Exposer l’embarras, vers une prise de position

David Dibosa

Le restaurant Rex Whistler à la Tate Britain, Londres, avec la peinture murale The Expedition in Pursuit of Rare Meats deRex Whistler, 1927 © Tate photography. La fresque a été qualifiée de raciste par des militants tels que White Pube, en raison de la représentation d’enfants noir.e.s esclavagisé.e.s et de caricatures de personnages chinois.

Après le déboulonnage de la statue d’Edward Colston à Bristol1, le dimanche 07 juin 2020, le débat a été relancé, en Grande-Bretagne ainsi qu’à travers le monde, sur la mémoire de l’esclavage et l’histoire de la nation. Dans ce cadre, l’historien David Olusoga2 a soutenu qu’il était juste de retirer les statues commémorant les esclavagistes des piédestaux publics et de les placer dans des musées. En ces lieux, a-t-il déclaré, elles pourraient être discutées de façon appropriée. Car les statues sur les socles restent ‘muettes’. Retirer les monuments historiques douloureux de l’espace public s’attaque à un des aspects du problème. Mais que feront les musées une fois que les statues les auront intégrées ?

Fierté et honte

Je commence ces réflexions en évoquant un souvenir remontant à plus de cinq ans : la soirée du 15 juin 2015 a constitué pour moi un moment inoubliable de fierté intellectuelle. J’ai pris part à une discussion entre deux artistes majeurs, le peintre africain-américain Jack Whitten et l’artiste britannique Frank Bowling3. Le débat s’est déroulé dans l’un des cadres les plus prestigieux des musées londoniens : le Grand Saloon de la Tate Britain. Il semblait approprié à la rencontre de ces deux artistes renommés qui discutaient des questions auxquelles ils ont été confrontés au cours de leur longue carrière : l’abstraction, être noir aux États-Unis, la relation entre la musique et l’art. En regardant le débat depuis un point d’observation situé au-dessus de la Tamise, j’ai vécu l’un de ces rares moments au cours desquels je pouvais entrevoir tout le chemin que j’ai parcouru. J’avais atteint les hauteurs vertigineuses du monde de l’art londonien. Et malgré le fait que j’aie laissé à un collègue l’honneur de présider le débat, j’étais assis sereinement, en sachant que j’avais contribué à le rendre possible.

Ma fierté n’a pas duré longtemps.

Quelque temps plus tard, j’ai repensé à l’événement, en me rappelant ses points forts et, inévitablement, en réfléchissant à ses points faibles. Le soir du débat a cessé de rayonner comme une lumière éclatante surplombant tous les autres événements. Petit à petit, j’ai commencé à voir plus clairement ce qui l’entourait. Je me suis souvenu à quel point j’avais été opportuniste à l’époque – toujours à la recherche de moyens d’acquérir des avantages. Je me délectais du fait que j’avais un sens des rumeurs et que j’avais compris, bien avant tout le monde, que le célèbre peintre Jack Whitten envisageait de se rendre à Londres. Ce genre de choses me donnait l’impression de participer à l’effervescence métropolitaine, de faire partie des gens qui savaient que « Jack serait en ville ». C’est avec l’assurance d’un tacticien agile que j’ai pensé pouvoir effectuer quelques manœuvres habiles pour organiser un événement brillant. D’une manière ou d’une autre, je voulais que mes collègues de l’université, les artistes qui y enseignaient, ‘mes gens’, y soient impliqué.e.s et, pour être honnête, je voulais voir comment je pourrais partager la gloire avec eux.elles. Comme toujours pour une manœuvre tactique, il s’agissait de repérer et d’unir les fils au bon moment. Par chance, au moment où l’on parlait de la visite de Jack, j’avais entendu une autre rumeur selon laquelle Frank Bowling souhaitait organiser un événement à Londres, l’équivalent dans le monde de l’art de la réception publique d’un ambassadeur. Qui mieux que moi, avec toutes mes relations, pouvait organiser cela ?

Avec mon sens de la diplomatie, je me suis adressé à mes collègues, pour qu’ils me soutiennent dans ma démarche. En collaboration avec la Tate, l’université organisa une soirée avec Frank et Jack. Dans le cadre de la réception officielle, il y eut des boissons et des petits-fours et, bien sûr, un banquet chic pour quelques privilégié.e.s. Il s’est avéré par la suite que l’élégant dîner envisagé fut transformé en déjeuner, auquel Frank, en raison de sa santé, ne put assister. Jack, par contre, s’y rendit avec sa famille. Généreusement, mon doyen a proposé d’accueillir les invité.e.s au célèbre restaurant Rex Whistler. Le repas s’est bien déroulé, avec une grande convivialité dans ce restaurant splendide. Il y a eu des rires, et dans l’ensemble, j’ai obtenu ce que je voulais, à savoir à faire de cette journée un événement.

Mais ce n’est que des années après, après avoir appris la triste nouvelle du décès de Jack des suites d’une leucémie en 2018, que j’ai vraiment repensé à ce déjeuner. Une grande partie de mon bonheur était intacte. J’avais réussi à orchestrer l’une des rares apparitions publiques de l’artiste à Londres durant la dernière phase de sa vie. Il ne fait aucun doute que j’avais contribué à cimenter la relation entre Whitten et la Tate. En effet, son œuvre figurait avec la peinture de Frank Bowling dans l’exposition historique Soul of a Nation à la Tate Modern4. Mon contentement aurait dû être total. Pourtant, je me suis souvenu de faits gênants qui auraient dû figurer au premier plan de mon esprit. Il existe un secret de polichinelle sur le restaurant Rex Whistler : le célèbre tableau de la salle à manger présente une scène dérangeante, dans laquelle un jeune garçon noir est tenu en laisse pour servir d’esclave. J’avais négligé cette image au moment du repas avec Jack Whitten. J’avais réussi, par un étrange mélange d’excitation et de gêne, à masquer le tableau dans mon esprit. Je ne l’ai pas caché, mais je n’ai pas non plus attiré l’attention de Jack sur lui, de peur de gâcher l’événement. L’explication de mon comportement ce jour-là se trouve quelque part dans une zone à peine consciente de mon esprit, entre l’oubli tacite et la volonté de détourner le regard. Avec le recul, ma prise de conscience a jeté une importante ombre sur mon souvenir de l’événement. Mêlant la mélancolie au contentement, j’ai gardé un sentiment de regret, voire de honte.

Expositions et inhibitions

J’ai souvent dit que « chaque exposition contient un ensemble d’inhibitions… » Ainsi, j’ai partagé avec un nombre croissant de personnes mes réflexions autour du rôle que l’art et les artefacts jouent dans la négociation des aspects honteux de nos histoires profondément enchevêtrées. Dans ces discussions, il s’agissait d’attirer l’attention sur les idées et les conceptions qui ont permis aux objets controversés de rester exposés publiquement. Les inhibitions en question découlent de la manière dont les biographies de ces objets s’entrecroisent avec certains des aspects les plus dérangeants de notre histoire – une histoire que les institutions culturelles ont, par le passé, trop souvent cherché à oublier, à cacher ou à ignorer : l’esclavage, l’exploitation, l’enrichissement et la violence répétée. Nous sommes à présent en train de découvrir ce qui pourra se passer lorsque nous aurons le courage de rendre visibles les pratiques par lesquelles on a tenté d’occulter les chapitres inquiétants du passé. A vrai dire, il est difficile de savoir ce qui se passera. Certain.e.s représentant.e.s politiques sont intervenu.e.s5, pour dénoncer « un activisme intersectionnel », et pour défendre les statues. Inutile de dire que ces positions ont été vigoureusement rejetées6. A l’encontre des revendications et des contre-revendications, certain.e.s prennent des mesures spectaculaires pour bétonner leur vision de l’histoire. Cependant, de tels replis ne suffiront probablement pas pour freiner le mouvement des déboulonnages et de la demande défendent des artefacts insultants. Une question se pose : restera-t-il de la place pour des arguments plus nuancés ?

Parmi l’éventail d’arguments plus nuancés, une approche technique conduirait à examiner les motivations qui sous-tendent la préservation d’artefacts culturels controversés : des perspectives conservatrices sur le patrimoine ; des idées libérales insistant qu’une pluralité de voix historiques doivent être entendues ; des craintes sociales-démocrates sur des gestes s’apparentant à des réarrangements totalitaires de l’histoire et à des ‘autodafés de livres’. On pourrait débattre longuement de ces positions tout en évaluant l’efficacité des solutions techniques : devrait-on ériger des contre-monuments près des statues gênantes ? Pourrait-on s’inspirer de l’histoire de la commémoration de la Shoah pour trouver des interventions efficaces7 ? Pourrait-on revoir les inscriptions sur les plaques mémorielles ? L’intervention récente des activistes dans ces débats a peut-être déjà suffi pour convaincre des publics plus larges que les solutions techniques sont redondantes et que la réécriture des inscriptions ne suffira jamais. Les questions en jeu sont trop importantes pour être résolues simplement par une nouvelle approche de l’exposition des sculptures. Quelles que soient les solutions trouvées ou les actions entreprises, la période historique actuelle nous invite à envisager une manière beaucoup plus complexe de réfléchir à la relation entre histoire et visibilité – en posant des questions qui nous aident à comprendre non seulement ce que nous cherchons à révéler, mais aussi comment cela est intimement lié à ce que nous occultons.

La violence qui entoure souvent l’accumulation du pouvoir historique ne peut être contestée – c’est particulièrement vrai dans les projets impériaux historiques, tels que ceux mis en œuvre par la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et d’autres puissances d’Europe occidentale. Les œuvres d’art liées à ce pouvoir jouent un rôle plus complexe. Ces artefacts comprennent des statues dédiées à des figures associées à la gloire militaire, ainsi que des œuvres d’art pillées lors de campagnes de collecte coloniale. Garder ces pièces engendre souvent l’occultation de la violence et de ses effets permanents. La question est de savoir ce qui se passe lorsqu’on redonne à la violence la place qui lui revient, non pas en marge de la biographie de l’objet, mais en son centre. Une telle restauration est loin d’être un processus simple. Accepter la violence de son histoire est troublant. Même le début d’une telle acceptation peut être difficile, car il faut d’abord reconnaître les processus qui ont masqué la violence jusqu’à présent. Qu’est-ce qui a motivé un tel déni ? Qu’est-ce qui l’a maintenu ? Les structures de déni qui permettent des occultations décisives doivent être comprises dans toute leur variété. Les niveaux de leur intensité, l’étendue et le rythme de leur mutation d’un contexte à l’autre doivent être abordés. Une telle approche suggère un moment de prudence avant le retrait des statues et d’autres monuments. La disparition de ces objets ne risque-t-elle pas de nous éloigner davantage de la violence que ces objets culturels étaient censés dissimuler ?

La volonté de présenter au public des récits plus complexes s’est manifestée récemment à l’égard de figures historiques noires plutôt que de ceux qui leur ont fait violence. Des initiatives, tel que le projet magistral de Denise Murrell, Posing Modernity (2019), ont mis en évidence le travail nécessaire sur les pratiques institutionnelles : « …le silence ou l’aveuglement institutionnel peut être considéré comme rendant les représentations des Noirs… sans importance, indignes d’attention8. » La beauté du projet de Murrell est qu’il pointe vers la visibilité minorisée, remettant en question les pratiques qui construisent et consolident les recoins dans lesquels la présence des Noir.e.s a été séquestrée. Ce faisant, elle ouvre à la complexité de ce que pourrait signifier l’attribution, à ces œuvres, d’un autre type de visibilité, qui permettrait à une hybridité culturelle jusqu’alors réprimée d’être mise en évidence. Une histoire créolisée de la culture métropolitaine pourrait découler d’une telle étude. Elle révèle ainsi un récit plus complexe et plus complet de la manière dont les objets clés de l’histoire de l’art occidental ont été créés. À bien des égards, un tel objectif est sous-tendu par le besoin de remettre à sa place ce qui a été caché jusqu’à présent.

Alors que l’impulsion ‘réparatrice’ est partagée, il s’agit de pointer les possibilités qui émergent par la mise en lumière non seulement de ce qui a été marginalisé, mais aussi par la révélation des structures qui sous-tendent cette mise à l’écart. À cet égard, le discours autour de l’embarras pourrait s’avérer utile. Il ne s’agit pas d’un moyen pour surmonter les turbulences qui résultent de la révélation d’actes douteux. Il s’agit plutôt de voir ce qui se passe si les pratiques sont situées dans l’arène de l’embarras et de la honte. Quelle différence cela ferait-il dans la trajectoire politique et dans les pratiques actuelles si l’embarras était nommé publiquement en tant que tel ? A quoi ressemblerait une déclaration de ‘honte’ ?

Les termes ‘embarras’ et ‘honte’ font partie de discussions menées au cours des deux dernières décennies, qui ont cherché à s’attaquer aux conséquences des traumatismes historiques. Même si les aspects personnels de ces phénomènes restent un point de départ important, les auteur.e.s ont cherché à éloigner du débat les perspectives subjectives. Iels tendent vers des aspects plus interpersonnels, soulignant plutôt les dimensions publiques et politiques de leurs préoccupations. Cet accent peut être vu dans des travaux tels que Touching, Feeling : Affect, Pedagogy, Performativity d’Eve Kosovsky Sedgwick (2003), Blush : Faces of Shame d’Elspeth Probyn (2005), et Hiding from Humanity : Disgust, Shame and the Law (2006) de Martha Nussbaum. En m’inspirant de ces travaux, je suis parvenu à une reformulation de certains termes dans le cadre des recherches que j’ai menées dans Reclaiming Remembrance (2006, thèse non publiée, Goldsmiths, Londres). J’ai suggéré qu’il serait utile distinguer ‘l’embarras’ de la ‘honte’ en examinant l’intensité et la durée. L’embarras peut être compris comme une perte temporaire de prestige, dont une personne ou une institution peut se remettre. La ‘honte’, en revanche, est considérée comme une crise de légitimité. La honte ne peut être surmontée, elle ne peut être déplacée que par d’autres événements.

Quelles sont les conditions qui s’imposent à une institution lorsqu’elle se trouve dans un état de honte ou d’embarras du fait d’une action menée dans le passé ou présent ? Les réactions viscérales aux statues des espaces publics et à d’autres artefacts culturels indiquent une complexité qui dépasse le binarisme entre ‘démonter et annuler’ ou ‘laisser tout en place’. Bien sûr, les deux positions sont défendues publiquement. Mais comme d’autres points de vue également exposés dans les médias le montrent, il existe tout un éventail d’approches plus nuancées. Il pourrait s’avérer plus utile d’examiner les différents registres d’articulation : ce qui n’est ni affirmé, ni rejeté, les demi-mots, les voix multiples. Suivre de près l’activisme public et la manière dont les institutions doivent y répondre, peut mener à des voies politiques allant plus loin que le choix polarisé entre la ‘préservation’ et la ‘suppression’. Au-delà de l’intervention politique, il y a cependant un travail critique à faire. L’affect au sein des structures organisationnelles passe alors au premier plan afin de penser la ‘honte’ et ‘l’embarras’ en termes institutionnels. Dès lors, comment identifier les différents registres institutionnels en jeu ? En répondant à cette question, on espère qu’une série de protocoles pourra être mise en place pour aider les institutions et celles et ceux qui y travaillent à s’investir pleinement dans les transformations. Un tel engagement doit, bien sûr, aller au-delà d’une gestion vide – c’est-à-dire de manœuvres visant à clore le débat, si justement associées aux manières de faire appartenant au passé et désormais discréditées. L’enjeu est bien plus important que de limiter les atteintes portées à la réputation d’une institution et à la gestion d’une marque. Nous devons commencer par comprendre les effets que les états d’embarras et de honte ont sur les organisations dans leur ensemble.

La mémoire de qui ? L’héritage de qui ?

J’ai souvent cité les célèbres mots de Salman Rushdie : « Les Britanniques ne connaissent pas leur histoire parce qu’elle s’est déroulée en grande partie à l’étranger. » Il est toutefois difficile de continuer à appliquer cette phrase aux générations successives de Britanniques, car beaucoup d’entre nous ont un passé à l’étranger et nous en sommes bien conscient.e.s. Nous sommes porteur.euse.s d’un héritage culturel provenant des nombreux territoires dans lesquels les Britanniques ont exercé la violence coloniale. Ces histoires d’asservissement et de subordination, de refus et de résistance, de négociation et de complicité, sont maintenant mises en cause. Il n’est plus possible de répéter l’histoire de la Grande-Bretagne avec les niveaux d’amnésie culturelle observés jusqu’à présent. Associer Sir Walter Raleigh à la ‘pomme de terre’ ne peut plus se faire sans considérer le génocide perpétré sur les peuples qui cultivaient cette plante9. Les héros responsables de la défaite d’armées entières sont également connus pour avoir asservi et exploité. Même l’héritage de Shakespeare semble entaché par les fantasmes coloniaux présents dans des œuvres comme La Tempête (1611). La puissance maritime, avec son imaginaire de la navigation en haute mer, a été également impliquée dans les terreurs infligées pour établir la puissance militaire. Les manœuvres de distanciation, qui permettent à certain.e.s de déclarer leur innocence de ce qui s’est passé ‘outre-mer’, ne sont plus tenables. Cette période du début du XXIe siècle constitue un tournant pour de nombreuses raisons, notamment parce qu’il s’agit d’un moment de retour – ce qui part doit rentrer. Un tel voyage est également synonyme de transformations – ce qui revient ne peut rester inchangé par son voyage. Il est difficile pour une nation comme la Grande-Bretagne, dont l’empire avait une telle portée, d’observer les changements sociétaux sans comprendre ce qui les a motivés. La volonté d’accepter ce qui s’est passé signifie que le travail de reconnaissance des histoires non entendues doit commencer sérieusement.

L’histoire des recherches et de pratiques culturelles de personnes Noir.e.s et racisé.e.s est longue. La question est maintenant de savoir qui écoute ces histoires et comment elles sont reçues. Si l’on s’empresse trop vite de corriger le bilan, de faire table rase et de remettre les choses en ordre, on risque de manquer une occasion importante. Ce pourrait être le moment de faire l’expérience de la honte et d’en être humilié.e. J’utilise le terme ‘humiliation’ dans le vrai sens du terme : trouver la voie de l’humilité. Il faut mettre fin à l’exaltation de l’Empire et commencer à faire émerger un nouveau rôle. Jeter un long regard sur les atrocités perpétrées, avancer vers une compréhension des coûts d’une telle violence pour celles et ceux à qui elle a été infligée et pour celles et ceux qui l’ont infligée, volontairement ou sous la contrainte peut s’avérer une chance. Les longues ombres de l’assujettissement pourraient enfin être perçues avec netteté. Grâce à cette reconnaissance, les tensions liées à la mise à distance de ces histoires pourraient enfin être libérées. D’ici là, les effets des traumatismes coloniaux continueront à se faire sentir. Le conflit, la peur et le ressentiment maintenus sous la surface de nos interactions sociales éclateront en violence – en manifestations inattendues, déboulonnages de statues, et contestations sociales. Raconter et écouter les histoires recouvertes pourrait offrir une autre voie.

La répétition des rencontres traumatiques exigera un nouveau mode d’audience. Une écoute feinte ou la précipitation à clore les conversations ne serviront à rien. Au contraire, chercher une façon de parler et d’écouter – une façon d’habiter – l’embarras et même la honte pourra permettre d’avancer. Il est désormais reconnu que les traumatismes subis par les individus ont des résonances au niveau sociétal – la guerre, l’holocauste, l’esclavage et la violence coloniale façonnent les psychologies personnelles, interpersonnelles et sociales. La gêne et la honte peuvent fonctionner de la même manière. En reconnaissant le travail émotionnel qu’implique l’introduction de l’embarras et de la honte dans un contexte social, nous commencerons à voir l’étendue de leur potentiel à produire des transformations de portée et d’intensité croissantes. Remodeler le discours public afin de faire exister un espace permettant de parler d’une institution qui admet son embarras ou reconnaît sa honte, permettra à une génération de pratiques culturelles d’éclore, une génération qui ne sera plus secouée par le déboulonnage de statues ou l’exhibition d’artefacts, mais qui donnera le ton à la manière de travailler au travers de ces turbulences, et amènera, finalement, la paix.

Ce texte a été publié en anglais dans le Journal of Visual Culture & Harun Farocki Institute, no. 48 (2021). https://www.harun-farocki-institut.org/de/2021/03/01/exhibiting-embarrassment-journal-of-visual-culture-hafi-48/

Nous remercions chaleureusement l’auteur et les éditeur.ice.s de nous accorder le droit de le traduire en français, et la Tate Britain pour les droits à l’image.


  1. Edward Colston était un marchand d’esclaves du XVIIe siècle. Sous sa direction, la Royal African Company a expédié environ 100 000 personnes asservies d’Afrique de l’Ouest vers les Amériques et les Caraïbes, en les marquant au fer du sigle de sa société. Entre 1672 et 1689, 20 000 personnes embarquées sur les navires de la compagnie sont mortes, et leurs corps ont été jetés dans l’océan. Pourtant, la statue en bronze de Colston, érigée en 1895 à Bristol, portait l’inscription «  … un des fils les plus vertueux et les plus sages » de la ville. Voir aussi Gurminder K. Bhambra, « A Statue Was Toppled. Can We Finally Talk About the British Empire? » New York Times [online], 12 juin 2020, https://www.nytimes.com/2020/06/12/opinion/edward-colston-statue-racism.html 

  2. Entretien avec David Olusoga, par Paddy O’Connell, Broadcasting House, BBC Radio 4. 14 June 2020. 09:00-10:00 BST. https://www.bbc.co.uk/programmes/m000k1bm [consulté le 14 juin 2020.] 

  3. La conférence intitulée « Painting Thoroughly Modern » a réuni à la Tate Britain Frank Bowling (né en Guyane en 1936 et installé en Angleterre en 1950) et Jack Whitten (né à Bessemer, Alabama, États-Unis, en 1939). https://www.tate.org.uk/whats-on/tate-britain/talk/painting-thoroughly-modern-frank-bowling-and-jack-whitten-conversation 

  4. Soul of a Nation: Art in the Age of Black Power (12 juillet – 17 octobre 2017. Tate Modern, London, Commissaires : Mark Godfrey et Zoe Whitley). 

  5. Je traduis ici la polémique autour d’une supposée “woke militancy” dans le contexte britannique par la référence au terme de l’intersectionalité dans les médias grands publics en France [note de la traductrice]. Le 16 janvier 2021, le ministre du gouvernement britannique Robert Jenrick a publié dans le journal The Telegraph un article intitulé : ‘We will save Britain’s statues from the woke militants who want to censor our past. https://www.telegraph.co.uk/news/2021/01/16/will-save-britains-statues-woke-militants-want-censor-past/, consulté le 28 janvier 2021. 

  6. Le 21 janvier 2021, l’historien David Olusosga a critiqué la position de Jenrick dans un article publié dans The Guardian: « Cultural Warriors attacking ‘woke’ history care little for truth. It’s all political theatre. » https://www.theguardian.com/commentisfree/2021/jan/24/cultural-warriors-attacking-woke-history-care-little-for-truth-its-all-political-theatre. Consulté le 28 janvier 2021. 

  7. Voir James E. Young, The Texture of Memory: Holocaust Memorials and Meaning. New Haven and London: Yale University Press, 1993. 

  8. Denise Murrell (éd.), Posing Modernity: The Black Model from Manet and Matisse to Today. New Haven and London: Yale University Press, 2019, p. 2. 

  9. Les peuples autochtones d’Amérique du Nord cultivaient la pomme de terre bien avant l’arrivée des Européen.ne.s, comme Raleigh, sur le continent. Alors que les colons européen.ne.s adaptaient leur propre culture de la pomme de terre, ils perpétraient un génocide qui entraînant le massacre généralisé des populations autochtones et la dépossession de leurs terres.