En 1928, un totem funéraire, commandé en 1872 par le Chef G’psgolox (Paddy McDonald) est tronçonné dans le village de Misk’usa, au nord-ouest de l’actuelle Colombie Britannique, USA. D’abord sectionné à sa base, il est ensuite découpé en morceaux et transporté au Musée d’ethnographie de Stockholm, en l’absence des habitant.es du lieu1. Il est rangé dans les réserves du musée, avant d’être nettoyé et imprégné d’insecticide. Une couche d’isolation teintée est appliquée pour unifier et donner un air ancien à la sculpture. Le totem est exposé au musée à partir de 1980. Les Haisla, une nation autochtone aujourd’hui composée des Kitamaats (Haisla) et des Kitlopes (Xenaaksiala)2, demandent le retour du totem dès 1991. Ils envoient quatre délégués, Gerald Amos, John Pritchard, Louisa Smith et David Peerla conduire les négociations. Le directeur du Musée d’ethnographie de 1991 à 2002, Par Kaks, est favorable à cette restitution, mais la présente comme un don, et la conditionne à la réalisation d’une réplique sculptée (proposée dès le début des négociations par les Haisla). Au début des années 2000, deux copies sont fabriquées par Henry Robertson, Patricia Robertson, Barry Wilson et Derek Wilson (Image 1) : l’une est transportée à Stockholm et l’autre érigée sur l’ancien site où se trouvait le monument funéraire.
Patricia Robertson sculptant une copie du totem à Stockholm. Photo : Tony Sandin, 2000. Licence : Creative Commons.
Le musée d’ethnographie demande que le totem soit gardé dans un bâtiment avec une hygrométrie et une température contrôlées. Les frais importants (environ 300.000 dollars) liés à la mise en place d’un tel lieu retardent le processus. Finalement, des fondations privées, des soutiens institutionnels et des campagnes de collecte de fonds permettent de réunir la somme (Jessiman, 2011). En 2006, le totem original est rapatrié et stocké dans un centre commercial non loin du village. En 2012, malgré l’accord conclu avec la Suède, les ayant-droits du chef G’psgolox décident cependant de rapporter le totem dans le cimetière de l’ancien village de Kemano (Xenaaksiala) pour qu’il retrouve sa fonction funéraire et se désintègre comme prévu initialement3.
Dans un film datant de 2004, le directeur du musée de Stockholm justifiait la demande d’un bâtiment spécial pour conserver le totem en affirmant qu’il s’agissait d’un patrimoine universel : « Je voulais le rendre… La seule condition que nous avions… après avoir gardé le totem pendant tant d’années et essayé de le faire survivre… était qu’ensemble nous puissions considérer le poteau comme la propriété de l’humanité. Je serais très malheureux si [ils] traitaient le totem selon [leurs] propres traditions, car il serait détruit4». Dans cet article, j’aimerais discuter cette opposition entre conservation des biens culturels dans les musées et destruction des objets par les peuples autochtones. Qui conserve et qui détruit ? Que signifient ces termes ? J’utiliserai ici les termes « conservation-restauration » pour parler de l’activité contemporaine telle qu’elle est pratiquée dans les musées en Europe et aux Etats-Unis, c’est-à-dire un mélange de préservation (une approche tournée vers une modification minimale et une stabilisation des objets, incluant la conservation curative et préventive) et de restauration (une pratique plus invasive modifiant la matérialité des artefacts). Je privilégie le terme de conservation, entendu au sens large, pour parler d’un ensemble de pratiques techniques et culturelles destinées à préserver et éventuellement à présenter les œuvres.
A mon sens, la conservation est toxique lorsqu’elle s’oppose aux attentes des producteur.rices des artefacts ainsi qu’au bien-être des objets. La conservatrice-restauratrice canadienne Miriam Clavir a effectué un travail fondamental, mettant en évidence les différentes conceptions de la conservation dans le cadre de son travail au Musée d’Anthropologie de Vancouver, B.C. Plusieurs pages de son livre (2002) organisent les informations sous la forme d’un tableau opposant, sur la colonne de gauche, les « croyances et valeurs » des musées à celles des Premières Nations, sur la colonne de droite. Cette mise en page suggère d’emblée l’existence de valeurs distinctes, opposées et partagées par les différents groupes. Le terme de « valeurs » même reprend le cadre théorique proposé par l’historien d’art autrichien Alois Riegl en 1903, suivant lequel chaque groupe culturel aurait des attentes souvent antagonistes qui expliqueraient les conflits en matière de conservation-restauration. Pourtant, il importe de dépasser ces antagonismes et de restituer la complexité des positions, pour repenser collectivement le concept même de conservation.
Respirer pour survivre
Pendant longtemps, les institutions européennes et états-uniennes ont dominé le domaine de la conservation-restauration, imposant leur expertise technique, leur croyance en la puissance objective de la science, et leurs principes théoriques, formulés par exemple dans la Charte de Venise (1964). Après la publication de cette charte, de nombreuses personnes ont souligné les limites de ces principes notamment dans les climats tropicaux où les matériaux de construction, souvent le bois, nécessitent une reconstruction constante qui ne peut correspondre aux normes européennes en matière d’authenticité. Dès la fin des années 1970, et plus encore dans les années 1990, la situation a changé, au moins en ce qui concerne les chartes et les documents édictés par les grandes organisations internationales. Depuis la Charte de Burra (adoptée pour la première fois en 1979 par ICOMOS-Australie, et constamment révisée depuis), la consultation des communautés dites sources (c’est-à-dire des personnes ayant fabriqué les objets ou de leurs ayant-droits) est recommandée dans la conservation des sites. En 1994, le Document de Nara a mis l’accent sur les différentes conceptions de l’authenticité dans différentes cultures, en portant une attention particulière à l’Asie. Malgré cela, les outils, les produits, et l’approche générale des objets de musées restent tournés vers la préservation matérielle et la stabilité des artefacts. De plus, le Document de Nara a pour conséquence d’essentialiser deux conceptions du patrimoine, occidentale et « orientale », comme si elles étaient à la fois stables et unanimement partagées par les membres de chaque pôle (Winter, 2014).
Pourtant, les lignes de division sont moins claires et évidentes que cette approche ne le laisse supposer. Gerald Amos (Haisla) insiste sur la violence faite au totem de G’psgolox, maintenu dans la salle d’exposition du musée suédois par des cordes et une structure de fer qui ressemble à un collier encerclant son cou (Jessiman, 2011). Dans le communiqué de presse proposé par la nation en 2006 au retour de l’œuvre, sa saisie et en particulier l’atteinte à son intégrité matérielle sont clairement mentionnées5. De plus, la chronologie fournie par les Haisla est riche d’informations suggérant de médiocres conditions de conservation en Suède: « 1929 : the pole is transported to the Museum of Ethnography in Stockholm, where it is erected in the open and exposed to wind and weather for approximately six months. In 1929 (…) the pole is placed horizontally in an unheated storeroom for more than 40 years. » (Image 2).
Totem stocké à l’extérieur du musée d’ethnographie de Stockholm. Photographe non documenté, environ 1929. Licence : Creative Commons.
Ces données suggèrent que les pratiques du musée autour de 1930 allaient à l’encontre des standards de conservation que le musée prône et cherche à imposer aujourd’hui. Plus encore, la saisie du totem avait été justifiée dès 1927 par la même rhétorique qui voudrait favoriser la conservation de l’objet par sa mise au musée sur sa possible destruction. Le communiqué de presse cite Iver Fougner, délégué aux affaires indiennes (Indian Agent) souhaitant acheter le totem au nom du consul de Suède Olof Hanson en 1927 : « The reserve is uninhabited and very isolated. Chances are that the pole, if not removed, after some time will fall down and be destroyed »6. Ainsi, la spoliation est justifiée par la sauvegarde du monument, qui devrait éviter sa destruction, inévitable si le totem est laissé dans un lieu décrit par ailleurs comme désert (mais en réalité seulement habité périodiquement par la communauté). Dès les années 1920, le musée est présenté comme le sauveur d’un objet condamné à dépérir sur place. Pourtant, du point de vue de ses producteurs, le totem devait se désintégrer au fil des années pour accomplir pleinement sa fonction monumentale et mémorielle.
Cette rhétorique semble appartenir à différentes époques (Etienne, 2012a et b et 2018). En témoigne notamment un rapport de plusieurs volumes rédigé dans les années 1990 concernant la manière dont devaient être conservées les collections de biens culturels amérindiens au National Museum of the American Indian, alors en projet sur le Mall à Washington D.C., ainsi que dans un vaste dépôt dans le Maryland7. Pour le préparer, une série de questionnaires ont été envoyés à différents membres des nations. Edmund J. Ladd, auteur, chercheur et membre de la nation Zuni, recommande que sa communauté puisse apporter de la nourriture à certains objets comme des masques : « Zuni masks must be fed once or twice a year by their people, male and female, to let the museum’s staff do this would be to neglect our responsibility and would not do any good »8. Du point de vue des conservateur.rices-restaurateur.rices du musée, cependant, l’arrivée dans les réserves de denrées périssables comporte un risque d’infestation biologique et est préjudiciable à la stabilité des objets. Au final, le rapport conclut à une incompatibilité fondamentale entre les différentes conceptions de la culture matérielle : tournée vers l’usage et des conceptions immatérielles pour les Amérindien.ne.s, et vers la stabilité matérielle en Occident : « there is a fundamental philosophical incompatibility between Western and Non-Western perception of material objects, their handling and care. The Western obsession for the insurance of an object’s physical immortality, including its removal from the contamination of human association, is totally counter to the Native American orientation of ‘use it or loose it’ »9.
On retrouve presque mot pour mot les termes de l’opposition énoncée dans les années 2000 en regard de la conservation du totem de G’psgolox. Cette opposition reflète certainement des conceptions différentes du patrimoine et de sa conservation. Mais elle vient ici légitimer l’impossibilité de prendre en considération certaines demandes, naturalisant des perspectives culturelles présentées comme antagonistes et figées (Singh, 2015). En fait, un intellectuel Zuni comme Ladd a une toute autre conception de la conservation. Pour lui, les standards muséographiques du musée empêchent d’apporter aux objets les soins nécessaires à leur survie, menaçant de détruire ceux-ci. Par exemple, Ladd déconseille l’usage de containers en plastique car ils empêchent les collections de respirer : « It is not the fact that the material actually breathes, but the fact that the spiritual content of it, the condition of it, has to breath through some means of its own not to be hampered by plastic or being constrained by having it in a container »10.
Les normes de conservation et de stockage imposées par le musée menacent donc la survie des objets, qui doivent pouvoir manger ou s’oxygéner. En outre, les lignes de division ne sont pas culturellement homogènes, mais bien situées dans un contexte donné. Celui-ci est historique, politique, mais aussi lié à des institutions et usages définis et changeants. John Flint de Nohwike’ Bágowa (White Mountain Apache cultural center and museum, Whiteriver, AZ), par exemple, stipule simplement, comme d’autres personnes consultées par National Museum of the American Indian que selon lui les normes du musée ne posent pas problème (« Standard museological treatment acceptable »). Par ailleurs, le communiqué de presse publié par la nation Haisla au sujet du totem montre bien comment cette logique de conservation peut-être, pour un temps, réappropriée et retournée contre le musée européen, dont les gestes destructeurs sont mis en avant. L’un des enjeux de la conservation-restauration en milieu muséal est ainsi de tenir compte des différences culturelles sans les réifier ni les simplifier, mais en les contextualisant et en comprenant les relations de pouvoir dans lesquelles elles s’inscrivent.
Ce que conserver veut dire
L’impératif de conservation, tel qu’il est défini et déterminé au sein des musées européens et nord-américains, complique parfois la circulation et le retour des objets. Depuis les années 1980, plusieurs restitutions, prêts à long-terme ou dons d’œuvres ont eu lieu en Suisse, un pays dont le cadre légal ne s’oppose pas à la _désaccession_des collections. En revanche, la conservation des œuvres est souvent évoquée dans des termes qui ont pour effet de ralentir voire d’empêcher certaines procédures. Souvent, les musées européens fixent un cadre selon lequel les objets peuvent être retournés, lors de cas litigieux liés aux spoliations coloniales mais aussi à des acquisitions contestées dans le cadre du marché de l’art ou encore à des donations. Ils exigent des standards de conservation qui ne sont pas forcément accessibles techniquement ou souhaités culturellement dans d’autres contextes.
À Genève, Jean-Paul Barbier-Mueller achète en 1985 un masque Makonde (Image 3) auprès de René Garcia, un marchand d’art parisien qui l’avait lui-même acquis en 1984 dans des conditions qui ne me sont pas connues11. Cette même année, suivant les informations transmises par le Centre du droit de l’art à Genève, le Musée national et maison de la culture à Dar Es Salaam en Tanzanie, signale un cambriolage portant sur un masque très semblable et seize autres objets auprès de l’ICOM et d’Interpol12. En 1990, sous l’impulsion du professeur italien Enrico Castelli, le Musée Barbier-Mueller contacte l’ICOM pour signaler leur possession d’un objet qui pourrait avoir appartenu au musée de Dar es Salaam. En 1997, l’œuvre est publiée dans un répertoire d’objets spoliés en Afrique édité par l’ICOM (ICOM, 1997, p. 4). Selon Laurence Mattet, directrice du Musée Barbier-Mueller, le musée de Dar es Salaam tarde à faire connaître ce cambriolage et échoue à prouver qu’il s’agit bien du même objet. Achiles Mujunangoma Bufure, directeur du Musée national et maison de la culture de Dar es Salaam, affirme en revanche qu’il n’y a jamais eu de doute sur l’identité du masque en raison de son numéro d’identification. Il ajoute que la résolution positive de ce cas et le retour du masque a été un événement important pour la Tanzanie et pour les communautés locales.
Masque Makonde ©Philip Wojazer. Source :https://www.bilan.ch/luxe/va-t-on-vider-les-musees
En 2006, la République unie de Tanzanie saisit l’UNESCO pour récupérer l’objet. Le Musée Barbier-Mueller saisit à son tour l’institution et porte plainte contre la République de Tanzanie. En 2010, le masque est donné, et non officiellement restitué, par le musée genevois à la Tanzanie sous réserve qu’il soit exposé et que sa sécurité soit assurée13. Le Musée Barbier-Mueller demande que le masque soit stocké dans une vitrine sécurisée le jour et dans un coffre-fort la nuit. En 2021, lors d’une visite du musée, des membres de l’ambassade suisse constatent cependant que, contrairement à l’accord conclu entre les deux parties, le masque n’est pas exposé mais rangé dans un coffre-fort dans les sous-sols du musée. Achiles Mujunangoma Bufure explique que le choix des objets exposés dépend avant tout des sujets mis en avant dans le parcours d’exposition, et que le masque sera montré lorsque cela fera sens du point de vue de la thématique choisie et du récit proposé par l’institution. Il affirme encore que la conservation et la restauration des objets sont une priorité pour lui. Ainsi, bien que les musées européens déterminent les conditions du retour de l’œuvre, celles-ci ne sont pas forcément respectées une fois le transfert de propriété effectué.
Dans d’autres occasions, les communautés autochtones ne peuvent pas assurer les conditions de conservation demandées et les objets sont donnés aux musées des grandes capitales du pays de leur provenance (quel que soit par ailleurs les droits accordés aux populations indigènes par les gouvernements de ces mêmes pays). C’est le cas par exemple d’un différend impliquant la Suisse, le Brésil, et le peuple indigène Waurá. En 2000, le Museum der Kulturen de Bâle reçoit par voie testamentaire le don d’un ensemble de biens culturels Waurá, légué par l’ethnographe brésilienne Vera Penteado Coelho14. Ils acceptent le don sur le principe, mais les objets sont encore au Brésil, chez la mère de l’anthropologue. En 2001, le musée bâlois reçoit une lettre de protestation émanant d’un enseignant de la nation Waurá. En parallèle, le Museu deArqueologia e Etnologia Universidade de São Paulo conteste aussi le départ de cette collection, qui comprend des dessins (Image 4), des objets et des photographies.
Apasa. Peinture acrylique sur papier en fibre de coton. 50 x 70 cm. Photo: Wagner Souza MAE. © Wagner Souza e Silva MAE-USP, Archive Museum der Kulturen Basel.
En 2003, après une rencontre entre toutes les parties, il est décidé que les objets resteront au Brésil. Pour donner une forme légale à cette décision, le musée de Bâle propose d’accepter l’héritage de Penteado Coelho et de léguer par la suite les objets au musée de São Paulo.
Rapidement, cependant, les Waurá demandent l’obtention de matériel photographique et de dessins pour ouvrir leur propre musée, dans une ancienne maison de missionnaire dans le village de Canarana à l’entrée du parc du Xingu15. Un fax daté d’octobre 2003 enjoint le musée de São Paulo de retourner les objets aux Waurá des villages de Piyulaga et d’Aruak. (Ce message sera par la suite désavoué et attribué à un anthropologue impliqué dans la région, sans que je puisse confirmer cette information et la validité de ce fax.) En 2008, le contrat établi entre les deux musées et l’un des ayant-droits de la donatrice stipule que si les Waurá, qui ne sont présents lors de la signature que comme témoins, mettent en place des conditions de conservation jugée adéquates, c’est-à-dire ouvrent leur propre musée, ils puissent redevenir propriétaires des objets. Néanmoins, les modalités concrètes de cette possible restitution ne sont pas définies dans le contrat.
Dans cet exemple, le musée reste l’étalon de la préservation et reflète aussi une forme d’idéal suivant lequel il garantit la seule conservation possible et légitime. En outre, un accès privilégié est offert aux Waurá dans le contrat de 2008 pour qu’ils puissent voir leur patrimoine et transmettre leur savoir à ce sujet. Ils ne sont cependant pas jugés aptes à le préserver directement. Ainsi, malgré l’intérêt de ces consultations, il me semble que l’un des défis dans le domaine de la conservation-restauration tient à l’instrumentalisation possible des collaborations avec les communauté-sources pour servir, au final, les intérêts de l’institution qui détient les artefacts. La conservation, dans sa définition actuelle, peut (souvent involontairement, et malgré l’incontestable attention portée aux objets par les professionnel.les) devenir l’un des obstacles empêchant de prendre en considération les attentes des producteur.ice.s. Les ayant-droits se retrouvent alors potentiellement impliqué.e.s pour perpétuer une logique de conservation qui peut poser question.
Détoxifier la conservation-restauration ?
Dès les années 1990, certains conservateur.rices-restaurateur.rices ont transformé leur domaine d’activité, à la fois par des pratiques innovantes et des publications théoriques importantes. Elles se caractérisent par la mise en place de consultations auprès des personnes ayant fabriqué les artefacts ou de leurs familles, et par une dimension participative où les usager.e.s des œuvres participent aux décisions de conservation (Sully, 2007 ; Wharton, 2012). Aujourd’hui, l’activité change. D’une part, de nouvelles tendances s’imposent quant à l’utilisation de produits moins toxiques et à la réalisation d’interventions plus écologiques16. D’autre part, certain.e.s spécialistes cherchent à penser les conséquences néfastes d’une conception universaliste de la conservation, imposant aux communautés productrices des normes qu’elles ne peuvent ou ne veulent pas respecter. La dimension immatérielle liée à certains biens culturels en Afrique, par exemple, commence à être considérée en Europe et aux Etats-Unis comme un aspect essentiel des collections (Tchatchouang, 2021). De nouvelles manières de travailler sont développées en particulier aux Etats-Unis et au Canada, mais aussi en Suisse, en Belgique ou en Allemagne17. Ces musées prônent une collaboration entre les différent.e.s usager.e.s des œuvres et les communautés dites sources. Ces pratiques sont souvent portées par des conservateur.rices-restaurateur.rices très investi.es dans leur activité et avides de la faire changer. Cependant, tels qu’ils sont aujourd’hui développés dans les musées, les projets de conservation-restauration dits « décoloniaux » posent des questions relatives à leur modalité et à leur finalité, tout comme le terme de décolonisation plus généralement (Marboeuf et Ben Yakoub, 2019). On peut se demander notamment si ces projets dans les institutions européennes et états-uniennes ne participent pas aussi d’une logique du maintien d’un statu-quo, qui justifient notamment la conservation des artefacts dans les musées occidentaux et s’opposent à leur restitution.
À mon sens, il est aujourd’hui essentiel de redonner aux producteur.rices et à leurs ayants-droits le control sur les biens culturels restitués, sans clauses ni conditions. Dans les musées, il importe aussi de considérer les soins jugés nécessaires par les communautés créatrices des œuvres, y-compris en regard de pratiques perçues comme contraires aux standards de conservation. En parallèle, il importe de mieux connaître et de prendre en compte des pratiques alternatives.
En 2007, Objets blessés, une exposition proposée par Gaetano Speranza au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, avait posé quelques jalons dans cette perspective. Elle présentait des œuvres réparées pour des raisons très diverses, qu’elles soient religieuses ou économiques. Dans un autre contexte, l’artiste Kader Attia utilise le terme de « réparation » pour penser à la fois les modifications matérielles, économiques et symboliques opérées sur les corps, les objets ou les bâtiments. Au printemps 2021, l’exposition « Répare, Reprise », proposée par Nora Philippe à la Cité des Arts de Paris, pose des questions similaires. Au bout du compte, ce décentrement a pour finalité d’élargir la définition de la conservation. Détoxifier la conservation équivaut donc à repenser le concept en profondeur : non seulement à partager les savoir-faire scientifiques occidentaux avec différentes institutions, à inviter les communautés-sources dans les réserves des musées pour restructurer les usages en regard de leur savoir, mais aussi à redéfinir ce qui relève de la conservation même, en incluant une diversité de pratiques, allant des réparations domestiques à des usages conduisant in fine à la perte de l’objet matériel. L’idée même de « soin » doit être repensée de manière critique (Ndikung, 2021). L’accumulation d’objets dans les lieux de stockage en Europe et aux Etats-Unis, ainsi que l’énorme coût énergétique nécessaire à maintenir leur existence matérielle à tout prix, ne semblent plus des ambitions réalistes et souhaitables aujourd’hui. A mon sens, les notions de fragilité, d’instabilité, et d’impermanence doivent continuer à transformer les musées et le monde académique pour en faire des lieux plus proches des réalités écologiques et des enjeux éthiques contemporains.
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La nation Haisla a fait paraître un ensemble de textes relatifs à ce cas, et notamment les discours donnés lors de la cérémonie de retour : http://www.turtleisland.org/culture/culture-haisla.htm, consulté le 1er mai 2021. Des informations complémentaires ainsi qu’une chronologie des événements est disponible sur le site de l’association Na na kila Institute (une association sans but lucratif qui a travaillé à la restitution du totem dès 1993), au village de Kitamaat. L’orthographe pour la retranscription des noms varie entre les différents sites. ↩
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https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/haisla-kitamaat, consultée le 11 mai 2021. ↩
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Le retour du totem à Misk’usa en 2012 est rarement mentionné, sauf ici : http://balticworlds.com/the-case-of-chief-gpsgoloxs-totem-pole/. Publié le 18 juin 2018, consulté le 12 mai 2021. ↩
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“I wanted to give it back … The only condition we had … having kept the pole for so many years and tried to make it survive, … was that together we could look upon the pole as the property of mankind. I would be very unhappy if [they] put the pole back according to [their] traditions because it would be destroyed.” Ma traduction. Extrait du documentaire : Cardinal. “Totem: The Return of the G’psgolox Totem Pole.” National Film Board, 2004. Disponible en ligne: https://www.youtube.com/watch?v=05C5Ub19exM ↩
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G’psgolox pole returns home after 77 years, First totem ever to be repatriated from overseas. For immediate release: Wednesday, April 26, 2006. Accessible en ligne : http://www.turtleisland.org/culture/culture-haisla.htm ↩
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La citation apparaît sur le communiqué de presse de la nation Haisla. La référence d’archive (que je n’ai pas pu consulter de première main) est : Letter from Iver Fougner to The Secretary, Dept of Indian Affairs, Ottawa 16.12 1927. Public Archives, Indian Affairs. RG 10, Vol 4087, file 5077-2B. ↩
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The Way of the People, Native American Tribal Museum and Center Survey on Storage, Care and Access. National Museum of the American Indian, Washington. Rapport non-publié. ↩
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The Way of the People, Native American Tribal Museum and Center Survey on Storage, Care and Access, National Museum of the American Indian, Washington, Phase 2, 25 mai 1995. ↩
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Kolker, J. A ., The Way of the People, Wendy Jessup Report, Phase 2, Final Report. ↩
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The Way of the People, Native American Tribal Museum and Center Survey on Storage, Care and Access, National Museum of the American Indian, Washington, Phase 2, 25 May 1995. ↩
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Une partie des informations de ce paragraphe proviennent d’une conversation téléphonique avec Laurence Mattet, actuelle directrice du musée Barbier-Mueller, en date du 14 mai 2021 ; ainsi que d’un échange de courriers électroniques avec Achiles Mujunangoma Bufure, directeur du National Museum and House of Culture de Dar es Salaam, durant le mois de juin 2021. Je remercie Flower Manase, commissaire d’exposition à Dar es Salaam, d’avoir également répondu à mes questions en juin 2021. ↩
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Anne Laure Bandle, Raphael Contel, Marc-André Renold, « Affaire Masque Makondé – Tanzanie et Musée Barbier-Mueller », Plateforme ArThemis (http://unige.ch/art-adr), Centre du droit de l’art, Université de Genève. Consulté le 14 mai 2020. ↩
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http://www.connaissancedesarts.com/archeologie/actus/breves/le-musee-barbier-mueller-rend-un-masque-makonde-a-la-tanzanie-84322.php, consulté le 10 mai 2021. ↩
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Une partie des informations de ce paragraphe sont issus d’une conservation téléphonique avec Alexander Brust, conservateur au département Amérique du Musée des cultures de Bâle, le 27 mai 2021. Voir aussi son article paru en 2011 : https://www.museums.ch/assets/ebooks/museums-n6/files/mobile/index.html#110. Consulté le 13 mai 2021. ↩
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Voir Caroline Renold, Anne Laure Bandle, Marc-André Renold, “Case Waurà Indians Collection – Museum der Kulturen Basel, Penteado Coelho Heirs and Museu de Arqueologia e Etnologia Universidade de São Paulo, Waurà Indians,” Platform ArThemis (http://unige.ch/art-adr), Art-Law Centre, University of Geneva. Consulté le 27 avril 2021. Alexander Brust m’a raconté l’histoire du fax lors d’échanges d’emails en juin 2021 mais ne peut pas confirmer son statut. ↩
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Towards a sustainable practice in paintings conservation : new insights into reducing solvent toxicity during cleaning and cold relining, Workshop à l’école de La Cambre en Belgique, Mardi 17 mai 2021, conférence en ligne, https://www.lacambre.be/fr/actualites/categorie/ateliers. ↩
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Voir par exemple Share the Mic : Decolonizing an African Museum. 23 mars 2021, Fowler Museum at UCLA. Le workshop est disponible en ligne :https://www.fowler.ucla.edu/event/share-the-mic-decolonizing-an-african-museum/ ↩
BibliographieBibliography +
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