu’on devine la main d’un grand artiste. C’est une bille de bois si étroite qu’on a du mal à imaginer le corps d’un roi et ses atours sur une couche aussi petite. À moins que ce lit soit libéré lui aussi de la corvée d’être utile, depuis toujours.
La prédation est un scandale, le ressentiment un mauvais conseiller. Sans rêver d’un monde idéal, je leur préfère une compréhension réciproque, éclairée, qui fasse circuler les idées et partager les émotions. L’Afrique plus d’une fois m’a aidé à revivre les miennes, en les comprenant mieux.