Biens royaux. Anthropologie et histoire de l’institution bamiléké du trésor

Franck Beuvier

Le chef de Baham avec 2 sculptures de serviteurs, décor cauris (frl_C_b_03_209). Fonds Raymond Lecoq, Bibliothèque Éric-de-Dampierre, LESC/CNRS, Université Paris Nanterre.

Les royaumes et chefferies des Grassfields1 sont connus pour être des sociétés à trésor. Du moins c’est la qualification que retiennent très tôt les observateurs étrangers pour désigner ce que leurs interlocuteurs de haut rang bamoun, bamiléké et bamenda, appellent « choses du palais », « choses du pays », ou encore « choses du chef ou du roi ». tfifong (ou tchifo), en bamiléké, désigne le(s) lieu(x) ou la catégorie de biens – la traduction est équivoque – rassemblant un amas hétéroclite d’objets laissés à la discrétion du chef, et que l’on a englobé sous le terme de regalia : armes, vêtements et parures de danse, étoffes, bijoux, accessoires et mobilier sculptés, pointes d’ivoire, calebasses et objets perlés, trophées – reliques, peaux de panthère ou de python –, cornes à boire, crânes de la lignée paternelle, doubles-cloches en fer forgé et « sacs » des chefs défunts. À ce premier ensemble, s’ajoutaient, selon les cas, différents types de produits rares en provenance de l’Occident : perles de verre, vases en porcelaine, services de verres et carafes en cristal, mugs, machines à coudre, jardinières ou revues illustrées. Avec la présence européenne, ce capital en biens meubles ira en s’accroissant, intégrant bientôt tableaux et articles de luxe, uniformes et casques militaires, ou encore drapeaux des puissances coloniales.

Que savons-nous de cette institution dite du trésor aujourd’hui ? Si la chose, fascinante pour les étrangers, a fait couler beaucoup d’encre, si quelques inventaires partiels ont été établis2, des circuits d’échange reconstitués et des régimes de valeur3 caractérisés pour l’époque précoloniale, force est de constater que l’ethnographie à cet égard se conjugue, pour l’essentiel, au passé. Bien que le terme trésor soit entré dans le langage courant4, on ne sait quasiment rien de l’imaginaire contemporain développé autour de l’objet précieux, des enjeux qui maintiennent vivante l’institution, des pratiques de thésaurisation à l’œuvre depuis l’ère coloniale. Bien que très impliqués dans la promotion culturelle et patrimoniale de leur chefferie depuis une quinzaine d’années (Djache Nzefa & al. 2022 ; Tchatchouang Ngoupeyou 2022), les souverains bamiléké restent assez discrets sur le sujet.

L’ouvrage de Christraud Geary (1984) sur les « choses du palais » de Foumban ouvre plusieurs pistes intéressantes. L’étude se concentre sur le trésor du Bamoun, transposé en musée à la faveur de la construction du nouveau palais du souverain débutée en 1915. À l’appui d’un recensement exhaustif des objets du musée, d’enquêtes de terrain et d’un important travail d’archives5, Geary révèle plusieurs pans de l’histoire des biens du trésor, lesquels participaient – et participent encore – de la souveraineté de ces unités, de la mise en scène du pouvoir et du leadership, d’un modèle d’organisation politique, d’une vaste entreprise de dons et contre-dons orchestrant les relations diplomatiques à l’échelle de cette région, d’un marché des produits rares enfin6. Le tfifong s’apparente ainsi à une réserve de marchandises convoitées, une régie coutumière, un magasin du monopole royal, un sanctuaire de la couronne, une chambre des merveilles. Mais cette étude présente un autre intérêt, celui de suivre la destinée du trésor Bamoun durant les trente premières années de la présence coloniale, allemande puis française (1902-1933)7. Une rétrospective qui s’achève avec la décision, très politique, de rendre visible ces biens8 et de leur offrir un espace consacré, le musée, dans le but notamment d’amoindrir l’emprise du souverain sur ses sujets.

En prenant acte des acquis de cette remarquable recherche, nous allons, en quelques lignes, tenter d’esquisser une approche de l’institution bamiléké du trésor, guidée par des objectifs de connaissance qui intéressent l’histoire du modèle de la chefferie grassfields, l’analyse comparée des biens précieux ou l’anthropologie du don et de la culture. À l’heure où l’élan du « tout patrimoine » dicte la mise en valeur d’un héritage singulier, plusieurs raisons nous poussent à choisir cette voie. Curieusement, l’institution du trésor semble résister à l’air du temps.

Un secret bien gardé

La première raison tient à la récurence du discours, à partir des années 1920, sur le caractère religieux du trésor de la chefferie. L’imprescriptibilité du trésor se justifie depuis lors au nom de la protection de la chefferie et de ses habitants, au nom d’un legs universel, source de sa valeur primordiale (Ripert 1925, Delarozière 1950, Gabus 1964, Ferretti 1975, Shanklin 1990). Le trésor est en quelque sorte histoire et essence de la chefferie, témoin matériel des générations de souverains qui se sont succédés à sa tête, un trait d’union avec son origine, avec son fondateur. Réputé « puissant », le trésor relève ainsi de l’obligation testamentaire, qui engage le chef en exercice et le devenir de la chefferie. Un sanctuaire inviolable, en raison du lien indéfectible noué entre vivants et morts, de l’ordre coutumier que ces derniers ont instauré, et qui légitime l’institution de la chefferie et sa reproduction. Toucher au trésor revient donc à mettre en danger l’édifice.

Si la constance de cet argument renvoie pour une part à l’action coercitive que l’on impute aux défunts, faisant du trésor un ensemble dangereux, constitué de biens et d’insignes royaux légués, indispensables aux procédures d’intronisation pour certains, au respect de l’ordre de préséance qui régit les relations entre chefferies pour d’autres, elle témoigne également d’un rapport établi à l’endroit du monde extérieur au palais, placé sous le signe de la circonspection. L’essentiel des regalia en effet seront tenus à l’écart de la puissance coloniale et de l’administration d’État, tenus à l’écart également de la demande artistique et patrimoniale, nationale et internationale. Hormis quelques exceptions notoires comme les trônes, les tabourets, les calebasses perlées, les pipes, les peaux de panthère et les effigies de souverains – que la photographie érigera en modèle canonique –, l’« art » des Grassfields demeure surtout incarné par les paraphernalia des confréries et les façades ouvrées des bâtiments architecturaux. Quant à l’inventaire lancé en 2007 dans le cadre de La route des chefferies et la construction de « case patrimoniale » dans l’enceinte du palais des chefferies partenaires9, il repose principalement sur des objets cédés par des dignitaires, des attributs royaux pour la plupart récents, et des emblèmes confrériques remis au goût du jour, censés servir des besoins rituels plus ou moins attestés10.

Ce constat, qui demande à être affiné, nous invite à dévoiler un autre pan de la réalité – ignoré par l’histoire et l’anthropologie des Grassfields –, que constituent les relations discrètes entretenues entre les chefs de la région, dans un contexte où s’exerce durablement une autorité de tutelle. Selon nous, l’appel au caractère sacré du trésor, souvent avancé à l’endroit des étrangers, des représentants de la diaspora et de l’administration, masque en partie le jeu des équilibres coutumiers et des rapports de concurrence entre chefferies, dont les positions respectives se jugent à la nature des biens en circulation – remise de présents et de biens successoraux ou rétribution de butins de guerre. Révélatrice à cet égard est l’expérience acquise par Honoré Tchatchouang Ngoupeyou lors de ses campagnes d’inventaire. Parmi les possessions coutumières, distinguées suivant leur importance et leur rôle – fondation, transmission, initiation, intronisation, etc. –, certaines tombent sous le coup de la qualification embarrassante d’« objets litigieux » : des objets dont la valeur particulière et la destinée sont tues. Ce spécialiste pointe notamment le cas de ceux marqués du sceau de la filiation royale, dont la raison d’être se trouve dans les récits de fondation et les droits de suzeraineté. Dans le même ordre d’idées, mentionnons les biens prélevés ou concédés à la suite de conflits et de différends (Beuvier & Tchatchouang Ngoupeyou 2019, p. 112-113)11, ou d’une décision administrative de mise sous tutelle. D’autres encore témoignent du sort funeste réservé au trésor dans l’histoire récente : les « objets rescapés » de la guerre du Maquis (1957-1971), qui font aujourd’hui figure de reliques miraculeusement sauvées du cataclysme, conservées parfois dans le mausolée des rois tant le cours de leur destin semblait inéluctable (ibid., p. 117). Après la destruction par le feu et la mise à sac des chefferies durant cette sombre période, habitude sera prise d’enfouir les biens les plus précieux12.

Faire du trésor une notion opératoire

Les modalités particulières mises en œuvre pour maintenir le trésor dans la sphère « sacrée » pourraient servir de fil conducteur du projet. Elles participent de la pérennité de l’institution de la chefferie grassfields et de la figure exceptionnelle du chef. L’analyse du régime de sacralité nous renseigne à la fois sur les facteurs de stabilité de cette forme d’organisation politique et religieuse, et sur l’exercice du pouvoir. À cette fin, il serait utile de suivre deux grands parcours intéressant le trésor : le premier, coutumier, qui atteste les fondements de la souveraineté au regard des traditions généalogiques transmises ; le second, provisoirement appelé exogène, qui porte l’attention sur les postures et les moyens adoptés visant à protéger l’institution d’une autorité absolue ou extérieure, susceptible d’en menacer l’intégrité. Corollairement, pensons aux initiatives prises pour conférer au trésor une valeur ajoutée, au gré des requêtes adressées, du crédit accordé ou des opportunités offertes.

Cette dernière idée mérite d’être complétée. Si les royaumes et chefferies des Grassfields présentent les caractéristiques des sociétés à trésor, leur qualification en tant que telle, nous l’avons dit, sera contemporaine de la présence européenne. Entre merveille et bel ouvrage, ce titre s’impose très tôt pour désigner les biens du chef. Il s’applique à des emblèmes de commandement vus dans un cadre protocolaire – réception, cérémonie –, voire à des choses plus discrètes, insolites, montrées à l’occasion. De fait, la notion occidentale de trésor deviendra inséparable de cet ensemble d’objets tenus pour l’essentiel au secret. La présence européenne marque de ce point de vue l’avènement d’une seconde vie pour le trésor de la chefferie, dont le statut oscillera désormais entre deux conceptions. Cette rencontre influencera le traitement réservé aux biens précieux, et il convient de considérer valeurs et pratiques s’y rapportant dans ce contexte. Aussi, la pérennité, la rareté ou la sacralité attachées aux composants du trésor, de même que l’accumulation, l’échange, la mise en valeur ou la dissimulation, prennent sens au fil de cette histoire partagée.  

La deuxième raison qui motive ce projet nous renvoie au travail stimulant mené par une équipe d’historiens sur l’institution du trésor dans l’Europe du Moyen Age, au travers de l’examen des pratiques de thésaurisation et d’échange, des images du merveilleux et des régimes de valeur qui s’agrègent aux ensembles constitués – miroir en quelque sorte d’une vision du monde alors dominante. Cette entreprise, animée par Lucas Burkart, Philippe Cordez, Pierre-Alain Mariaux et Yann Potin13, se donnait également pour objet de faire de la notion de trésor un concept opératoire, en proposant des outils de recherche et d’analyse susceptibles de comparaison. Au regard du cas grassfields, nous pourrions faire nôtre l’approche multidimensionnelle de la catégorie trésor adoptée par nos collègues médiévistes – au croisement des champs du politique, de la parenté, de l’économie, du religieux, de la culture et du savoir –, et retenir la posture méthodologique privilégiée, en abordant les « manifestations » bamiléké du trésor suivant trois perspectives complémentaires : discours, pratiques et objets.

Appréhender les rouages de cette institution n’est envisageable qu’à partir de la présence européenne. Si la période précoloniale – ses dernières décennies plus exactement – peut faire l’objet d’hypothèses, voire de reconstitutions sérieuses en la matière (Warnier 1985), ce tableau recomposé, aussi fidèle soit-il, ne résiste à l’épreuve des faits qu’a posteriori. Par rapport aux données disponibles, enquêtes, écrits, témoignages et constitution d’archives diverses – marchande, militaire, administrative, missionnaire, académique – débutent avec l’évangélisation et la colonisation, et forment un corpus autorisant une observation de l’institution du trésor en situation, soumise au jeu des contingences historiques. Nous trouvons également un ensemble de documents provenant du palais, composé de lettres, de requêtes ou de rapports, et de correspondances entretenues entre les chefs14. Si la phase d’occupation apparaît comme le point de départ de l’enquête, celle-ci embrasserait un large champ en couvrant les temps forts de l’histoire récente : la construction de l’État-nation, l’administration du territoire et la mise en œuvre des politiques culturelles successivement décidées au Cameroun, la reconnaissance internationale de l’art des Grassfields, les initiatives de patrimonialisation et de promotion touristique enfin. Trois thèmes exploratoires en constitueraient le fil d’Ariane : les régimes de valeur attachés au trésor, les usages et les publics du trésor.

Ainsi circonscrite, cette recherche participerait pleinement d’une approche comparée des dispositifs de consécration des biens d’exception15. Un programme plébiscité par l’anthropologue Daniel Fabre, qui entendait définir les grandes modalités de leur couronnement en distinguant quatre idéaux type : le Trésor, l’Art, le Monument et le Patrimoine. Des notions, occidentales par leur histoire, qui ont partout trouvé leurs équivalents aujourd’hui16. Dans notre cas, il importe de repérer et d’analyser les cadres de référence qui informent le recours à ces notions, et qui justifient en partie le traitement réservé aux biens du trésor – ou supposés en relever. Un tel dessein contribuerait à la compréhension des rapports différenciés aux objets-valeur incarnant le passé et le présent, des principes dictant leur sauvegarde et des instruments devant assurer leur pérennisation.

Régimes, usages, pratiques

Esquissons pour finir un cadre exploratoire. Les régimes de valeur liés au trésor seraient à envisager sous l’angle du discours : discours énoncé, rapporté, ou consigné. Un premier volet concerne les emplois du terme « chose » pour nommer le trésor de la chefferie, et, parallèlement, les champs sémantiques associés au terme tfifong. Une comparaison pourrait d’ailleurs être établie avec les termes vernaculaires qui désignent la relique, l’héritage, le fétiche, le trophée, le joyau, le butin et le patrimoine. Que recouvrent exactement les différents registres de sens attribués au trésor, et à quelles catégories d’objets s’appliquent-ils ? Un second volet pourrait s’intéresser aux situations de superposition, d’enchevêtrement, ou de confrontation, de régimes de valeur qui caractérisent des statuts concurrents du trésor. Une question domine de ce point de vue : comment la sacralité du trésor se renforce-t-elle à mesure que cet ensemble se voit rapproché du concept missionnaire de « fétiche », de la catégorie administrative de « bien coutumier », du code patrimonial de « trésor national », ou des notions occidentales de l’« art », de « patrimoine » et de « bien commun » ? 

La question des usages serait à considérer sur la base des discours et des pratiques. Plusieurs indices relevés dans les archives consultées indiquent que les échanges de haut rang se poursuivirent pendant l’ère coloniale. Une seconde procédure voit même le jour, consistant dans des requêtes que les chefs s’adressent sous le couvert de l’autorité administrative. On y fait valoir ses droits sous forme de contributions ou de rétributions en biens précieux17. Le premier objectif serait d’approfondir l’histoire de ces pratiques, de souligner ce qu’elles révèlent des équilibres entre chefferies, des positions d’influence occupées, et des aménagements coutumiers imposés – ou induits – par la puissance coloniale. Un deuxième objectif consisterait en l’analyse de circonstances particulières qui mettent en cause l’unité du trésor, de situations-limites qui menacent son statut et son intégrité, au regard des racines religieuses de l’institution (fondation, tradition généalogique, héritage ancestral), des usages politiques des biens royaux (annexion territoriale, déchéance, suzeraineté ou suprématie), des règles de succession et des personnes qualifiées pour en disposer, de leur caractère inaliénable enfin (moyens de sauvegarde, modalités de transfert des biens du trésor). À cet égard, nous en avons repéré cinq qui devraient faire l’objet d’une attention particulière :

C’est essentiellement par le biais des publics qu’il conviendrait d’aborder la catégorisation des objets du trésor. Trois ensembles sont à distinguer : les publics du trésor proprement dit, les bénéficiaires et les gérants. Une première typologie pourrait être établie sur la base d’une nomenclature des biens visibles, des biens exhibés dans des circonstances politiques et cérémonielles particulières – intéressant la population, des hôtes de marque, des personnes détentrices de l’autorité publique par exemple –, ou montrés suite à une demande. Depuis 1889 en effet, se succèdent à la chefferie explorateurs, militaires, missionnaires, collecteurs, collectionneurs, marchands, chercheurs, fonctionnaires délégués au patrimoine ou personnels en charge de l’inventaire. Nous disposons ainsi d’une iconographie conséquente, constituée par divers auteurs et récoltée sur un peu plus d’un siècle. Que dévoilent les chefs ? À qui ? Et dans quels contextes ? Les premiers repérages suggèrent que seuls quelques emblèmes de commandement et de la souveraineté, hérités ou créés, sont publiquement déployés, selon un protocole qui a peu varié dans le temps.

Parmi les bénéficiaires, nous trouvons les chefs bien entendu, premiers destinataires des marchandises de prix échangées et des biens coutumiers remis, cédés ou hérités, ainsi que les personnalités et les institutions « qualifiées » – des confréries spécialisées par exemple –, chargés d’en encadrer l’usage. Hormis quelques dons – ou présentés comme tels – qui furent médiatisés, très peu d’indices permettent d’envisager les processus de circulation des biens du trésor, et, de façon conjointe, les processus de thésaurisation. Excepté les regalia anciens, consacrés par les musées et le marché de l’art, quels types de biens furent valorisés par les souverains dans l’histoire récente ? Ce volet de l’enquête apparaît à la fois comme le plus exploratoire et le plus délicat à mettre en œuvre, considérant la discrétion sur le sujet. Au titre de l’administration du trésor enfin, les investigations porteraient sur les notables et les serviteurs en charge des objets et des lieux du trésor. En l’état, les descriptions font état de plusieurs classes de dignitaires affectés à leur gestion, en fonction des catégories d’objets concernées (reliques, biens hérités, biens échangés). Qui accède à quoi ? Qui s’occupe de quoi ? Au nom de quel droit coutumier et de quelle procédure initiatique ? Éclairant serait ici l’examen des besoins et des traitements rituels.

Développer un tel programme s’avérerait salutaire, ne serait-ce que pour éviter de prendre la partie – patrimoniale – pour le tout. En l’espèce, mise en valeur ne rime pas avec mise au secret.

Dans notre cas, le chassé-croisé entre circulation et thésaurisation qui caractérise les monopoles royaux répond à des impératifs d’ordre politique, matrimonial et économique (Warnier 1985).


  1. Les régions de l’Ouest et du Nord-Ouest du Cameroun, montagneuses et verdoyantes, furent surnommées « Grassland » par les Allemands puis « Grassfields » par les Britanniques. Cette appellation fut conservée pour désigner tant le relief que les nombreuses unités hiérarchisées qui composent ce vaste ensemble : les chefferies bamiléké et le royaume Bamoun – francophones – ; les chefferies et royaumes dit(e)s « Bamenda » – anglophones. 

  2. Les informations parcellaires que nous avons sur les trésors de chefferie furent recueillies suivant trois grands desseins : a) la constitution de monographies « classiques », couvrant l’ensemble des traits saillants des unités observées (Zintgraff 1895, Hutter 1902, Ankermann 1910, Malcolm 1923, Delarozière 1950, Hurault 1962, et Tardits 1980) ; b) l’inventaire stylistique de la culture matérielle et la caractérisation de l’« art » des Grassfields (Lecoq 1953 ; Bascom et Gebauer 1953 ; Gebauer 1968, 1971 et 1979 ; Northern 1973, 1975 et 1979 ; Harter 1973, 1981 et 1986 ; Perrois 1993 ; Perrois et Notué 1997 ; Beuvier 2014 et 2016) ; et c) l’inventaire dit « patrimonial » initié dans le cadre de deux projets successifs : « Les quatre musées » (Notué et Triaca 2005) et « La route des chefferies » (Djache Nzefa & al. 2022 ; Tchatchouang Ngoupeyou 2022). Aux frontières de la monographie et de l’inventaire, mentionnons l’étude de Brain et Pollock (1971). 

  3. Au sens d’Appaduraï (1986, p. 3-63). L’auteur s’intéresse à la « vie sociale » des objets, à leur(s) « carrière(s) » et à leur(s) itinéraire(s), dans le processus d’assignation de la valeur. À l’inverse, Annette Wiener (1992) soulignera l’importance des dispositifs de sauvegarde, qui, finalement, conditionnent l’échange. Pour une synthèse récente de ces approches, voir Abélès & Beuvier 2019. 

  4. Le terme apparait dans les premières monographies de chefferies faites au début des années 1920 (Ripert 1923, cité par Delarozière 1950, p. 105-108). Il désigne les biens hérités, déclarés « inaliénables » (ibid., p. 105). 

  5. Dans ses écrits ultérieurs (1988 et 1996), Geary proposera une analyse biographique de certains biens du trésor, suivant la voie tracée par Kopytoff (1986). 

  6. Disposant de l’étude non encore publiée de Geary sur Les choses du palais (manuscrit achevé et déposé en 1979), Warnier complètera brillament ce tableau dans sa thèse d’Etat (1983 ; 1985 dans sa version publiée), en établissant une cartographie précoloniale des échanges des marchandises de prix à l’échelle des Grassfields. 

  7. Débutée en 1884, la colonisation allemande prend fin en 1915. Le capitaine Ramsay et le lieutenant Sandrock seront les premiers européens à rallier Foumban en juillet 1902 (Tardits 1980, p. 1-2). 

  8. À la mort du sultan Njoya en 1933, l’administration française et la mission protestante soutiennent l’organisation d’une exposition dévoilant au public regalia et paraphernalia (Dubié 1957, p. 367 ; Tardits 1980, p. 689 ; Geary 1984, p. 17). 

  9. La première fut inaugurée à Bamendjou en 2009 (Djache Nzefa & al. 2022, p. 25). 

  10. Nous nous appuyons ici sur des observations faites dans certaines chefferies du département des Bamboutos, et sur l’examen des collections présentées dans le cadre de l’exposition Sur la route des chefferies du Cameroun. Du visible à l’invisible (Musée du quai Branly-Jacques Chirac, 05/04-17/07/2022). 

  11. Une série d’entretiens a eu lieu en juin 2019, dont le contenu fut partiellement publié dans le numéro 30 de la revue Gradhiva

  12. Entretien réalisé avec Kamga Djomo Honoré, chef de Bandjoun (03/12/2017). 

  13. On doit à ces spécialistes deux ouvrages de référence (2005 et 2010) : l’un composé de quatre longs essais sur les trésors de palais et d’église ; le second, à vocation théorique et comparative, réunissant les contributions des médiévistes sollicités à l’occasion d’un important colloque tenu à Bâle et Neuchâtel fin 2006 sur l’objet trésor au Moyen Age. Citons également l’ouvrage précurseur de Krzysztof Pomian sur l’histoire de la collection (1987). 

  14. Pour la période coloniale française (1916-1959), nous recensons à partir des années 1930 divers écrits d’écrivains-interprètes et de jeunes chefs ayant été scolarisés dans les missions chrétiennes. Calquée sur celle de l’administration, cette littérature disparate, grandissante au fil du temps, est dispersée dans plusieurs fonds coloniaux (consultables aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence, aux Archives nationales de Yaoundé et aux Archives départementales de Bafoussam). D’autres – au nombre incertain – demeurent conservés à la chefferie, mis à l’abri par les souverains lors des événements du Maquis et transmis à leurs successeurs. 

  15. L’anthropologue Daniel Fabre en avait dressé les contours dans un projet ANR déposé en 2014 (« DESIR. Désir de pérennité. Anthropologie comparée des dispositifs de mise en valeur des biens d’exception »), et dans une communication présentée dans le cadre du colloque « Les patrimoines en recherche(s) d’avenir (Paris, BNF, 24/09/2015) : « Monument, patrimoine et politiques du sacré. Conquérir Vezelay ». 

  16. Mesurant l’ampleur du processus d’institutionnalisation de la culture observable aux quatre coins du monde, Fabre envisageait ces notions devenues universelles comme des mots-clés. Seule importait leur traduction sur place, au travers des équivalents linguistiques trouvés, des objets promus à cette fin et des récits louant leur singularité. Autant de manières pour ainsi dire d’affirmer la pérennité. Dans un ordre d’idées complémentaire, voir la première synthèse des travaux réalisés dans le cadre des ateliers « Les intraduisibles du patrimoine » (Cassin & Wozny 2014, p. 15-19). 

  17. FR CAOM, Togo-Cameroun, carton 23, dossiers 204-206. Voir aussi le Fonds Raymond Lecoq, Bibliothèque Éric-de-Dampierre, MAE, Université de Paris-Ouest Nanterre. Le chef de Batoufam évoque les pratiques de don et de contre-don dans l’un des rapports de tournée de l’administrateur Roger Delarozière (1945-1947, que Lecoq a recopié sur des cahiers de brouillon). 

  18. Au lendemain de la création du Centre fédéral linguistique et culturel (mars 1962), la première campagne d’inventaire des biens bamiléké est lancée en septembre 1963. Le mouvement s’accélère en 1965 avec la préparation du premier festival mondial des arts nègres à Dakar (Gheerbrant 1964, p. 9 ; Beuvier 2014, p. 124-130 et 138-139). 

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