« Faire fleurir la nation, faire éclore les arts »

Entretien avec Gérard Bosio par Coline Desportes

« Faire fleurir la nation, faire éclore les arts », témoignage de Gérard Bosio sur L.S. Senghor, la diplomatie culturelle et les expositions au Musée dynamique de Dakar, recueilli par Coline Desportes

Dans le cadre des politiques culturelles et d’éducation sénégalaises, Léopold S. Senghor sollicita le concours du gouvernement français dès le début des années 1960. La diplomatie culturelle mise en place au Sénégal reposait en partie sur des échanges artistiques et pluridisciplinaires entre les deux pays. À travers une politique ambitieuse d’expositions d’arts plastiques, tant au Sénégal qu’en Europe, il s’agissait pour le gouvernement de L. S. Senghor de, certes, promouvoir les arts visuels du pays, mais aussi, de démontrer sa capacité à organiser à Dakar, après le Festival mondial des arts nègres de 1966, de grands évènements, similaires à ceux des institutions muséales internationales. L’activité du musée dynamique de Dakar qui accueillit, entre autres, les expositions Chagall (1971), Picasso (1972), Soulages (1974) et Manessier (1976), constitua ainsi l’une des pierres angulaires de cette stratégie. Gérard Bosio était l’un des experts initiateurs qui participèrent à l’élaboration et à la mise en œuvre de la stratégie sénégalaise en matière culturelle. Gérard Bosio arrive au Sénégal en 1968 sur la présentation et la recommandation de Georges Pompidou. Sa trajectoire témoigne du statut singulier des détachés en mission, ou coopérants, qui œuvrent à la fois pour leur pays d’origine et pour celui qui les sollicite. Gérard Bosio n’avait pas suivi de cursus spécialisé dans les arts ou le patrimoine. Diplômé en lettres et en économie, il s’intéressait en tant que commissaire à la diplomatie culturelle et avait une bonne connaissance des milieux artistiques et diplomatiques politiques français. Il avait, par exemple, déjà organisé des expositions sur l’œuvre de Marc Chagall et Picasso en Europe et au Canada. Il arriva en Afrique, d’abord en Côte d’Ivoire, à l’âge de 22 ans et mit ensuite toute son énergie au service du Sénégal. Nommé conseiller à la culture de 1971 à 1983, il fut, comme le présentait Senghor, l’« artisan », concepteur et commissaire des expositions d’artistes occidentaux du musée dynamique. Commissaire d’exposition, il prit aussi en charge l’édition de textes, de livres, d’affiches, de films. Il fut par ailleurs Conseiller dans d’autres domaines, comme le tourisme et l’économie, et participa à l’élaboration et à la préfiguration du projet initial du musée des Civilisations noires. Plus tard, après avoir quitté le Sénégal, il organisa plusieurs expositions dédiées à Senghor ou aux peintres dont il avait l’amitié, comme Pierre Soulages. Naturalisé Sénégalais en août 2017, Gérard Bosio œuvre aujourd’hui encore à la sauvegarde et à la diffusion de l’héritage de Senghor et des arts sénégalais et français, comme en témoigne sa récente donation d’œuvres au musée du quai Branly – Jacques Chirac en 2021. En février 2018, une quarantaine d’années après les expositions du Musée dynamique, il me reçoit à Paris pour une discussion-fleuve. Ce texte présente des extraits choisis et retranscrits de cet entretien1.

Gérard Bosio : C’est dans l’examen, l’étude et la compréhension du cadre de la « vie philosophique et esthétique de L. S. Senghor », de sa rencontre avec les arts et la peinture, de ses dialogues avec les artistes eux-mêmes, de l’importante place qu’il accorde à la culture dans la vie de l’homme et de la nation, de ce qu’il perçoit dans l’essentialité des idées, des écrits, des réflexions de l’homme pour mieux accomplir sa vie en société et donc l’enrichir que, vous comprendrez comment, il fait institution d’un développement culturel national. La culture est de tout, et pour tout. Il fait de la culture une priorité essentielle. Protecteur des arts et des lettres, Léopold S. Senghor va plus loin dans plusieurs disciplines. On voit, sous son impulsion, une dynamique identifiée, une volonté très affichée dans les différents secteurs de la vie sénégalaise […]. Apparaissent pour cela des institutions « investies et pratiquantes », une École de Dakar, générale. […] Et d’y trouver la peinture, la sculpture, le cinéma, la poésie… Toutes les lettres et d’ajouter l’architecture et même la médecine.
Lorsqu’il y a exposition, découverte, succès, on identifie le contexte créatif et les cheminements. […] Il n’y a pas d’acte gratuit dans ces expositions et performances. Il n’y a rien de « faire pour faire » dans la création et le programme du Musée dynamique. En écho, le geste de création du musée d’Orsay est un geste culturel, artistique, historique pour conserver un siècle de création et le ré-animer.

La création du Musée dynamique à Dakar, en 1966, répond au besoin de « faire vivre » la politique culturelle de Senghor. C’est l’installation des structures, la fourniture des outils, des moyens pour présenter et faire connaitre les cultures et expériences des Autres, et ce pour parvenir tant à l’éducation qu’à la présentation des propres créations sénégalaises et africaines, passées et contemporaines. Ces démonstrations sont un besoin, un échange, par l’estime et par la Beauté. Le Papou n’a aucune intention esthétique de présenter ses œuvres au quai Branly ! Il a l’intention de présenter ce qu’il crée en direction de ses dieux et pour ses pairs. L. S. Senghor est un professeur de la vie du XXe siècle, il est profondément ancré dans ses connaissance et apprentissage des vies culturelles et artistiques de l’humanité entière, et non pas du modèle français parfois imposé. Quoique celui-ci soit plus proche, dans l’observation et le contact. Lorsque Senghor parle de la culture au Sénégal et de sa volonté de « la voir s’ouvrir comme une fleur », il en parle exactement comme s’il était des siècles en avant, en Suisse, à Rome, ou à Tombouctou. Il ne suit ni ne recherche de modélisation, ni ne veut de copie et le démontre. Mais il est aussi dans une poursuite de vie culturelle dans le cadre d’une succession de sociétés et de création d’une nation. Il ne pratique pas en matière de culture et de développement culturel, l’orientation communiste ou marxiste. Il ne met rien à bas, il n’impose rien. Il ouvre les portes aux apports et enseignements nationaux fécondants. Il veut aussi que l’ensemble de son peuple et de ces peuples d’Afrique, des diasporas, donc des civilisations noires ou « nègres » selon les termes du moment, soient aussi reconnus dans leurs authenticités culturelle et artistique dans leur passé comme dans leur présent. Et il excelle dans la manifestation première, en créant le Festival des arts nègres.

C’est aventure et grandeur que de créer ce Festival, puis de concevoir le musée des civilisations noires. Nègre, negro, black, noir… vous ne connaitrez pas le nombre d’échanges qu’il y a eu pour les utilisations et choix définitifs des termes « noir », « nègre », « Afrique » et « diasporas ». Il n’était pas question qu’il n’y eût pas une identification précise dans l’esprit de Senghor. Tout aurait pu s’arrêter, avec lâcheté, à un musée des civilisations africaines. « On se bat avec le drapeau de sa couleur ». Et le dernier drapeau de la couleur de Senghor, après celui de la victoire de faire reconnaître les civilisations nègres du passé et celles en marche, en exercice, c’est celui qu’il brandit pour un autre combat, celui d’une Civilisation de l’Universel. Il a compris Alexandre et son rejet de l’assujettissement. Les esprits se rencontrent, se métissent… Et de comprendre la densité de cette recherche de l’Universel, comme cette volonté de montrer à ses frères de Nation ce que crée l’Autre, ses gestes de création et de Beauté qui font, partout, l’essentiel de l’être humain…

Senghor, en aucun cas, n’a voulu que ces expositions viennent provoquer auprès des Africains, des Sénégalais en particulier, une influence quelconque. Il souhaite favoriser les dialogues et enseignements de culture en demeurant profondément enraciné à sa terre, sa croyance, son royaume d’Enfance et de découvertes personnelles… Les expositions du Musée dynamique de Dakar, uniques en Afrique, sont celles du dialogue des cultures et sont totalement créées avec L. S. Senghor, pour ce musée unique. Je reçois mission de les créer pour et sous la seule autorité du Président L. Senghor, protecteur des Arts et Lettres et « Professeur de Nation ». Et pour ce seul Musée dédié à la dynamique de l’Art et des créateurs. Il avait dit à André Malraux, René Maheu2, Jean Gabus, interrogatifs : « Mais ce n’est pas un musée. Il s’agit d’un temple ouvert, actif, rassembleur des œuvres de beauté d’origines diverses, où l’on va pouvoir voir, interroger, assimiler, apprendre et être ému, car l’émotion est première ».

Entre 1966 et 1968, le programme de ce temple de savoir est en gestation. Arrivent les nouvelles rencontres senghoriennes en 1968 avec G. Pompidou et M. Chagall. Il en sera ainsi de la maîtrise d’un nouveau programme d’expositions internationales que je compose pour lui et le Sénégal. Une double volonté s’affirme dans ces expositions choisies et à créer. Elles sont faites pour leur capacité d’enseignements et pour une stratégie. […] D’un côté, L. S. Senghor veut proposer une véritable voie de création, pour assurer succès et protection à la Nation dans le domaine des arts et des lettres. Il a déjà créé à ses côtés un ministère de la Culture, y place des administrateurs et des littéraires, des gens importants, dont son propre directeur de cabinet, Alioune Sène.

Il sollicite des coopérations à travers le monde et en toutes disciplines. Ainsi se développent, considérablement, grâce à Maurice Senghor3, l’activité théâtrale et la musique avec Julien Jouga et dans les différents champs et exercices. Ce n’est pas sans difficulté, car les artistes […] sont traditionnellement contre les interventions des «pouvoirs».

Gérard Bosio compare ensuite l’accomplissement de Léopold Senghor à celui d’un gymnaste grec.

Coline Desportes : Jusqu’à quel point la Grèce antique était-elle une référence pour Senghor, puisque le musée dynamique prend la forme d’un temple grec ?

GB : L’architecture du moment était à la mode des espaces, colonnades et coursives bétonnés… Oui cela pouvait être aussi conçu en cercle, comme Kenzo Tange4, mais ce n’était pas l’écriture technique ou multifonctionnelle de Jean Gabus. On pourrait citer encore Pedro Ramisez Vasquez, qui réalise le musée d’anthropologie de Mexico, un musée rond mais dans lequel presque toutes les salles sont rectangulaires. Le cahier des charges vient des directives de Senghor [qui] exige un endroit où tout peut se faire, tout peut se montrer, tout peut se vivre, tout peut se danser. « Une dynamique en tout ». Donc, Senghor ne s’est pas trompé, puisqu’on a présenté par ce nouveau programme : peinture, sculpture, tapisserie de Thiès et d’ailleurs, cinéma, des conférences, et la danse, avec Germaine Acogny et Maurice Béjart. Et donc, Jean Gabus a traduit cette vision en termes d’architecture, et le musée est ainsi « dynamique ». Et il est tellement bien conçu que la tapisserie entre en excellence, comme la porcelaine chinoise, le syncrétisme religieux de Chagall, la statuaire africaine… Avec surprise et grande satisfaction, Pierre Soulages est « très heureux de ce musée », alors qu’il est rigoureux, souvent mécontent de certains lieux où il ne peut refuser d’être exposé. À Dakar, il est serein lorsqu’il rencontre ses collègues sénégalais à l’École des Beaux-Arts et dans le musée dynamique, certes, il reconnait ainsi la valeur de ces artistes sénégalais, mais il témoigne aussi de la qualité du musée dynamique et de l’installation de son exposition avec ses peintures suspendues dans le vide.

CD : Vous parliez de stratégie…

GB : La deuxième stratégie, ou destination. « Du moment que nous avons, comme les Autres, nos civilisations bien identifiées, nos cultures, nos œuvres de beauté, les mêmes expressions de nos émotions… Nous avons donc le droit à la connaissance et à la re-connaissance de chacun et avant tout des maîtres artistiques, dirigeants et peuples extérieurs à l’Afrique et au Sénégal. Nous avons droit, et devoir, d’être reconnus et connus de tout public extérieur. Nous nous devons de nous enseigner l’un et l’autre en se re-connaissant l’un et l’autre. Nous ne pouvons chacun nous épanouir convenablement que si nous dialoguons avec les Autres, que si nous cherchons et l’un et l’autre les apports fécondants de nos cultures. Ce que l’art nègre a apporté à l’art contemporain, à l’art moderne occidental est capital ! Alors, c’est bien aussi la preuve de la qualité et puissance des dialogues de culture ! Est-ce que, comme messieurs Picasso et Vlaminck le font au Musée de l’Homme, on ne pourrait pas regarder et s’éprendre de l’art d’aujourd’hui en Afrique ? »

En 1966, Malraux dit qu’il est indispensable de connaître et dialoguer avec ces cultures, vibrer des cultures de l’Afrique et des Tiers mondes. Il s’engage sur le « dossier Senghor ». Il souhaite lui aussi arriver [à ce] qu’un jour, les arts de l’Afrique, la culture africaine et sénégalaise en particulier, soient identifiés dans les temps des Autres. Et notamment, pour ce qu’il en fut, par l’esthétique et les mythes chers à Apollinaire, Picasso, les surréalistes…

L’exposition sénégalaise5, du Grand Palais à Paris, commence à tourner. Et elle tournera dans 17 villes et musées du monde. Elle commence son approche par Nice, à l’École des arts et ateliers d’artistes de la Villa Arson. Après Paris, elle volera vers Rome, Vienne, Helsinki, Washington, Mexico...
Elle deviendra « une image de marque du Sénégal », l’expression de la puissance créatrice du pays, le meilleur passeport diplomatique de cette nouvelle politique culturelle. Ce fut aussi une lutte « anti-administrative » et politique pour ouvrir tous les temples de l’esthétique, ces musées fermés à l’entrée des Autres, des lointains... Les conservateurs avaient perdu les clefs du cadenas, et ne dialoguaient quasiment pas. L’organisation de la France est telle que même « le politique » n’arrive pas à créer une dynamique, des programmes, des outils pour pouvoir accueillir cette culture africaine. Donc il faut s’armer, trouver des opposants, mener des assauts en tous lieux. Ainsi de 1968 à 1974, pour parvenir aux succès de ces programmes culturels, diplomatiques et politiques, le parcours et concept stratégique furent très vite identifiés6.

Au cours d’une rencontre, le président L. S. Senghor me demande « comment pourrait-on faire pour « dynamiser le musée dynamique » » ? Comment peut-on aider à ce que la création et la vie des artistes soient meilleures au Sénégal ? Il faut que les talents de nouvelles générations surgissent dans le pays et ailleurs… Que vie se fasse ! […] Quelques jours avant sa rencontre avec l’Ami et Premier ministre Pompidou, on a parlé des artistes préférés de Senghor, une autre fois des amis hommes de lettres qui pourraient nous aider. Je suis à Dakar pour trois jours. […] Dans la conversation, nous citons chacun Marc Chagall. Il me parle aussi de la problématique de performance et des moyens qu’il veut pour l’École de Dakar, du musée dynamique… Son choix se porte sur mes propositions de grandes manifestations d’expositions à concevoir et réaliser au Musée dynamique. Ceci serait témoignage de la densité de la production dans tous les domaines culturels. Tout ce qui serait organisé offrirait un souffle de qualité, de beauté, de compréhension de ce « qu’il se passe » à Dakar. Le Sénégal serait ainsi admiré, donc capable de négocier son entrée dans le concert culturel et artistique international, « territoire gardé du Nouveau Monde ». […] Mais c’était bien beau de dire on va faire des expositions de notoriété au musée dynamique. Lesquelles ? Avec qui ? Qui va les accorder ? On est « pauvres, sans images et référence » ! Le 9 décembre 1969, nous déjeunons en intimité avec Marc Chagall, Colette et Léopold Senghor. […] Cela après avoir passé deux heures trois quart en étant « leur guide », à visiter la rétrospective de Chagall au Grand Palais. […] Il est à citer une anecdote très significative de la densité de cette rencontre. Avant notre arrivée au parvis, seul dehors, sous un parapluie, L. Senghor attend, nous sommes en retard. En voiture, Chagall me dit « on repart vite, vingt minutes ! » Chagall ne voulait plus « venir ». Il se plaint de ne pas savoir faire avec ce chef d’État. Chagall se retourne ainsi vers moi dans les escaliers roulants et me redit « on part vite ? ». La visite devenue chaleureuse, émouvante parfois, a duré deux heures trois quarts !

Cette rencontre voit la naissance d’une relation de « grande estime » entre Senghor et Chagall. L’année suivante, selon une coutume qui s’installe entre eux, les deux hommes se rencontrent à nouveau, une nouvelle fois accompagnés de Gérard Bosio. Il suggère alors d’organiser une exposition Chagall à Dakar, sur le modèle de celles qu’il a lui-même conçues pour le peintre, comprenant uniquement des dessins, des gravures lithographies originales signées, affiches et livres7.

Quelle est donc cette stratégie, qui sous-tend les grandes expositions du musée dynamique, comme ici celle de Chagall ? Puisqu’on ne peut pas rentrer dans le temple des Autres, ils sont fermés aux artistes de pays pauvres, lointains... Alors pourquoi ne pas aller directement vers les peintres de pays qui offrent, dit-on ! le plus beau de la peinture d’aujourd’hui. Alors, s’ils nous reconnaissent, s’ils découvrent la qualité de nos arts, à ce moment-là, nous aurons des « acceptants », des informés, des amis supporters, à ce moment-là nous aurons des personnalités qui viendront nous aider à entrer dans leurs temples. Ainsi sera conçu, en plus de l’éducation et de la culture, le programme des expositions au musée dynamique. Avec les choix de L. S. Senghor et des artistes et des lieux à conquérir, seront conçus et réalisés les expositions de Chagall, Picasso, Manessier, Soulages, Vieira da Silva, Masson, Hundertwasser, de la tapisserie, des arts de la Chine, de la Suisse et en binôme les présentations des artistes contemporains sénégalais.

CD : La dernière fois vous m’aviez dit que ces choix d’artistes pour le musée dynamique vous avaient été soufflés par Malraux ?

GB : Oui, Malraux devait être le coprésident du Comité de réalisation du musée des civilisations noires. […] En 1971, le président L. Senghor accélère la concrétisation de ce projet. Il souhaite signer une convention avec l’UNESCO pour obtenir architecte et crédits pour créer ce musée dédié au continent africain et au Dialogue des Cultures8. C’est ainsi qu’il me revient de concevoir et d’obtenir la présence d’artistes contemporains extérieurs à l’Afrique dans ce Musée dynamique de consécration d’histoire et de dialogue. Certains des artistes invités à exposer au Sénégal offrent des œuvres… Il devient ainsi possible de constater les qualités et résultats de ce programme culturel, de cette diplomatie culturelle stricto sensu sénégalaise conçue par L. S. Senghor avec le soutien du monde des Arts et de la Culture et des tenants de la coopération internationale. Il faut aussi rappeler les vœux, les espoirs de Senghor, dont l’esprit, l’âme, et le goût, dialoguent avec certains artistes extérieurs à l’Afrique. Il a déjà un rapport privilégié de dialogue esthétique, de sentiment avec des peintres de l’École de Paris et assurément de l’abstraction lyrique. L. S. Senghor, en 1954, est à l’Assemblée nationale. Souvent […] L. S. Senghor s’en échappe, comme Aimé Césaire a son « coin de repli » dans la bibliothèque de l’Assemblée nationale. Dans ces sorties, c’est aussi bien la réflexion solitaire dans le jardin, que la volonté de retrouver la culture et les peintres. Dans la rue du Faubourg Saint Honoré se trouve la Galerie de France. […] Il y découvre les toiles de Manessier, il y croisera Soulages. Mais d’autres peintres sont découverts avec son ami G. Pompidou : Lahner, Kermadec9. Quand il le peut, il constitue sa première collection.

CD : Pouvez-vous revenir sur les raisons du choix de ces artistes pour le musée dynamique ?

GB : Les raisons des choix particuliers ciblés, sont certes la qualité, mais surtout « l’authenticité » et les spécificités premières des artistes, mais aussi, s’autoriser à recevoir à Dakar les grands artistes, qui vont, de par leurs présences et par leurs actions reconnaître et soutenir la valeur et la dynamique de la culture, de la nation et, bien évidemment, des artistes sénégalais. En fin du premier cycle d’exposition, l’Autriche, comme d’autres pays, propose l’artiste Hundertwasser 10. Ceci est une première reconnaissance de la « bataille gagnée ». Mais en juste suite et victoire, « l’art contemporain sénégalais » va entrer dans le temple interdit du Grand Palais le 6 avril 1974. Après 6 ans d’efforts et d’inquiétude, les buts sont atteints : une reconnaissance première de la puissance créatrice de l’Afrique et de sa place dans la si longue histoire de l’Être.

Entre 1970 et 1974, j’ai pu apporter depuis Dakar, transporté par avion militaire - car sans budget -, des peintres et sculptures sénégalaises aux inquiets Picasso, Chagall, Soulages. Ils voulaient « se rassurer » de la qualité de la peinture et de l’esthétique locales. Ils furent chacun plus que positifs, outre leurs sentiments et solidarités. En 1972, pour l’exposition Picasso à Dakar et le très grand moment, avant Paris, et l’exposition à la Villa Arson à Nice, […] s’est opéré un concours général d’amitié et d’entraide. […]

CD : D’où venaient les œuvres de l’exposition Picasso ?

GB : Il y avait des œuvres de l’artiste et de la galerie Kahnweiler, où nous avons œuvré avec des personnes admirables : le directeur Jardot et Michel Leiris, et surtout Louise Leiris,, monsieur Kahnweiler11 et Quentin Laurens.

CD : Les musées de France ont-ils prêté des œuvres ?

GB : Les prêts des musées de France n’ont jamais été majeurs sauf du Cabinet des Estampes, ni pour Picasso et Chagall, et les autres grands artistes. Nous fûmes soutenus par le privé, les artistes et leurs galeries. L’autorité administrative était souvent « en recul » pour toutes ces expositions, et ce, avant que le programme ne réussisse par le « succès » du Grand Palais. L’autorité politique fut valeureuse avec quelques hautes personnalités, Georges Pompidou, Joseph Fontanet, Jacques Godfrain, Robert Galley et Jacques Duhamel, venu spécialement à Dakar inaugurer l’exposition Picasso12.

CD : Vous me racontez la stratégie politique et diplomatique mise en place, qu’en est-il des visiteurs de ces expositions au Sénégal ?

GB : […] Ils sont en nombre plus que normal et appréciable. Après le Festival des Arts nègres de 1966, il fallait recommencer, le résultat fut au rendez-vous. Toute l’École de Dakar, tous les intellectuels, dirigeants et diplomates de Dakar ont visité et participé aux expositions. Quand est relaté dans la presse que M. le président Senghor et le commissaire de l’exposition ont supprimé les étiquettes des tableaux de Manessier pour que le public sénégalais, par l’authenticité de son émotion et de sa culture, offre lui-même, des titres aux tableaux, ceci démontre l’interaction et l’intensité des visites. C’est ainsi que le tableau en hommage à la guerre du Viêt-Nam13 fut surnommé par les Sénégalais, « La Guerre ».

Sont reçues d’admirables félicitations de la presse et concours, comme ceux de Jacques Duhamel14, ministre de la Culture, qui même souffrant atterrit à Dakar pour après-midi d’inauguration un diner de célébration. Il vient spécialement pour inaugurer l’exposition Picasso à Dakar, la première en Afrique. Ce n’est pas rien ! Grâce à cela, nous avons fait plus qu’un pas en politique nationale, internationale et culturelle, en conciliation de communautés, en compréhension des uns des autres, en « rendez-vous du donner et du recevoir », selon les mots de L. S. Senghor.

Suites. 2025, des archives pour un futur musée Senghor

Gérard Bosio a conservé de nombreuses archives, documents et œuvres d’art, dont il espère qu’ils rejoindront une institution de conservation ou musée Senghor, pour mettre en valeur cet inestimable « Fonds Senghor » et ses collections.

Gérard Bosio : « S’il est une conclusion à cet entretien ancien, c’est de fournir une actualisation et de découvrir les nouveaux contenus et conséquences tant des programmes et résultats du Musée dynamique, ses expositions et stratégies que des effets concomitants des politiques sénégalaises et senghoriennes. Depuis 5 ans, des découvertes dévoilent des pans, thèses, faits qui définissent et illustrent mieux et surtout confirment les qualités et résultats historiques et marquants de l’histoire du Sénégal. Et de citer, sur 3 ans : la parution de nombreux travaux universitaires et les découvertes des œuvres d’artistes créés pour ou par la perspective du Musée dynamique, pour la « fabrication » des expositions – premières mondiales – du Grand Palais et dans le monde, de 1973 à 1980. Ce sont des œuvres et des travaux de Manessier, Senghor, Soulages ; des fonds littéraires et artistiques privés et institutionnels au profit des chercheurs, universitaires et mécènes ; des faits, actes historiques et culturels engagés par L. Senghor envers l’Allemagne dont il fut prisonnier, suite à une exposition d’artiste au Musée dynamique ; de l’exposition Senghor et les arts, réinventer l’universel, au musée du quai Branly – Jacques Chirac et la présentation des donations et travaux que j’ai entrepris ; de nouvelles banques de données, numérisations et études du nouveau groupe de recherche Senghor en lien avec le CNRS et l’université Cheick Anta Diop… Et enfin, en préfiguration et pour le futur : la pose en décembre 2024 d’une première pierre d’un Musée municipal L. Senghor à Joal, sa terre et son Royaume d’Enfance. »

9 décembre 1969, première rencontre de Léopold Senghor et Marc Chagall organisée par Gérard Bosio. À gauche, Madame Chagall, madame Senghor, derrière les deux hommes, Gérard Bosio. Archives Gérard Bosio.
Exposition Léopold Senghor, poète le plus illustré du monde, à l’occasion du festival international du livre de Nice, 1977. Archives Gérard Bosio.

  1. D’autres extraits de cet entretien ont été publiés en octobre 2024 dans le numéro 23 de la revue Continents manuscrits dans un article co-signé avec Claire Riffard, que je remercie amicalement pour son aide.  

  2. René Maheu (1905-1975) était un haut-fonctionnaire français qui occupa le poste de directeur de l’UNESCO entre 1961 et 1974.  

  3. Maurice Sonar Senghor (1926-2007) homme de théâtre, comédien, écrivain et metteur en scène, était le petit neveu de Senghor. Il crée le ballet national du Sénégal en 1960 et dirigea également le Théâtre national Daniel Sorano de Dakar.  

  4. Architecte japonais qui a notamment conçu le musée des arts asiatiques de Nice. 

  5. Il s’agit de l’exposition Art sénégalais d’Aujourd’hui (avril-juin 1974, galeries nationales du Grand Palais à Paris).  

  6. Les archives nationales françaises conservent la trace des tentatives menées en particulier par Gérard Bosio dans la préparation de l’exposition Art sénégalais d’aujourd’hui. Voir Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine, 20150160/208, dossier « L’art sénégalais d’aujourd’hui ». 

  7. Comme le précise Gérard Bosio, Chagall compose en 1969 et 1973 les illustrations originales de poésie de Léopold Senghor mais ce dernier écrit la préface du livre Les affiches de Chagall en 1975. Le dossier relatif à cette publication est conservé dans le fonds Jean-Gérard Bosio et décrit par Coline Desportes dans le cadre de la cartographie des archives relatives à Senghor coordonnée par le groupe international Senghor, consultable en ligne : https://eman-archives.org/Senghor/collections/show/56.  

  8. Léopold Sédar Senghor rencontre à ce propos René Maheu, directeur général de l’UNESCO en janvier 1974. Le muséologue suisse Jean Gabus effectue ainsi de 1974 à 1976 quatre missions de préfiguration pour le compte de l’UNESCO, à la demande du Sénégal. Le projet est abandonné lorsque Senghor quitte la présidence du Sénégal.  

  9. Emile Lahner (1893-1980) et Eugène-Nestor de Kermadec (1889-1977) 

  10. Exposition Hundertwasser au musée dynamique de Dakar du 4 novembre au 5 décembre 1976.  

  11. Daniel Henri Kahnweiler (1884-1979) fut un grand marchand d’art parisien, spécialiste du cubisme. Il ouvre sa première galerie en 1907 et défend rapidement les cubistes. Louise Leiris était sa belle-fille et la gestionnaire de sa galerie. Elle lui succéda à la fin de sa vie. Mariée à Michel Leiris, ils fréquentent ensemble le même réseau d’artistes à Paris et œuvrent pour la promotion des avant-gardes.  

  12. Ces personnalités occupèrent diverses places, notamment de conseillers et/ou ministres, dans les gouvernements de Georges Pompidou et Valery Giscard d’Estaing.  

  13. Vietnam Vietnam, huile sur toile, 1972, aujourd’hui conservé dans une collection particulière.  

  14. Jacques Duhamel (1924-1977) était à l’époque le ministre français des affaires culturelles.