Dawson City: Frozen Time (2016) Bill Morrison, Hypnotic Pictures.
Du Pôle à l’équateur (1986) Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi
C’est de troubles dans la vision qui potentiellement la dégagent que ce texte est né1.
Si, en septembre 2020, le jalon d’une histoire des images que je pensais pourtant connaître me saute au visage, c’est que j’ai les yeux démangés d’une colère triste. Parcourant des textes des cinéastes Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi regroupés dans l’ouvrage Notre caméra analytique, le mot nitrate – soudain – prend de l’épaisseur. Troublant la vue, il la dégage en permettant de comprendre que, pour les deux cinéastes, il ne s’agit pas seulement de déconstruire le regard : qu’il s’agit d’effectuer ce geste de déconstruction en rendant visible la toxicité du matériau qui, par réaction autocatalytique, consume et efface dans la durée ce qu’il prétend fixer dans l’immédiat et pour l’avenir. Le processus de décomposition du film nitrate se caractérise notamment par des brûlures et des traces blanches ainsi que par la formation d’acides et d’oxydants produisant une odeur méphitique. Pour Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi ces marques de décomposition chimique qui opacifient la pellicule 35 mm nitrate sont autant de traces physiques de l’instabilité du médium qui, troublant la perception des films, peuvent également dégager la vision. Pour elleux, travailler à partir des films comme objets matériels participe en effet, au même titre que le dispositif qu’iels inventent pour re-signifier les images que contiennent ces derniers, au geste de dévoilement des idéologies coloniales, virilistes et écocides de la modernité européenne (cf. Fig.2).
À propos du réalisateur italien Luca Comerio, dont Gianikian et Ricci Lucchi ont remis les images au travail pour réaliser le film Du Pôle à l’équateur (1986), les cinéastes expliquent :
(…) c’est par hasard que nous avons déniché ce trésor, en 1982 : plusieurs dizaines de films signés Comerio, dans son ancien laboratoire, qui allaient partir à la décharge. Beaucoup ont été détruits, car ce sont des films au nitrate, très inflammables, dangereux, récupérés pendant la Seconde Guerre pour être transformés en bombes. Cette parenté physique, explosive, entre la guerre et le cinéma, nous a paru très parlante. Tout cela était en voie de décomposition. Nous l’avons sauvé, restauré, et vu. (…) Ces morceaux de films, souvent, célébraient la guerre, le fascisme, le culte de la race, le colonialisme. Comerio était un artiste futuriste, proche de D’Annunzio, mais aussi le cinéaste du roi d’Italie. Il lui fabriquait des actualités, et il était très désireux d’être considéré par le régime fasciste. Cela n’ôte rien à l’intérêt de ces bandes, ni au talent de Comerio, mais nous ne pouvions pas donner ces films à voir sans précaution. Car, alors, soit ils n’auraient pas été vus, puisque c’était une période que les gens voulaient oublier, soit ils auraient été mal compris, et nous aurions été pris pour des nostalgiques du fascisme et des colonies. Nous avons donc décidé de ne pas projeter les films directement, mais de réaliser des films à partir de ces films : les refilmer, enlever les intertitres pour retrouver l’objectivité de l’image, ôter le commentaire, et retravailler sur une autre cadence, plus analytique – ralentissant souvent, accélérant parfois le défilement originel. Rendre visible la dégradation de la pellicule, cette image abîmée, ce cinéma en train d’être perdu. Pour nous, c’est une manière d’expliciter la violence rentrée de ce matériau. C’est ce que nous nommons notre « caméra analytique2 ».
Le 4 août 2020, l’explosion d’une commande de nitrate d’ammonium stockée dans le port de Beyrouth détruit une partie de la ville. La « parenté physique, explosive » entre mes propres domaines de recherche et l’actualité, l’urgence collective du droit à disposer des informations permettant de comprendre et de tisser le récit d’une histoire longue et pluridimensionnelle du nitrate de cellulose et du nitrate d’ammonium me convainc alors de l’importance de conduire une enquête sur ces questions. En empruntant à Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi le geste de ré-appropriation critique qui leur permet de réexaminer l’histoire idéologique de l’Europe et celles des pratiques et des formats cinématographiques depuis la période coloniale, je propose de relire l’histoire du cinéma depuis la vue troublée par l’explosion et de souligner par là-même que la violence des représentations n’est pas une métaphore. Je tente également de faire le récit de l’explosion depuis différentes ‘archives’ du nitrate (pellicules cinématographiques, salles de cinémas, eaux souterraines et terres agricoles) afin de mettre en lumière les sources profondes qui permettent à un tel désastre de se produire et de mettre en évidence la manière dont ces ‘archives’ peuvent constituer autant de preuves pour réclamer justice. En effet, si les corps et la ville portent les traces de la violence de l’explosion, l’histoire du nitrate est liée à celle du nationalisme en Europe à la veille de la Première Guerre mondiale et ce sont « les générations futures qui auront à subir les effets des pratiques agricoles actuelles », ainsi que l’expliquaient Jalal Halwani, Baghdad Ouddane, Moumen Baroudi et Michel Wartel dès 1999, dans leur étude sur les concentrations en nitrates dans les eaux souterraines de la plaine de Akkar située au nord du Liban3.
Dawson City: Frozen Time (2016), Bill Morrison, Hypnotic Pictures.
Du Pôle à l’équateur (1986) Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi
« Une période que les gens voulaient oublier »
En 1895, les frères Lumière inventent leur cinématographe en s’inspirant de la culture et des traditions lyonnaises des métiers à tisser des canuts et de la machine à coudre de Barthélémy Thimonier. Victor Planchon, auquel les frères se sont associés par fusion avec la Société des Pellicules françaises en 1902, écrira également : « La soie de nitrocellulose n’est autre que de la pellicule en fils très fin, de même que la pellicule n’est que de la soie en feuille, tous deux dénitrés4. »
À relire l’invention du cinématographe et les archives filmiques depuis l’explosion du 4 août 2020, doit-on entendre et peut-on considérer cette métaphore comme l’écho des rapports tissés entre Lyon et Beyrouth pendant la période d’intégration de la région méditerranéenne dans le marché capitaliste et dans le cadre, plus précisément, de l’entreprise française d’expansion coloniale ? Comme différents produits dérivés de la nitrocellulose, la soie a en effet constitué un matériau moteur du développement de la ville de Lyon. Ainsi que l’ont notamment montré Fawwaz Traboulsi et Michel Seurat pour ce qui concerne le XIXème siècle d’une part et le début du XXème siècle de l’autre, le travail de la soie repose notamment sur l’exploitation du Mont-Liban et s’effectue au profit des soyeux. À une époque où s’instaure la combinaison du réseau mondial des infrastructures et du réseau financier des banques ainsi que la formation discursive genrée du « couple Orient-Occident », les entrepreneurs lyonnais assujettissent ainsi la Syrie à la conjoncture mondiale de la soie, avant de réclamer « la consolidation de [leurs] droits et de [leurs] aspirations actuelles » (1915) lors du démantèlement de l’Empire Ottoman5. Cette distribution coloniale des tâches et des profits, certains voudraient la faire oublier pour mieux la poursuivre, à l’image d’Emmanuel Macron atterrissant à Beyrouth dans les jours suivant l’explosion et à quelques semaines du centenaire de la création sous mandat français du Grand-Liban au sortir de la Première Guerre mondiale.
Dans Dawson City : Frozen Time (2016), Bill Morrison retrace l’histoire de centaines de films nitrate retrouvées au Canada après avoir été conservées de manière involontaire pendant près d’un demi-siècle sous l’ancien sol d’une patinoire de Dawson City en raison de la position finale de la ville dans un circuit de distribution. Une scène située au début du film (cf. image 3) rappelle la découverte à usage militaire de la nitrocellulose dans les années 1840. Cette origine explique la prospérité des usines Lumière : pendant la Première Guerre mondiale, la Société des Pellicules Planchon produit la nitrocellulose pour la Défense Nationale et le groupe Lumière s’enrichit. Cette origine permet également de comprendre pourquoi des films nitrate ont pu être récupérés pendant la Seconde Guerre pour être transformés en bombes. De manière semblable, la découverte plus tardive (en 1909) du nitrate d’ammonium est davantage animée par un nationalisme ayant conduit à la Première Guerre mondiale – et dont témoignent plusieurs films de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi (cf. image 4) – que par la volonté de « nourrir le monde en améliorant la fertilité des sols ». C’est cependant cet aspect que Fritz Haber – qui a également travaillé à la mise au point de gaz de combat – mis en avant lors de la réception du prix Nobel de chimie en 1918 pour sa découverte de la synthèse de l’ammoniac qui deviendra de fait essentiel à la « révolution verte » des années 1960, provoquant de nombreux problèmes écologiques et sanitaires6.
Premier retour de flamme : La Société des Pellicules Planchon périclite au sortir de la guerre car sa capacité de production en nitrocellulose est devenue largement supérieure aux besoins et que l’État, disposant également d’un large stock de coton-poudre, en monopolise la vente7.
Deuxième retour de flamme : Dans les films de found footage de Bill Morrison8, la décomposition organique de la pellicule nitrate sert aussi bien le récit filmique que la méditation du cinéaste sur le temps et la perte. Contrairement à Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, la relecture des images proposée par Morrison est donc plus esthétique qu’analytique. Quelques plans cependant, dont l’un montre les frères Lumière littéralement effacés par ce devenir incendiaire de la pellicule (cf. image 1)9, témoignent sous la forme de la hantise d’une parenté des origines troublante que les gens veulent oublier.
Troisième retour de flamme : Si Haber peut passer sous silence les raisons animant initialement ses recherches, le bruit fracassant provoqué par l’explosion d’environ 500 tonnes de nitrate d’ammonium sur les 2 700 tonnes initialement stockées dans le port de Beyrouth le 4 août 2020, ne peut manquer de soulever des questions faisant directement surgir à la mémoire le contexte d’origine de la découverte du composé chimique servant à la fabrication d’engrais azotés. Dans un article paru quelques semaines après l’explosion, Khaled Saghieh écrivait ainsi que le nitrate d’ammonium a « beau servir en général comme fertilisant ailleurs, au Moyen-Orient il n’a pas été utilisé pour le ‘djihad agricole’. En réalité, il a surtout servi comme ingrédient pour fabriquer des bombes et des explosifs10. »
« Topologie d’une absence »
Luca Comerio est mort amnésique en 1940.
Trois jours après l’explosion du réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl datant du 26 avril 1986, le cinéaste Vladimir Shevchenko obtient la permission de filmer le lieu de la catastrophe. Dans plusieurs textes11, l’artiste et chercheuse Susan Schuppli se penche sur le film qu’il réalise alors. Chronicle of Difficult Weeks (1986), explique-t-elle, constitue un cas d’étude paroxystique de film documentaire qui ne doit pas être considéré comme le simple enregistrement d’une violence qui lui est extérieure et qu’il a capturé, mais en tant qu’image capable de témoigner, au nom de sa propre histoire, de la persistance du passé dans le présent et les temps à venir.
Ce qui tout à la fois surpris et perturba le réalisateur [écrit Schuppli], ce furent les petites marques incandescentes qui apparurent mystérieusement sur le film lorsqu’il développa ses images. Pensant initialement que la pellicule utilisée était défectueuse, Shevchenko réalisa finalement que ce qu’il avait capturé sur le film était l’image et le son de la radioactivité elle-même, en tant que particules en décomposition s’étant déplacées depuis l’extérieur du boîtier de la caméra jusqu’à remoléculariser son film. (…)
En tant qu’artefact exposé aux radiations, capable de rejeter ses contaminants dans un futur lointain, le film documentaire de Shevchenko ne doit plus être pensé exclusivement pour son statut de représentation comme un indice inerte pointant vers un événement qui s’est produit en dehors du cadre (…) Si la séquence cinématographique endommagée, en archivant sa contamination dans l’instant, fournit des traces pouvant attester de cette présence initiale de particules radioactives, sa matière filmique bavarde nous répond avec force en affirmant son rôle de matériau témoin qui peut être appelé à comparaître devant les tribunaux de l’histoire.12
Selon le concept forgé par Susan Schuppli pour analyser le rôle de preuve et d’« acte de langage » de divers matériaux, c’est donc en conséquence d’une rencontre toxique que le film de Shevchenko devient matériau témoin (material witness) d’une violence qui perdure au delà du moment de l’enregistrement. Si l’étude de films sur support en nitrate de cellulose implique une approche environnementale semblable en termes d’attention portée au matériau et à la temporalité, une distinction majeure s’impose puisque ce n’est pas la rencontre violente qui affecte le film et s’y imprime en le décomposant, c’est le matériau lui-même, caractérisé par son instabilité, son inflammabilité et révélant sa violence dans la durée, qui peut être regardé comme le témoin discret d’une histoire en cours.
Classiquement, le travail de restauration consiste à se rapprocher le plus possible du film d’origine. Autrement dit, ce travail induit un rapport amnésique à l’histoire politique du cinéma, en ce sens qu’il favorise l’effacement du matériau témoin et de son historicité. Le concept forgé par Susan Schuppli et le travail réalisé par Gianikian et Ricci Lucchi contribuent ainsi à expliquer ce qui dissocie la restauration de la réparation. En effet, puisque le film n’a pas été contaminé par la violence en l’enregistrant de sorte qu’il en devient le témoin à double titre, restaurer le film nitrate en suivant la méthode ‘dupliquer et détruire’ élimine la preuve que le matériau même constitue et sur l’histoire duquel il est nécessaire de pouvoir se retourner pour comprendre l’événement et ses connexions avec d’autres catastrophes passées et à venir.
En 2020, après l’explosion du port de Beyrouth, Gaumont Pathé Archives ‘restitue’ une sélection d’images amnésiques aux artistes Sharif Sehnaoui, Abed Kobeissy, Rami el Sabbagh et Gregory Dargent, afin qu’ils réalisent une création musicale et cinématographique pour le festival Arsmondo (Strasbourg) qui, en 2021, consacre son édition au Liban.
Œuvre de remontage composée à partir d’archives tournées au Liban dans les années 1920, Topologie d’une absence (2021) n’est pas seulement un film évoquant la disparition du port de Beyrouth, visible à de nombreuses reprises dans cette œuvre qui dure une trentaine de minutes. Dans les images originales, les femmes et les hommes qui ne sont visibles qu’à la condition de poser ou de potentiellement servir une autre image que la leur – celles de la civilisation industrielle, celles de l’orientalisme plaçant notamment des corps dans le cadre de sorte à donner une mesure des paysages – y sont également absenté.e.s. Le processus de resignification défait alors cette lecture possible de différentes manières afin de laisser place à d’autres potentialités (cf. image 5). Rami el Sabbagh fait le choix de la soustraction en coupant par exemple des intertitres, une carte ou encore un contrechamp qui cadre le regard posé par un homme en uniforme représentant manifestement le mandat français. Travaillant avec des musiciens, le cinéaste re-monte également ces images en en transformant la cadence et propose notamment une série de répétitions qui fait écho à la cyclicité des vagues et rend le regard porté sur ces images plus songeur. Ce sont ensuite les vagues elles-mêmes, en surimpression numérique, qui miment le trouble de la vue par une recomposition d’ordre musical d’avantage que par décomposition analytique, et qui annoncent une série de visages réapparus et ralentis des habitant.e.s. Ces derniers sont à leur tour progressivement effacés dans un geste de diffraction pratiqué par le cinéaste. Ils laissent finalement place aux visages de manifestant.e.s du soulèvement révolutionnaire en cours depuis le 17 octobre 2019 et, par synecdoque, aux habitant.e.s absenté.e.s par la lutte économique et politique que se livrent les différents acteurs internationaux pour la reconstruction du port13.
En France, les films d’archives remis au travail dans Topologied’uneabsence font partie d’un corpus d’une vingtaine de titres dont on peut consulter les fiches descriptives sur le site de Gaumont Pathé archives en effectuant une recherche sur les images du Liban datant des années 1920. Le visionnage des vidéos associées à ces fiches est réservé aux professionnel.le.s de l’audiovisuel tandis que les pellicules nitrates de la collection Gaumont Pathé archives sont conditionnées de manière isolées dans les cellules du CNC situées dans l’ancien site militaire de Bois d’Arcy. Cette exclusivité et cette mise à l’isolement disent le double statut de témoin de ces représentations. Quoique faisant délibérément le choix de ne pas s’attarder sur la toxicité physique et symbolique de ces images pour travailler plus directement leur potentiel en se concentrant moins sur les regards portés (par les opérateurs, en contrechamps et par le biais du support qui enregistre ces derniers) que sur les regards tendus (au sens de Gianikian et Ricci Lucchi invoquant Walter Benjamin pour qui « l’image est là pour sauver les hommes dans l’histoire »), Topologie d’une absence désigne en acte une alternative aux pratiques consistant à sceller définitivement cette histoire dans des boites signalant la dangerosité du matériau ou à nettoyer puis congeler celle-ci en en limitant l’accès.
Topologie d’une absence (2021), Sharif Sehnaoui, Abed Kobeissy, Rami el Sabbagh et Gregory Dargent
Film incombustible, exploitation toxique
Dans Dawson City : Frozen Time, un plan explique qu’une alternative au film nitrate existait dès 1910 (cf. image 6). En effet, à la fin de l’année 1908 la société Eastman-Kodak annonçait la mise en vente prochaine de films incombustibles. « Dès lors, on était en droit d’attendre un abandon progressif de la pellicule nitrate. Il n’en fut rien14. » La compétition économique que se livrent l’Europe et les États-Unis d’Amérique pour le monopole de la production du film ininflammable et le fait que le support acétate permette de réaliser un nombre moins élevé de projections d’une même copie expliquent pourquoi les incendies continuèrent à se succéder pendant plusieurs décennies. Autrement dit, les pellicules les plus fragiles, en ceci qu’elles s’abîment plus rapidement, sont aussi les plus sûres – mais les moins rentables. Il n’est donc pas à l’avantage des sociétés d’édition et des exploitants d’en favoriser l’adoption et « les intérêts commerciaux et la mauvaise fois de la corporation finirent par l’emporter sur la sécurité des spectateurs15. »
Deux points communs au moins rendent donc possible les désastres liées au nitrate de cellulose et au nitrate d’ammonium : la trop forte concentration en nitrates et le caractère intensif de l’exploitation des films et des sols.
Quatrième retour de flamme : Le 20 août 1955 un incendie détruit le cinéma Métropole alors situé au début de Gemmayzé (l’un des quartiers très affectés par l’explosion du 4 août 2020). Un article publié en 2014 mentionne que cette salle de cinéma a affronté plus d’un feu dans les années 196016.
Aucun des articles relatant l’incendie de 1955 que j’ai pu jusqu’à présent identifier ne mentionne le nitrocellulose. La projection de « films flamme » était-elle alors une évidence telle qu’il n’était pas nécessaire de préciser le support pour que les lecteur.ice.s comprennent qu’il était en cause ? L’omission du support des films sous-entend-elle que les recherches se portent exclusivement sur la source d’ignition à laquelle ils ont été exposés dans la mesure où celui-ci, considéré comme légitime, apparaît alors comme un simple matériau intensifiant le feu jusqu’à le rendre incontrôlable en toute innocence ? Ou bien l’absence de ce terme n’a-t-elle rien d’autre à annoncer que le trouble paranoïaque qui s’est désormais emparé de ma lecture ?
Pour répondre à ces questions, j’ai tenté de croiser des descriptions de cet incendie en effectuant des recherches dans les archives d’Abboudi bou Jawde, de UMAM Documentation & Research et à la Bibliothèque des sciences humaines de l’Université Saint-Joseph, à Beyrouth.
Un article publié le 1er septembre 1955 dans Al Mawed (الموعد), une revue artistique hebdomadaire, rapporte que le feu (qui mobilise les pompiers de la municipalité de Beyrouth, ceux de l’aéroport et ceux de Tripoli) a entièrement dévoré le cinéma à la suite d’un frottement de bandes électriques et évoque un stock de films entreposé dans le bâtiment du Métropole. Le lendemain de l’incendie, un article publié dans le quotidien An-Nahar (النهار) attribue quant à lui la naissance du feu à la combustion d’un film photographique dans les mains de la personne qui le développait, l’incendie se propageant ensuite vers l’écran et les sièges. Cet article note également la présence d’une fumée importante et la rapidité du feu qui surprend les pompiers. La plupart de ces éléments correspondent à la manière dont le film nitrate, lorsqu’il s’enflamme, brûle sans pouvoir être arrêté par l’eau tout en dégageant de l’acide nitrique et du dioxyde d’azote. Enfin, l’article publié dans Al Mawed considère que cet incendie représente une catastrophe pour le cinéma égyptien parce que le Métropole projetait des film arabes tout au long de l’année, tandis qu’un article paru les 27 août 1955 dans la revue Ciné d’Orient signale que les deux films de la semaine et de la semaine suivante (Bomba et Le péché d’une mère) furent brûlés dans l’incendie.
Quelles législations encadrent l’édition des films en Egypte, en Italie, ainsi que la projection et le stockage des films cinématographiques et de négatifs photographiques inflammables au Liban, jusque dans les années 1970 ?
Dawson City: Frozen Time (2016), Bill Morrison, Hypnotic Pictures
Le cinéma Metropole, source : اÙÂÙÂÙ (L’Art) – N° 260 – 29 août 1955, collection Abboudi bou Jawde
Consommation d’engrais (parmi lesquels les engrais azotés) au Liban, Source : http://www.fao.org/faostat/en/#country/121
Deux jours après l’incendie du Métropole, An-Nahar annonce l’arrestation du propriétaire du studio de photographie attenant au cinéma sans mentionner d’avantage le support des films et l’enquête, telle qu’on peut la retracer en consultant les archives de ce journal, semble se clore…
En 2021, dix-huit personnes ont été arrêtées pour vol et vente de poissons intoxiqués après que la pollution du lac Qaraoun a provoqué la mort de 124 tonnes de carpes. Bien qu’aucune des différentes hypothèses cherchant à expliquer ce désastre ne soient actuellement privilégiée sur les autres, l’une d’entre elle repose sur la prolifération anormale d’une cyanobactérie dans le lac. Le chercheur en microbiologie Kamal Slim explique : « cette année, outre la cyanobactérie déjà connue dans le milieu pollué du lac Qaraoun, de son nom scientifique Aphanizomenon, il y en a une nouvelle, l’Anabaena circinalis, qui est neurotoxique, donc qui s’attaque au système nerveux des poissons, causant une paralysie et une mort lente17. » Moins de deux ans auparavant, ce chercheur de l’Université Libanaise considérait que les cyanobactéries étaient responsables du verdissement du lac et expliquait également que les eaux polluées étaient riches en phosphate et nitrate, qui sont autant de nutriments pour les dites bactéries18.
Cinquième retour de flamme : Favorisées par l’agriculture intensive, par l’utilisation excessive de fertilisants synthétiques tels que les engrais azotés qui provoquent une trop grande concentration en nitrate dans les eaux, les cyanobactéries sont responsables d’une pollution visible à l’œil nu. Les nitrates constituent ainsi un indicateur de pollution et le lac archive la matière témoin sous la forme d’algues toxiques dont les excès d’azote favorisent la production croissante.
Dans la plaine de Akkar, qui constitue la seconde plus importante zone agricole du Liban après la Bekaa, pratiquement tous les puits sont contaminés puisque la concentration en nitrate y dépasse 50 milligrammes par litre. La pénétration des nitrates, résidus des engrais, dans les sols est lente. Lors de notre entretien réalisé à Tripoli le 10 avril 2021, Jalal Halwani, directeur du laboratoire Sciences de l’Eau et de l’Environnement de l’Université Libanaise, m’expliquait que les excédents des nitrates se retrouvent en fin de parcours dans les eaux et passent dans l’estomac sans aucun problème, où ils se transforment en nitrites qui oxydent l’hémoglobine ayant pour rôle le transport en dioxygène dans l’organisme, ce qui implique des risques pour la santé. Dans un article qu’il a co-rédigé, le chercheur notait également :
L’agriculture intensive et surtout, la monoculture dans la plaine d’Akkar sont à l’origine d’une utilisation massive des engrais qui aboutissent à une pollution par les nitrates des eaux souterraines. La lutte contre cette pollution doit à la fois tenir compte du présent, de l’avenir proche et prévisible et d’un futur plus lointain, l’évolution des teneurs en nitrates étant d’autant plus préoccupante qu’il s’agit d’un phénomène lent et complexe. En effet, un décalage important dans le temps (une dizaine d’années pour la plaine d’Akkar) entre les causes et les effets dissimule la gravité du phénomène19.
Qu’ils partent en nitrites ou en fumées, les nitrates ne disparaissent pas sans laisser de traces. Ils se transforment et, ce faisant, transforment les films, les nappes phréatiques et les corps en témoins. Avec les collections films et papiers de l’histoire du cinéma, les eaux pourraient-elles constituer des archives pertinentes pour fournir des preuves appuyant, de manière secondaire et décalée, les recherches et les luttes des familles des victimes de l’explosion qui s’organisent pour réclamer justice ? Au risque de percevoir des résonances insensées entre plusieurs domaines dont je ne suis pas familière, se placer à l’écoute d’effets sauterelles qui dessinent un continuum matériel de toxicité entre représentation, pollution et explosion peut-il permettre de soutenir l’accusation d’un système et de ceux qui sont responsables de la violence qu’il produit ?
Je l’ignore. Les murs en savent d’avantage. J’aimerais leur résistance bruyante et ma voix mêlée à leurs cris en un murmure :
« Justice pour les victimes. Vengeance contre le régime », photo de l’auteure, Beyrouth, septembre 2020
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Il regroupe les réflexions préliminaires et décousues d’une enquête en cours dont je souhaite publier les résultats ultérieurs sur la plateforme alternative libanaise megaphone.news. Pour leur aide dans cette recherche, je tiens à remercier Abboudi bou Jawde, toute l’équipe de UMAM Documentation & Research, Nour Ouayda, Rami el Sabbagh, Jalal Halwani et Rawen Ben Malek. ↩
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Yervant Gianikian & Angela Ricci Lucchi, Notre Caméra Analytique, ed. Les auteur.e.s & Post-éditions, 2015, p. 18. ↩
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Jalal Halwani, Baghdad Ouddane, Moumen Baroudi et Michel Wartel, « Contamination par les nitrates des eaux souterraines de la plaine d’Akkar au Liban du Nord », in Cahiers Santé, 1999, n° 9, p. 219. ↩
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Jean-Marie Michel, « Les fabricants de pellicules photographiques et cinématographiques », Contribution à l’histoire industrielle des polymères en France : https://www.societechimiquedefrance.fr/Premiere-partie-Les-polymeres-avant-Staudinger.html ↩
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Fawwaz Traboulsi, Soie et Fer, Du Mont-Liban au canal de Suez, ed. Actes Sud, 2017 [2013] et Michel Seurat, Lyon et la Syrie (1915-1925) : intérêts économiques et opinion publique, Mémoire de maîtrise, Université Jean Moulin, 1971. ↩
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Barbara Demeneix, « Nitrate d’ammonium, iode : retour sur l’histoire explosive de deux substances essentielles » : https://theconversation.com/nitrate-dammonium-iode-retour-sur-lhistoire-explosive-de-deux-substances-essentielles-144013 et Claude Aubert, Les apprentis sorciers de l’azote. La face cachée des engrais chimiques, ed. Terre vivante, 2021. ↩
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Jean-Marie Michel, op. cit. ↩
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Voir par exemple son film Light Is Calling (2004), réalisé à partir d’une copie nitrate teintée du film The Bells de James Young (1926) qui était destiné à être détruite, à l’adresse suivante : https://vimeo.com/10171103 ↩
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Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi, « Choses trouvées, choses pensées », dans Trafic, n° 50, 2004, p. 456, cité.e.s par Sylvain George dans « Le peuple qui vient : Gestus du cinéma prophétique. La communauté des amis étrangers », 21 avril 2018 : [https://www.debordements.fr/Le-peuple-qui-vient-Gestus-du-cinema-prophetique#nh111%20ou%20bien%20italique%20parenthèse%20gianikian%20à%20propos%20transparence](https://www.debordements.fr/Le-peuple-qui-vient-Gestus-du-cinema-prophetique#nh111 ou bien italique parenthèse gianikian à propos transparence) ↩
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Khaled Saghieh, 09/08/2020 : https://megaphone.news/يوم-هجرت-الجميزة-والكيمياء/. Pour une traduction en français de cet article : https://www.courrierinternational.com/article/liban-nitrate-dammonium-le-hezbollah-savait-forcement ↩
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Susan Schuppli, « Material Malfeasance: Trace Evidence of Violence in Three Image-Acts », in Photoworks, issue 17, November 2011-April 2012 ; « The Most Dangerous Film in the World », in Gutfranski, Krzysztof (ed), Materialities, Gdańsk, Wyspa Progress Foundation / Wyspa Institute of Art, 2013 et Susan Schupppli, MaterialWitness:Media,Forensics,Evidence, The MIT Press, 2020. ↩
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Susan Schuppli, 2011-2012, op. cit, pp. 28-29. ↩
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Public Works Studio, « La reconstruction du port de Beyrouth doit être l’affaire de tous », le 24 avril 2021: https://www.lorientlejour.com/article/1259673/la-reconstruction-du-port-de-beyrouth-doit-etre-laffaire-de-tous.html ↩
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Éric Loné, « Quelques aspects du débat autour du film incombustible en 1909, relevés dans Ciné-Journal », 1895 ,revue d’histoire du cinéma, n°22, 1997, p. 45. ↩
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Idem, p. 53. ↩
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Youssef Hamdan, « من الأرشيف: دور السينما في بيروت أيّام زمان » / « À travers les archives : les cinémas dans Beyrouth d’autrefois », janvier 2014 : http://almughtareb.com/index.php?option=com_content&view=article&id=4095:15-11-2015&catid=14:news-display&Itemid=158 ↩
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Suzanne Baaklini, « Hécatombe de carpes au lac Qaraoun : plusieurs scénarios, pas encore de réponse claire », le 04 mai 2021 : https://www.lorientlejour.com/article/1260540/hecatombe-de-carpes-au-lac-qaraoun-plusieurs-scenarios-pas-encore-de-reponse-claire.html ↩
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Suzanne Baaklini, « Pollution aggravée des eaux du Qaraoun… que l’on compte drainer à Bisri », le 30 novembre 2019 : https://www.lorientlejour.com/article/1196897/pollution-aggravee-des-eaux-du-qaraoun-que-lon-compte-drainer-a-bisri.html ↩
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Jalal Halwani, Baghdad Ouddane, Moumen Baroudi et Michel Wartel, op. cit. (1999), p. 222. ↩