Ruth Colette Afane Belinga, Résurrection, performance, 2014©RB
Dans mes œuvres, je m’intéresse à la forêt et aux peuples qui y vivent. Au Cameroun, le Sud, d’où je suis originaire, est une zone forestière. Mon intérêt porte sur les Pygmées qui vivent encore dans la forêt et qui continuent d’avoir une relation particulière avec elle. C’est leur lieu de culte. C’est leur espace de vie. Ils savent s’y fondre. Ils connaissent toutes les essences d’arbres et leurs vertus. Les écorces, les racines ou les feuilles, toutes les parties de certains arbres peuvent jouer un rôle positif ou négatif pour celui qui les manipule. Les Pygmées sont reconnus comme des personnes aptes à orienter ces vertus pour le bien ou le mal. Les Camerounais, dans leur ensemble, croient en l’existence de divinités (les ancêtres) dans la forêt. C’est la raison pour laquelle les forêts sont chargées de pouvoirs et de mystères. Mais ces entités vivent dans des arbres précis, qui deviennent des arbres sacrés, portant en eux certaines vertus. Le Baobab en est un exemple. Il peut traiter certaines maladies : son écorce éloigne les esprits maléfiques, purifie des mauvais sorts, elle peut porter chance aussi. Avant de lui prendre son écorce, le tradi-praticien doit parler à l’arbre. Lui demander la permission d’extraire l’écorce et lui expliquer la raison pour laquelle il en a besoin. Dans certains cas, il faut même offrir un animal en sacrifice pour que l’écorce soit fonctionnelle. Pour protéger les forêts, un système a été mis en place par les populations camerounaises, surtout à l’Ouest du Pays. On y développe le phénomène de forêts sacrées, où des cultes sont voués à des ancêtres, occupants de ces forêts. Aucune action destructrice ne peut avoir lieu dans ces espaces qui sont vénérés par tous. La cohésion sociale dépend de leur respect. On y fait des offrandes et des sacrifices d’animaux. Ceci permet par extension de préserver des essences rares. On peut y trouver des arbres centenaires. Ceux-ci sont considérés comme des habitacles des ancêtres auxquels la société entière voue un culte. Il est donc naturellement impossible de les abattre.
En dehors des mesures religieuses de préservation des forêts, l’art aussi joue un rôle non négligeable. Ma démarche artistique par exemple explore les forêts victimes de nos délits et tient à repousser la fin définitive de ces lieux « sacrés » en invitant le public à les reboiser.
Voici un extrait du discours derrière mes performances :
« Les dieux de plusieurs peuples de par le monde, omniprésents, habitent carrefours, sources d’eau et forêts notamment. Seulement, la volonté de puissance et le désir de combler les intérêts industriels égoïstes de l’homme moderne ont entraîné la perte des valeurs liées au respect de la nature pour lesquelles nombre d’États ont pourtant défini des lois. Elles sont souvent bafouées par des individus avides et dépendants de biens matériels. Ainsi, la déforestation, qui succède aux facteurs «fragilisant» de la mémoire qu’ont été l’esclavage, la colonisation et la mondialisation, vient crucifier définitivement divers peuples. Pourtant, pour les gardiens de la tradition, « Les arbres ont une vie, ils sont mâles et femelles. Et, comme chez la femme, c’est d’eux que vient l’énergie vitale ». Et les gardiens se demandent bien où iront loger les génies qui vivent dans ces forêts menacées de disparition.
De même, les violences contre les femmes sont l’une des violations des droits humains les plus répandues et les moins reconnues. Dans le monde, selon l’OMS, une femme sur trois est victime de violence au cours de sa vie. La réalité des violences que subissent bien trop souvent les petites filles et les femmes à travers le monde : violences physiques ou sexuelles, crimes d’honneur, mutilation génitales exploitation sexuelle, etc., contrastent très souvent avec le respect et la liberté de choix qui devraient être garantis à chaque être humain.
Face à ces risques de perte des repères spirituels et de nos âmes, ainsi que du respect de la place de l’humain, l’art apparaît comme moyen de sauvetage par excellence ».
Je crée mes œuvres à partir des croyances des peuples camerounais, africains, et celles du monde entier. J’insiste sur les conséquences spirituelles du non-respect des espaces forestiers. Je crée des récits à partir d’histoires vraies ou des mythes en mettant un accent sur le caractère violent des pratiques humaines sur les arbres et par extension, sur les divinités occupant ces espaces, auxquelles sont attachés plusieurs peuples. Ici, mon corps joue un rôle très important. Il incarne la divinité en question et présente alors de manière assez crue ses mutilations. Mon idée est d’amener celui qui regarde ma performance et qui écoute les récits qui l’accompagnent, à revisiter sa relation à la nature. On ne saurait douter de mon engagement car mon nom AFANE veut dire FORÊT. Mon expérience corporelle devient un sujet qui dénonce, interroge, interpelle, secoue les consciences, les invitant à passer à l’acte, pour préserver, remémorer voir ressusciter mon propre nom, mon origine, la forêt et par ricochet, nos croyances et nos âmes à tous.
Le caractère autobiographique de mon œuvre est important. L’ « Être » se forge dans l’enfance. Nous sommes tous le résultat de nos joies et peines d’enfance. La vie de l’humain sur terre est une lutte perpétuelle contre ses traumatismes et ses peurs. L’introspection est une investigation des pensées intérieures et des sentiments, une méthode d’analyse de soi et de ses réactions psychiques à des stimuli extérieurs. Elle permet d’exorciser ses peurs, de tuer ses propres fantômes. C’est autour de ce mystère que tourne mon travail. Mais, ce mystère, on peut le percer en essayant de faire corps avec. Mon œuvre devient une analyse de moi-même. Mon travail confronte passé et présent (souvenirs d’enfance transposés aux histoires actuelles) ; tradition et contemporanéité. Selon les croyances traditionnelles africaines, le nom a une grande influence sur notre Être, ainsi, j’utilise ce à quoi renvoie mon nom pour explorer mon Être. Comme je l’ai dit, mon nom AFANE signifie FORÊT. Je disais tantôt que plusieurs peuples croient en l’existence des divinités dans les forêts. La forêt devient alors une entité mystérieuse. Si je suis Forêt, alors je deviens cette entité mystérieuse jadis vénérée, mais aujourd’hui menacée par l’action de l’homme. Je crée une fusion entre elle et moi, mon corps devient alors un support d’expression qui me permet de sentir les choses et de pouvoir les analyser.
Dans mes œuvres (peinture ou performance), le corps de la femme est très présent. Mon travail fait un clin d’œil aux croyances de la Grèce antique où des femmes appelées nymphes sont des divinités de la forêt. Je me substitue en nymphe pour dire mes récits. La voix des femmes a été intentionnellement mise sous silence. L’art, et plus principalement la performance, permet non seulement de s’exprimer librement, mais aussi et surtout de posséder son corps, de le mettre à sa propre disposition, de l’explorer de diverses manières à travers des gestes et des postures performatives que les femmes décident d’elles-mêmes. Elles peuvent briser tous les tabous sans heurt. Dans mes performances, j’exploite et explore mon corps à ma guise. Je le peins, l’habille de petites robes, je montre ma culotte en dessous. Je manipule des préservatifs pleins de liquide. J’utilise des outils pleins de couleurs pour montrer ma joie de vivre, je prête aussi mon corps à une forte charge dramatique pour montrer ma douleur. Mon corps devient un véritable médium qui me met, et met aussi les spectateurs et les spectatrices, en extase. Je décide de l’espace, du moment et des conditions où je le mets en situation.
Les performances rituelles m’inspirent beaucoup. Je ré-explore certains gestes, les accessoires, les couleurs, les chants, etc… je les recontextualise en créant de récits nouveaux. La performance Génie Go, par exemple établit un parallèle entre le viol, par la déforestation, des territoires des peuples pour qui la forêt est un symbole significatif fort et le non-respect de la vie et de l’intimité de l’être humain dont la contrée et le corps sont souvent transformés en produits d’exploitation. La performance se déroule en plusieurs séquences dans lesquelles des gestes, les paroles et autres accessoires rappellent les rituels anciens. Il faut noter qu’en Afrique, toutes les formes d’art étaient intimement liées. Dans une cérémonie rituelle, le danseur avait le corps peint, il portait un costume particulier, il avait le visage masqué, il esquissait des pas de danse sous le rythme des chants et des instruments de musique, parfois il pouvait dire des proverbes, etc. Toutes ces formes d’art apparaissent ensemble et chacune a pour rôle de renforcer à sa manière le message qui doit être véhiculé. Mes performances, très souvent, sont construites sous la base de ce principe-là. Quelques séquences de Génie Go (2019) en disent long.
Ruth Colette Afane Belinga, Génie Go, performance, 2016©RB
Séquence 1 : La performance met en scène le corps d’une femme (le mien), sans doute une nymphe, ces divinités des forêts dans la Grèce antique. Celle-ci traverse le public en portant un bol d’eau rouge. Puis, elle entonne un chant en bulu, sa langue maternelle. La psalmodie parle du deuil, son refrain dit « les gens se souviendront de vos actes ». « Vous continuerez à vivre dans la mémoire des vivants », mais en sous-texte, on entend « vous allez répondre de vos actes ». Cette façon de parler est très courante dans la tradition camerounaise. Les sages ne s’expriment jamais de manière explicite. Ils utilisent des proverbes. Il faut avoir une oreille avertie pour en saisir le sens.
Séquence 2 : Par la suite, dans un rituel répétitif, la femme entreprend de découper la part de verdure de drapeaux appartenant à différents pays du monde. Avec une lame de rasoir, elle pratique une excision dans chaque drapeau et jette les débris verts dans le bol rougi de sang. L’excision est une pratique officiellement interdite au Cameroun. Mais, elle continue d’être pratiquée en secret sur des jeunes filles dans certaines localités et très souvent avec la complicité des femmes âgées qui n’assument aucune responsabilité des conséquences qui s’en suivent. C’est la raison pour laquelle, à chaque excision, je me lave les mains. Et dans ce geste s’immisce une image symbolique de pénétration, suivie de l’acte mythique de Ponce Pilate (qui s’est lavé les mains pour se dédouaner de toute responsabilité). Ce qui peut prendre tout son sens dans le contexte contemporain où le corps est victime de mutilation de toute sorte, par le phénomène très fréquent de crimes rituels, sous le regard indifférent des hommes de lois. Dans la performance, ce qui est aussi intéressant et qui puise dans les rituels anciens, c’est la répétition. C’est un des principes de base des gestes rituels. La répétition crée le rythme qui occupe aussi une place très importante dans l’art africain ancien. En plus, tout ce temps, je reste agenouillée, les genoux ancrés dans le sol, un autre principe des danses africaines où l’ancrage au sol a pour rôle de nous rappeler d’où nous venons. Notre appartenance à un territoire, à une culture.
Séquence 3 : Montées sur une corde, les dépouilles des drapeaux amputés de leur richesse naturelle la plus fondamentale, la forêt, faseyent sous la soufflerie d’un ventilateur. Mon corps est pris d’un tressaillement, il s’écroule au sol, son esprit a été emporté avec la destruction de son environnement. Ainsi, la femme gît au sol, révélant sous sa robe noire une petite culotte rouge, les pieds dans des chaussettes blanches. La transe est elle aussi très présente dans les rituels anciens. Le danseur abandonne son corps physique et le met à la disposition des esprits. Il n’en est plus le maître. Il exécute des gestes et actes dont il n’est pas responsable. Il dit des paroles qui ne sont pas de lui. Mais puisque son corps physique entre dans le domaine des esprits, il faut le protéger. Il s’enduit le corps de peintures. Les trois couleurs utilisées sont le blanc, le rouge et le noir. Elles résument le destin de l’homme sur terre. Le rouge étant la vie, le noir la mort et le blanc la mort qui rappelle la vie. Elles exaltent donc la victoire de la vie sur la mort.
Ruth Colette Afane Belinga, Au jardin d’Eden, performance, 2021©RB
Au-delà du lien direct avec la disparition de l’habitat en milieu naturel des Pygmées de mon pays, mes performances s’adressent à l’humanité en train de saccager son espace vital avec une désinvolture inquiétante. La symbolique des couleurs est associée à la destruction de la nature, au viol et à l’excision. Des mutilations portées au cœur même de la vie. Dans l’ensemble, mes œuvres s’inscrivent dans le concert des voix qui en appellent à la raison pour sauver la planète, au moment où les écosystèmes s’effondrent dans un laxisme politique indécent. En s’investissant à corps perdu dans son action, la charge dramatique de mon corps a pour but d’ébranler l’indifférence du public.