Le vent souffle et dissémine ses secrets, aidant à « chercher les paroles et écouter les rythmes ». Traversant la vidéo Pawòl sé van (les mots sont le vent, 2020, 13’), il emporte avec lui les pollens qui fécondent comme les polluants qui infestent ; les chants de résistance des conques de lambis, les murmures des oppressé·es et ceux des « systèmes nerveux et reproducteurs malades ». Il demande qu’on se mette à l’écoute des éléments pour sortir de la cécité et s’ancrer différemment dans le paysage, dans l’histoire aussi. Il insuffle son énergie à cette vidéo poétique chorale où l’environnement contaminé au chlordécone continue de palpiter selon le cycle de l’eau et où les habitant·es se reconnectent à leur terre par le soin. Le vent suggère d’opérer un décentrement pour que de la toxicité accumulée naissent des contrepoisons et guérisse la honte.
C’est ainsi que l’artiste Minia Biabiany répond au contexte guadeloupéen autant qu’elle le nourrit. Elle arpente des terrains glissants pour y relever les traces de mémoires fragiles, de corps abîmés, de récits étouffés — puis elle caresse ces mêmes terrains pour en révéler la résilience persistante. Elle pense des alternatives à la contamination et invente de nouvelles formes de relation et de savoirs poreuses et imbibées de leur contexte.
Pawòl sé van, still, vidéo HD couleur, 13 min, 2020
Suivre la trace
Toxiques dans leur essence, les entreprises impériales puis coloniales européennes ont imposé des structures de pouvoir et de domination dont la plupart sont encore à l’œuvre aujourd’hui. Elles ont distillé leurs poisons par touches : appropriation de territoires et de ressources naturelles, remodelage consécutif de paysages ; disposition des corps, incluant déplacements forcés et esclavage ; enfouissement des traditions artisanales, spirituelles, orales entraînant des ruptures dans les chaînes de transmission ; pillage culturel et funéraire. Les systèmes d’exploitation multiscalaires instaurés par les empires ne sont pas révolus et se perpétuent, pour certains, dans l’économie capitaliste. Leurs traces sont fraîches, imprimées sur les paysages, les plantes, les animaux et jusqu’aux os des êtres comme semble le suggérer Minia Biabiany dans l’installation Spelling (S!GNAL, Malmö, Suède, 2016) et ses céramiques fragiles, friables, suspendues ou disposées à même le sol, exposées aux passages répétés du public. L’ensemble, comprenant des feuilles de bananier en décomposition incisées et des vases dont l’eau goutte sur le sol, reflète l’érosion et l’effacement.
En Guadeloupe et en Martinique, la présence coloniale, installée, poursuit son travail d’assimilation. L’écocide et la crise sanitaire majeure engendrés par le recours au chlordécone entre 1972 et 1993, alors commercialisé comme Kepone et Curlone, s’inscrivent dans le continuum de l’histoire coloniale française, entre déni, indifférence et banalisation. Ce pesticide utilisé contre le charançon du bananier a contaminé 6500 ha de sols ; lessivé par les eaux de pluie, il ruisselle dans les rivières et la mer ; il favorise le développement de cancers et nuit à la fertilité de nombreuses personnes atteintes dans leur intimité. Dispersé avec l’accord et le soutien du gouvernement français qui en connaissait les dangers, il fut interdit sur le sol américain dès 1975. Le chlordécone n’est par ailleurs qu’un des produits phytosanitaires toxiques répandus sur les cultures de Guadeloupe et de Martinique. Depuis l’éradication des populations Caraïbes, l’esclavage et l’économie plantationnaire à la monoculture, l’instauration d’une économie de dépendance et d’un racisme institutionnalisé, des couches de violence et de toxicité sédimentent insidieusement à travers les générations dans les mornes et les rivières, sur les feuilles et sous les peaux.
Ces strates complexes n’apparaissent pas frontalement dans la pratique visuelle et pédagogique de Minia Biabiany. Si ses installations et vidéos convoquent avec justesse et subtilité le cortège des traumatismes physiques et psychiques vécus par les esclaves et transmis à leurs descendant·es, elles se placent davantage dans les interstices, visant à soigner et mettre en valeur les potentiels qui germent dans le sol et les esprits. S’ancrant dans un rapport profond au corps, au sensible et aux éléments, Minia Biabiany appréhende la toxicité sous l’angle du pharmakon, à la fois remède et poison selon les dosages. Ainsi, quand l’artiste part des angles morts de l’histoire, des aspérités taboues, des espaces où l’énergie est bloquée, elle le fait pour entrer en transformation.
J’ai tué le papillon dans mon oreille, installation, techniques mixtes, Magasin des horizons, Grenoble, France 2020, photo : Camille Olivieri
… des corps et des sols poreux…
Les expositions J’ai tué le papillon dans mon oreille (Magasin des horizons, Grenoble, France, 2020) ou Musa nuit (La Verrière, Bruxelles, Belgique, 2020) résonnent de cette histoire dense. L’environnement — cartographié, exploité et pollué — et les êtres humains — niés et malmenés — communiquent et dévoilent des blessures communes. La terre, les plantes et les corps luttent contre les pesticides et contre une déconnexion de la réalité locale induite par le modèle colonial. Ils se font miroirs, créent une expérience partagée et révèlent des récits enchevêtrés et poreux. Tout circule. Les installations de Minia Biabiany soulignent l’interpénétration entre les matières du corps, du vent, de l’eau, du sol, des graines, des plantes. L’ancrage dans le collectif qu’elle met en œuvre n’est pas circonscrit aux sociétés humaines. Au contraire, elle les enchevêtre avec le non-humain : le cycle de l’eau fait écho au cycle de la vie. Les paysages de liberté créés par le marronnage se déploient dans ce territoire insulaire replié face à l’océan pour mieux protéger leur opacité. Apparaissant dans les vidéos Flè a pòyò, restauring the body (2014, 5’52”) et Musa (2020, 13’59”),la fleur de bananier rappelle les violences sexuelles perpétrées pendant le régime esclavagiste, les destructions causées par la monoculture et les impacts sur la fertilité, et la sexualité, des femmes. Réparatrice pour l’utérus, elle évoque aussi la possibilité de soin pour résister dans cet environnement altéré.
Flè a poyo, restauring the body, still, vidéo, 5 min 52, 2014
Construites par touches et par gestes, les œuvres de l’artiste — visibles dans les deux expositions mentionnées — témoignent de son observation des éléments et rendent compte de leur imprégnation mutuelle. Par l’utilisation de matériaux bruts, tels que la terre, l’eau, le bambou, l’osier, l’argile, le coton, des fleurs et feuilles de bananiers, l’environnement pénètre l’exposition, s’invite dans l’espace muséal au sens occidental du terme. L’organique s’impose comme protagoniste du travail artistique, pas seulement parce qu’il reflète l’histoire particulière de la Guadeloupe, mais aussi parce qu’il relie les êtres. Les installations de Minia Biabiany, dont certaines parties sont éphémères, voire périssables, se déploient spatialement et engagent les corps des publics dans un rapport d’échelle, de trames et de volumes entre creux et pleins. Elles confrontent les organismes, jouent sur la transparence et la vulnérabilité, invitent à être traversées et presque touchées. Nombreuses de ses structures faites main sont informées par l’artisanat et les techniques utilisées pour fabriquer des objets usuels telles les nasses de pêcheurs qui apparaissent sous une nouvelle géométrie dans l’installation Toli Toli (X Berlin Biennale We don’t need another hero, Allemagne, 2018). Comme une conteuse, l’artiste agence des éléments visuels, soniques et verbaux pour faire récit et transmettre. Les formes autant que les matériaux qu’elle choisit rendent les multiples couches de cette histoire incarnées et vivantes.
L’approche plastique de Minia Biabiany comprend une célébration du lieu, dont il est possible de tirer de la force et des enseignements pour soigner les blessures. Les vidéos Pawòl sé van et Musa parlent de résilience et revalorisent ces corps et esprits abîmés capables de prendre pouvoir et d’habiter leur environnement dans un rapport renouvelé, intégrant des temporalités multiples, y compris celle d’une histoire traumatique et toxique. Esquivant l’invariabilité, l’artiste embrasse la beauté du fragmenté, de l’enchevêtré, du discontinu. Elle s’intéresse à la prolifération de centres poreux et rhizomatiques à l’instar de la notion de mangrovité amenée par le curateur Chris Cyrille1. Minia Biabiany se retrouve dans le foisonnement de la mangrove, collective, se déplaçant prodigue et échappant aux enfermements. Pour transformer le poison en remède, transfigurer la honte transmise insidieusement en dignité, elle suggère d’expérimenter plusieurs points de vue : en obstruant partiellement le regard et introduisant des perspectives plurielles dans ses installations et vidéos, elle permet au public d’éprouver ce que signifie habiter plusieurs centres.
Le vécu sensible et sensoriel créé par l’exposition amène l’audience à comprendre le multiple en tant qu’antidote aux fragmentations modernes. Son travail donne corps à une pensée de l’archipel et de la relation au sens d’Édouard Glissant. Sa vidéo Musa montre que les racines sont mouvantes, «Olympe, mountain that I could met already silent/you are the deepest named roots of my tree», et les centres généreux, «I can go back five generations inside my body and name the line/name her multiple times».
Musa Nuit, La Verrière, Bruxelles, 2020, installation réalisée grâce au soutien de la Fondation d’entreprise Hermès, collection Institut d’Art Contemporain, Villeurbanne/ Rhône-Alpes, photo : Isabelle Arthuis
… réinventant les imaginaires
L’humilité et le décentrement sont cruciaux pour penser un autre modèle que celui de classification imposé par le pouvoir colonial. En effet, à travers sa pratique, l‘artiste valorise la multiplicité des modes de connaissance et une non-hiérarchie des savoirs. Le sensible, l’intuitif, l’organique participent autant à l’apprentissage à être au monde, et à y agir, que l’intellectuel. La vidéo _Blue Spelling (2016, 2’27”)_ incite à embrasser les temporalités non linéaires, tandis que la délicate installation _Qui vivra verra, qui mourra saura (CRAC Alsace, Altkirch, France, 2019)_ s’immisce dans le jardin créole et contemple les plantes médicinales qui y sont cultivées. La première œuvre fourmille de L’humilité et le décentrement sont cruciaux pour penser un autre modèle que celui de classification imposé par le pouvoir colonial. En effet, à travers sa pratique, l‘artiste valorise la multiplicité des modes de connaissance et une non-hiérarchie des savoirs. Le sensible, l’intuitif, l’organique participent autant à l’apprentissage à être au monde, et à y agir, que l’intellectuel. La vidéo Blue Spelling, a change of perspective is a change of temporality (2016, 2’27”)incite à embrasser les temporalités non linéaires, tandis que la délicate installation Qui vivra verra, qui mourra saura (CRAC Alsace, Altkirch, France, 2019) s’immisce dans le jardin créole et contemple les plantes aux propriétés médicinales et magico-religieuses qui y sont cultivées. La première œuvre fourmille de trajectoires, d’associations, de mouvements, les connaissances naviguent dans l’opacité, en filigrane, avant de poindre. La seconde s’intéresse aussi à l’invisible, à ce qui est caché, aux forces et énergies en présence dans le jardin de la case structuré spatialement en réponse aux pouvoirs des plantes. Tout ce qui fait monde est potentiellement savoir. Chaque voix a son importance et est valable. L’humain, remis dans une position moins dominatrice sur les autres éléments, peut agir en invité, non en conquérant à qui tout serait dû.
Qui vivra verra, qui mourra saura, installation avec céramiques et sel, exposition le jour des esprits est notre nuit, Crac Alsace, Altkirch, France, 2019, photo : Aurélien Mole
Minia Biabiany s’engage d’ailleurs très activement dans diverses expérimentations pédagogiques qui placent la conscientisation du corps et des sens en leur cœur. À Mexico D.F., Mexique, en 2015, elle constitue avec les artistes Madeline Jiménez et Ulrik López l’initiative Semillero Caribe. Basées sur quatre auteurs caribéens, huit sessions ont lieu en 2016 et explorent les liens entre geste, parole et texte par le biais de la respiration, du dessin, du cri, du toucher, de l’écoute et de la répétition. Puis, en 2018, à Cali, Colombie, elle lance Plataforma Doukou pour un groupe de femmes en non mixité, s’appuie sur les œuvres littéraires de quatre écrivaines caribéennes et colombiennes et invite des intervenantes locales (chorégraphe, artiste, curatrice et autrice). Dans ces différents contextes aux spécificités propres, l’artiste s’intéresse à la façon dont un même schéma colonial est une entrave à la capacité à inventer des modèles qui correspondent aux besoins locaux. Elle insiste sur les récurrences de domination, discrimination et exclusion qui empêchent une pensée de l’autonomie.
En ramenant au conscient ces séquelles et en explorant d’autres façons de créer et vivre les savoirs, sur un plan horizontal et ouvert, on entre dans la guérison. L’élasticité et la plasticité du corps et des esprits génèrent le soin, l’idée même d’être malade s’éloigne à mesure que la confiance en soi et dans la terre revient, lorsqu’on se laisse aller à être guidé·es comme le suggère le vers de la comptine « Toli Toli, montré mwen chimen a… » (montre-moi le chemin à…). Associant verbe (écrit et oral), visuel, sensuel et gestuel, les installations, vidéos et expériences pédagogiques de Minia Biabiany contribuent au cycle de réparation et de reconstruction qui, par capillarité, concerne aussi bien les écosystèmes que les êtres. Sa pratique fait résonner la puissance du langage, de la narration (au sens de storytelling) et de l’écoute. La parole, le vent qui souffle, les comptines pour enfants, les conques de lambis diffusent ces nouveaux imaginaires qui font sortir de l’impuissance et du silence. La vidéo Musa l’affirme : « You are your own mother / no shame ». L’artiste renomme et reformule en créole et permet ainsi de se réapproprier les choses, l’histoire, le lieu. Plusieurs de ses vidéos mêlent indifféremment le créole au français ou à l’anglais, complémentant la parole orale sans traduction, créant des échos entre diverses couches de langage sans les hiérarchiser. « Lanmè-la ka lévé alé. » L’affirmer et la placer dans un contexte artistique donne à cette langue une force poétique et politique. Avec les mots aussi, elle tresse. « Vertical labour of the past / mapping power ». À tous les niveaux de sa pratique, le tissage est le fil rouge qui rassemble les graines d’un modèle polycentrique, mouvant, plastique, foisonnant et non hiérarchique. « The need to tell carries an emergency to feel ». Ces graines semées patiemment dans les corps, les psychés, le sol, éclosent à leur vitesse propre, indépendamment et libres.
Par les pousses résultantes, réelles et métaphoriques, Minia Biabiany négocie de nouveaux liens entre l’humain et le non humain et réinvente sa relation avec le territoire, ses sPar les pousses résultantes, réelles et métaphoriques, Minia Biabiany négocie de nouveaux liens entre l’humain et le non humain et réinvente sa relation avec le territoire, ses savoirs recouverts et ses enseignements inédits. Elle nourrit une prise de confiance à agir avec des connaissances ancrées, développées à partir de besoins locaux, se soustrayant à la domination métropolitaine et la projection dans un ailleurs. En œuvrant dans le champ artistique, seule et en collectif, elle offre de la visibilité à des pratiques jadis marginalisées tout en soulignant le pouvoir de réseaux collaboratifs créés par les Guadeloupéen·es. Son travail questionne la permanence des structures coloniales et déploie une démarche décoloniale qui demande à chacun·e de mener un travail, rendant possible un mouvement collectif. Habiter les centres devient ainsi une façon de résister à la toxicité moderne et de construire des affiliations plus apaisées.
Musa, still, vidéo HD couleur, 14 min, 2020
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Exposition Mais le monde est une mangrovité, Galerie Jeune Création, Paris, janvier 2021 ↩