« Du haut du musée, on va le suicider […] On va se séparer de lui pour engager le jeu … »

A propos de trois Plekhanov du Laboratoire Agit-Art (1985-1987)

Emmanuelle Chérel

De 1985 à 1987, à l'initiative de son conservateur en chef Ousmane Sow Huchard, le Musée dynamique accueille sur son parvis trois évènements du Laboratoire Agit'Art. L’invitation tient au fait qu’Huchard est membre du collectif1, et le choix d’agir à l’extérieur des murs du musée n’est pas anodin. Les titres de ces actes – théâtraux ou performatifs – donnent des indices sur leur charge critique et sur leur volonté d’interpeller la société sénégalaise.

Le 11 septembre 1985 : Plekhanov 2. La République des fous

Le 28 juin 1986 : Plekhanov 3. La République des mendiants

Le 17 octobre 1987 : Plekhanov 5. À qui profite le crime ?

Ce texte cherche à mieux appréhender ces propositions du Laboratoire Agit’Art qui ont été peu analysées et qui, pourtant, témoignent de la philosophie et de la posture politique de ce mouvement en cette décennie 1980 difficile pour le Sénégal. Radicalement différentes du reste de la programmation d’expositions organisée par l’institution, mais soutenues par les convictions du conservateur du musée (réouvert en 1984 à l’initiative du président Abdou Diouf avec des moyens limités2), ces propositions d’Agit’Art ont lieu sur le parvis du musée, un espace-seuil qui ouvre sur les rues de la ville de Dakar. Pour le Laboratoire, l’art est vivant, il est en dialogue toujours étroit avec la rue, et la rue s’apprête à entrer dans le musée.

Plekhanov, affiche La république des mendiants, musée dynamique, 1985, in Word ! Word ? Word !, Issa Samb and the Undecipherable Form, Raw Material, Sternberg Press, OCA, 2013 p.138.

Ce texte s'appuie sur des notes, textes, dessins, articles publiés notamment dans les ouvrages La Culture, ses objets-témoins et l'action muséologique (Ousmane Sow Huchard, 2010), Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form (dirigé par Koyo Kouoh, 2013) et El Hadji Sy. Painting, Performance, Politics (dirigé par Clémentine Deliss, 2014), ainsi que sur des entretiens avec Issa Samb, aussi connu sous le nom de Joe Ouakam, poète, agitateur, philosophe, écrivain, comédien, artiste3, menés à Nantes en 20164. À vrai dire, il n'est pas aisé de restituer précisément la chronologie des faits et les événements eux-mêmes. Ceci tient aux modes d'action du Laboratoire (improvisations, expérimentations, etc.), à sa volonté d'éviter toute forme d'instrumentalisation extérieure5, à la méfiance générée notamment par la saisie des archives d’Agit’Art sous la présidence d'Abdou Diouf (lors de la destruction nocturne par les forces armées du Village des Arts situé au 126 avenue Peytavin en 19836), ou encore à des divergences internes liées aux personnalités artistiques hautement idiosyncratiques pour lesquelles le collectif est devenu connu7. Par ailleurs, la disparition d’Issa Samb en avril 2017, la destruction de son atelier de la cour Jules Ferry et la dispersion des œuvres et des archives qui y étaient présentes n'aident pas. Le travail de recherche est à poursuivre, même s’il semble parfois difficile d’obtenir les récits des protagonistes toujours en vie de ces évènements. Le développement de cet article laisse, peu à peu, la place aux voix et aux visions des instigateurs de cette histoire afin de les laisser vivre et advenir avec leurs propres mots.

Plekhanov : l'art et la vie sociale

Ces trois propositions théâtrales s'inscrivent dans une série dramatique dont la première a été jouée en 1981 et la dernière, Plekhanov 7. Les Cendres de Pierre Lods, a été présentée au centre culturel français de Dakar en 19908.

La manifestation théâtrale du 11 septembre 1985, Plekhanov 2. La République des fous, fondée sur un texte d'Issa Samb, réalisée avec le sculpteur Babacar Sadikh Traoré, les peintres Seydou Barry et El Hadji Sy9 (comme metteur en scène et costumier) et toute une équipe, est dédiée aux « oubliés de la création ». Sur l'affiche de l’évènement, on peut lire : « Atelier théâtre le rideau – Manifeste 10 + 5 – Cette année notre laboratoire met l'accent sur le jeu, comme étant une introduction à la vie, soit la connaissance avec la mort : le rideau ».

Dans le quotidien Le Soleil, la journaliste Anne Jean-Bart relate l’évènement en ces termes10 :

Le long de la galerie et sur la pelouse, sur le bas-côté et là-bas derrière les grilles, accrochés, debout, beaucoup de spectateurs. De tous les âges et conditions, les véritables « intellos » dakarois, des artistes, des jeunes et moins jeunes venus voir le remue-ménage de l'Atelier. Remue-ménage dans « l'espace scénique » occupé par un écran géant, des trous dans la pelouse, des croix, des monticules, tout ce que l'on trouve ailleurs dans la rue, récupéré, posé, planté, appuyé. La scène est la rue. La rue de tous les Plekhanov du monde, de ceux qui écrivent sur les murs et qui vont jusqu'au bout de leur rêve, la rue est là, obsédante dans les images diapos qui défilent et les déchets apportés pour ce « happening » ouvert aux bruits de Soumbédioune. Il y a là tous ces oubliés, ceux que l'on traite de fous, de dingues, ex-compagnons d'hommes illustres ou illustres eux- mêmes autrefois et qui sont aujourd'hui cravatés (ils dorment sur les cartons de Lamine Guèye ou de Ponty) ou oubliés (ils dorment quatre pieds sous terre).
« Vous aussi, vous pouvez devenir fou, et de toute façon, vous allez mourir quoiqu'il arrive », prophétise Joe Ouakam.

Afin de comprendre ce choix du parvis ou de la rue comme lieu et scène de Plekhanov 2, et avant d’analyser cette performance théâtrale, il est nécessaire de préciser qu’elle s’inscrit dans les choix esthétiques, les gestes et les pratiques du Laboratoire, appendice subversif né en 1974 à l’initiative du metteur en scène martiniquais Youssoupha John rejoint par Issa Samb, El Hadji Sy, le peintre Amadou Sow et le cinéaste Bouna Medoune Seye, puis Babacar Sadikh Traoré, le cinéaste Djibril Diop Mambéty et de très nombreuses personnes aux fonctions sociales diversifiées (artistes ou non : avocats, journalistes, universitaires, hommes politiques…).

Dans une dynamique contestataire propre aux années 1970, en réaction aux répressions des revendications de mai 196811 et de celles des années 1970 exigeant plus de démocratie12, le Laboratoire, qui comptera à certaines périodes quatre-vingt membres, se pense comme un lieu de rencontres et de réflexions. Il rejette – en partie – la conception de l’art de l’École de Dakar13, l’art mis au service d’une vision politique, la politique artistique de l’État, le soutien de ce dernier à un nombre jugé trop restreint d’artistes, une absence de critiques, et les usages de mots pompeux (« génie », « beauté », « chef-d’œuvre original14 », qui reprennent les mythes du modernisme). Agit'Art établit une dynamique collective et collaborative. Sa particularité est d'argumenter sur ces sujets, afin que les gens puissent analyser, critiquer et développer des actions et des idées15. Plusieurs manifestes sont écrits jusqu’en 1999. Curieux des avant-gardes internationales16, le Laboratoire préfère l'éphémère à la permanence et les idées politiques et sociales aux notions esthétiques17. Il réfute aussi ce qu’il désigne comme « l’idéologie raciste de la négritude18 », mais également le formalisme et le cloisonnement des disciplines établis par Léopold Sédar Senghor, pour privilégier les préoccupations liées aux réalités locales, politiques et sociales. Au pluralisme démocratique revendiqué par les mouvements de gauche opposés à la politique du président sénégalais faisait écho une demande de pluralisme esthétique articulée à l'idée que l'art contribue activement à la vie démocratique. Les initiatives du Laboratoire, visant à stimuler la créativité tant au niveau artistique que politique et social, ont été le moteur d'une « esthétique du social19 ». Elles se caractérisaient par leur pluridisciplinarité et par une nouvelle synthèse des arts où les pratiques de l’installation (avec parfois des peintures) et de la performance théâtrale étaient considérées comme de véritables entités artistiques au sein de la société permettant des interventions publiques organisées autour d'une grande manifestation annuelle et de workshops durant l'année20. La première décennie d’Agit'Art (de 1973 à 1983) a notamment été consacrée à la critique du poème Chaka de Senghor (1956) – et de son interprétation des luttes anticoloniales considérée comme trop proche des visions occidentales – à travers une comédie qui en inversait le ton, puis à la mise en scène de La Tragédie du roi Christophe (1963) d'Aimé Césaire21, un autre fondateur de la négritude.

Par la suite, dans les années 1980, sous la présidence d’Abdou Diouf (élu en 1981), dans le contexte de l’expansion de Dakar du fait de l’exode rural qui engendre de profondes mutations pleines de contradictions22, et face aux tensions économiques que vit le Sénégal, Agit’Art rend hommage à Gueorgui Valentinovitch Plekhanov (1856-1918). Ce révolutionnaire et théoricien marxiste russe fonda le mouvement social-démocrate en Russie et participa aux réflexions sur la présence de l'art et de la religion dans la société. Le nom du Laboratoire n'est d’ailleurs pas sans évoquer l’Agitprop23, un théâtre conçu pour le peuple dans les premières années de l'Union soviétique afin de soutenir la révolution. Considérant que le jugement esthétique exige des connaissances historiques, Plekhanov pensait que l'art devait contribuer au développement de la connaissance humaine et à l'amélioration de la structure sociale. Critiquant par exemple les vues du critique littéraire et romancier Théophile Gautier pour qui la qualité d'une œuvre d'art dépend de sa forme, dans son essai L’Art et la vie sociale (1912), Plekhanov écrit24 : « Analyser une œuvre artistique consiste à comprendre son idée et à en évaluer la forme. Le critique doit juger le contenu et la forme ; il devrait être à la fois esthéticien et penseur ». […] « Il n’existe pas d’œuvre d’art qui soit totalement dépourvue de contenu idéologique. Même les auteurs qui mettent la forme au-dessus de tout et ne se soucient pas du contenu expriment toujours une idée dans leurs œuvres, sous une forme ou sous une autre25. »

Cette vision partagée et discutée par Agit’Art est donc associée à la situation du Sénégal. Vingt ans après le Festival mondial des arts nègres (1966), la négritude a perdu sa force de combat : la société sénégalaise connaît une grave crise, l’État a diminué son soutien aux artistes, leur vie sociale est rude. Selon Issa Samb, les artistes ne sont pas respectés, comme en témoigne le fait qu’ils n’ont pas de statut, pas de conditions matérielles pour s’exprimer librement, et doivent « mendier auprès de l’État26 ». À cette période, les matériaux (peinture, toile, etc.) sont chers, de nombreux peintres et sculpteurs sont conduits à utiliser les objets de la rue (articles de consommation en plastique, sacs de riz, mais aussi déchets en tout genre) qui deviennent sujets et matières du travail artistique. Tout un mouvement d'appropriation et de recyclage est allié à des réflexions sur les conditions de production de l'art et à de nouvelles problématiques formelles27. Des formes de nettoyage des rues (Set Setal) organisées par les citadins eux-mêmes ou par des associations de tous types se déploient aussi. « Désolidarisés entre eux », pris par « trop de professionnalisme », Samb ajoute que les artistes sont « coupés de la situation sociale ». « L’universalité que prônait Senghor est abstraite », il est donc nécessaire « d’engager un forum de libre expression », initié par une « nouvelle génération aguerrie à la liberté exigée par l’art28 ».

Cette conception de l’art est aussi alliée à d'autres visions et arguments, comme ceux de l'Internationale situationniste. En 2016, lors du Congrès de minuit au sein de la Biennale off de Dakar, Issa Samb continuait d’opter pour des positions proches de celles de l'I.S.29, qu'il partageait avec Omar Blondin Diop dès 196930. Autrement dit, l'idée d’une autre forme de vie qu'il fallait tenter de réaliser par la révolution culturelle envisagée par Guy Debord et ses compagnons fut ajustée au début des années 1970 au contexte sénégalais afin de dénoncer le néocolonialisme, les manquements démocratiques et l'assujettissement des pauvres, et d'affirmer la nécessité de « réaliser l’art » dans tous les aspects de la vie à travers une forme de renversement de l’ordre établi31. Ainsi, la critique du spectacle – c'est à dire des formes qu'ont pris la culture et l'art quand ils sont devenus le ressort principal de la politique nationale32 – s’est poursuivie des années 1970 à la décennie 198033. Soutenir la gageure d’un tel défi a impliqué de concevoir et de manier un véritable art de la guerre de positions et d’influence que le Laboratoire a inventé et redéfini en permanence (et ce pendant quarante ans) afin de ne pas être institutionnalisé. La tactique était basée « sur divers tropes alignés sur la dramaturgie de la communication militaire : silence, désinformation, réponse différée et action brusque34 ». Chaque personne avait un rôle particulier et une responsabilité, basée sur des analyses de situations, des œuvres et des interventions.

Questions théâtrales et problématiques du jeu

À partir de 1957, l'Internationale situationniste, dans le programmatique Personne et les autres publié par le critique belge André Frankin35 au sein de la cinquième revue de l'I.S. en 1960 mais aussi dans les notes de Guy Debord36, tenta de penser le champ du théâtre, contexte artistique idéal pour réaliser la critique du spectacle et questionner les notions d’acteur, de spectateur, d’action, de jeu ou de décor. Les « acteurs » situationnistes étaient souvent conçus comme des personnages intervenant en dehors du cadre de la représentation, dans la vie quotidienne de la ville, pour interrompre son flux, en traversant ses zones urbaines (les décors), afin de défaire les codes du spectacle. Ils cherchaient à provoquer, effrayer ou étonner ses habitants amenés à « vivre » avec eux une sorte de spectacle anti-spectaculaire. En 1970, le texte Le Théâtre du quotidien écrit par Omar Blondin Diop37 témoignait de cette influence et appelait à des interventions théâtrales dans la vie ordinaire. Il optait pour un théâtre de rue, un théâtre éloigné des formes héritées de l'esthétique occidentale (et des textes de la négritude) présentées au Théâtre national Daniel Sorano et réfutait la division de cet auditorium entre l’audience et les acteurs. Ce texte semble aussi contenir en germe le programme du Laboratoire Agit’Art, qui eut recours à l’arsenal des pratiques situationnistes38 (le jeu permanent, la dérive, la psychogéographie, le comportement expérimental, le détournement, la construction des situations, l'ambiance…) transformées – et jamais nommées comme telles – dans de nombreuses expérimentations pour retrouver, en faisant surgir, l’inattendu, la surprise, le chemin d’une vie plus vaste. Ainsi, tandis que le processus de création prime sur le résultat, un autre enjeu majeur consiste à jouer dans la vie quotidienne (les rues de Dakar) et utiliser les matériaux et objets trouvés (tels des ready-made des réalités banales de l'Afrique postcoloniale). Même le pseudonyme d'Issa Samb, qui est le nom du lieu qui l'a vu naître39, renvoyait à une logique spatiale. Par conséquent, bien après la dissolution de l'I.S. en 1968, le Laboratoire prolonge à sa manière le bouleversement de l'esthétique qu'elle préconisait mais qu'elle n'a finalement pas menée40.

Toutefois, les sources d’inspiration du Laboratoire Agit'Art ne se réduisent pas à l'I.S. D'ailleurs, ses liens avec les avant-gardes occidentales (surréalisme, situationnisme, Bertolt Brecht, etc.) sont complexes41 et parfois obliques42. Ces attractions se sont traduites en des formes jouant d'hybridité syncrétique et de références multiples43 unissant traditions, emprunts et inventions44. Ainsi, dans son analyse, Elisabeth Harney45 affirme qu'une structure traditionnelle était conservée au sein d'Agit'Art (maîtres d'ateliers, cérémonie d'initiations, incorporation à un niveau ou un autre de toutes les parties de la communauté, absence de division entre l'acteur et l'audience, inclusion de l'environnement et de ses objets...). Quelle que soit sa nature avant-gardiste et continuellement expérimentale, le Laboratoire était enraciné dans des pratiques culturelles africaines revisitées (et non idéalisées, sublimées, atemporelles ou rendues mythiques comme le fit la négritude) où la multiplicité et la simultanéité des formes et des actions jouent un rôle de grande importance, où l'oralité et l'élément performatif jouissent d'une haute considération. Mais, comme nous l’avons dit précédemment, les performances et pièces théâtrales étaient aussi éloignées des formes traditionnelles car inspirées également, par exemple, par le « théâtre de la cruauté » d'Antonin Artaud46 (expression totale, langage des gestes, technique du cercle, inclusion de l'ensemble du corps, spectacle total47). Autrement dit, les hybridations d'Agit'Art tissent un propos et des formes spécifiques faits d'appropriations des idéologies, pratiques et critiques des avant-gardes occidentales adjointes à des savoirs et des pratiques anciennes resignifiées des cultures africaines. Elles doivent être interprétées comme un univers de références envisagées tout à la fois dans leur propre horizon de sens48, au sein du contexte sénégalais et de la critique de la conception senghorienne de l'art, ainsi qu’au sein des discours sur l'art circulant à l'échelle internationale. Marquées par de multiples références et par l’interdisciplinarité, elles participent au renouvellement des sources de l'imaginaire. Comme l’écrit E. Harney : « Ironiquement, les efforts de Senghor pour fusionner les traditions artistiques africaines avec les techniques européennes se reflètent dans ceux du Laboratoire Agit’Art, dont les membres cherchent à organiser leur structure selon des lignes traditionnelles inventées, tout en permettant à l'artiste d'utiliser tous les matériaux, images et concepts qui lui conviennent, disponibles dans l'environnement cosmopolite environnant. Ce que l'on voit donc dans le fonctionnement du Laboratoire Agit’Art, c'est un nouvel amalgame de formes et d'idées étrangères et locales, le remplacement d'une synthèse d'idées par une autre. De plus, dans leurs manifestations, assemblages artistiques, écrits et rhétoriques, on discerne une construction délibérée d’idées de traditionnalité49. »

« Et la crise ? …50 »

Au début des années 1980, les nombreux textes (essais, pièces de théâtre51, poèmes) écrits par Issa Samb, ainsi que sa participation au journal satirique Le Politicien, témoignent de sa volonté inébranlable de penser l'art comme force d'action et d’œuvrer pour une mobilisation des artistes. La représentation de la pièce de théâtre Le Lait s'était caillé trop tôt (un hommage à Omar Blondin Diop dix ans après sa disparition), écrite en 1983 au Village des Arts52, a conduit, selon les propos de Samb, à la destruction nocturne par l’armée des ateliers et des œuvres, à l’expulsion des artistes et à la fermeture de ce lieu. La violence des faits suscita une véritable indignation et un choc chez les artistes qui y avaient établi leurs ateliers53 depuis plus de dix ans, choc que l’on peut constater par la référence à cet événement dans plusieurs textes54.

« La crise commence demain à l’aube55 » (1986 ?) insiste sur la situation de la culture et des artistes au Sénégal durant cette période et traduit ses réflexions sur la société sénégalaise :

Il est clair que si quelque chose ne tourne pas rond dans la société politique, il en est de même dans la culture. Et le contraire est vrai. C'est-à-dire dans le contexte d'une société en crise, d'une culture qui présente tous les symptômes d'une sénilité politique précoce, la société se vide fatalement de toute tension vers le devenir. On ne veut plus rien savoir de demain, plus rien savoir du futur.

Issa Samb dénonce le double discours des autorités, l’absence de lien avec la réalité, les amalgames, la résignation et les aliénations qu'il provoque56. Le texte parle d’une crise de la pensée, d’une présence trop forte de la religion notamment du fait de l’Institut islamique57 (qui provoque une « résignation passive » et qui est une « disposition agressive » vis-à-vis de la culture), il évoque aussi les médias, invite à une position critique vis-à-vis de la société (à rediscuter par exemple la notion de ngor58 et son interprétation dans la philosophie wolof telle qu’elle se déploie à cette époque).

Mais c'est surtout dans son magnifique essai « Déconstruire le temps59 » (dont le titre n'est pas sans évoquer les écrits de Martin Heidegger et de Jacques Derrida) qu'il décrit une situation politique et sociale désastreuse, l'inconsistance et la trahison des élites de l’Indépendance notamment soumises aux dictats extérieurs. Ce texte, qui s'ouvre sur une citation d'Antonin Artaud (L’Ombilic des limbes), cite Karl Marx (la critique du travail) et Antonio Gramsci (reprendre possession de notre histoire) mais aussi le Talmud et le Livre des morts tibétain. Il relate une dérive existentielle (la bohème), philosophique, culturelle, artistique dans les rues de Dakar. Évoquant des thèmes cruciaux de la vie publique, la misère des enfants, des femmes, des homosexuels, des prostituées, ce texte dénonce le chômage, les conséquences de l’exode rural dans les rues de la capitale sénégalaise, le capitalisme international depuis l’esclavage, son idée du développement et ses normes temporelles, les désillusions des Indépendances, l'absence de politique urbaine, les incohérences de l'État, les insuffisances des médias d’État60. Il pointe donc les conséquences de la crise économique, sociale et culturelle au début de la présidence d'Abdou Diouf61, notamment soumise aux plans d'ajustement structurel de la Banque mondiale et du FMI alors déployés en Afrique. En imposant des mesures pour stabiliser les économies, c’est-à-dire pour baisser les déficits des finances publiques, ces plans ont souvent eu des conséquences désastreuses : le choc subi par des sociétés déjà fragiles les a empêché d’enclencher toute dynamique de développement, et a conduit à l’effondrement des politiques publiques62. Mais Samb énonce également les ambiguïtés de la politique d’Abdou Diouf63 qui révise le legs senghorien en matière d’éducation, de santé et de culture avec son programme de « sursaut national » affirmant un nouveau discours sur le développement associé au récit national plutôt que panafricain et permettant un pluralisme politique offrant une plus grande liberté de paroles aux artistes, tout en procédant à un assèchement du budget culturel. Dans ce texte, il reproche l’ambition très limitée pour la culture – via la Charte culturelle nationale qui prône surtout un enracinement à la place de l’ouverture préconisée par Senghor, de la négritude et de l’africanité dans les traditions plurielles de l’héritage des sociétés sénégalaises et notamment de l’Islam – qui a conduit à la destruction du Village des Arts.

Et pour ce faire, Samb a recours à une écriture libre et poétique64, qui livre ses interminables marches nocturnes65, la pauvreté sur les trottoirs, qui le choque. Il questionne également son rôle social en tant qu’artiste devant ces situations (« écrire quoi ? sur quoi ? »). Il s'agit toutefois pour lui de s’opposer par l’art, comme acte de déconstruction du langage et du temps66 à la force des illusions, aux farces du spectacle et du discours dominant d'un monde « sans-raison » conduisant à la « schizophrénie », aux « mots ciment-clefs de l'humanisme occidental », aux mots/maux des pouvoirs de la société capitaliste néocoloniale.

La figure du fou (à travers la référence à Artaud) est déjà présente dans le texte Déconstruire le temps. Elle désigne ici une situation de liberté, la possibilité d'une déconstruction, d'une alternative et d'une résistance (Samb cite différentes luttes menées dans le monde) aux simulacres du quotidien et à leur violence :

En écrivant ce petit essai, je m'emploie en même temps qu'au jeu de la destruction du temps, à la destruction des langages, afin de pouvoir me débarrasser des mains pieuvresques du maître67, les seules qui nous tiennent et nous retiennent. […] Surtout... sachant que ces mots que je vais soumettre à votre cerveau s’organisent à partir d'un faux langage qui de biais, rejoint le sacré de la vie. La poésie, elle, demeure sacrée. Mais pas pour le maître marchand de mots. Je vais donc, avec toi, lecteur, dématérialiser le mot qui nous pénètre et nous infirme. Le mot, il est vrai est NOUS. Toi et moi. Mais le discours est celui du maître. Le mot d'époque existe seulement pour fixer un malaise de civilisation, dans cette misère du même qu'entremêle le maître pour mieux nous dévorer. Je m'engage avec toi, si tu veux, pour la destruction du temps-Capital68. […] Seul l'homme fou semble échapper par le refus. Que fait-il, lui ? Il invente, il réinvente, il imagine, il réimagine des plaisirs divers dans la MARCHE. Découvrira-t-il, au bout du voyage, la nuit finale des pouvoirs.
La fin des illusions.

Certaines de ces préoccupations sont aussi explicitées dans le texte Mémoire du futur69 signé par Issa Samb, El Hadji Sy et le philosophe et critique Assar M'Bengue, le 26 septembre 1984 : « Atelier théâtre – Impasse performance et affiche ». Ce manifeste qui décrit les spectacles des rues de Dakar, dépeinte comme une ville sale, faite de folie et de mendicité, expose l’invraisemblance du discours des autorités publiques (« cet ordre qui mène au désordre ») et l'obligation d'être vigilant afin de saisir la dialectique de l'ordre et du désordre. Ce texte, au ton saillant, déclaratif et impératif, relate également non sans humour et satire, la répression de l'art à travers l’évocation de la destruction du Village des Arts, la situation culturelle du pays (quelles sont aujourd’hui les valeurs culturelles et sociales ? Ainsi que la question de l’interdiction de la représentation par l’Islam), la charte culturelle malgré le sursaut national déclamé par l’État qui n’est toujours pas écrite, la galerie nationale toujours fermée, la nomination d’administratifs à des postes culturels et l’« amortissement culturel après plus de vingt années de création artistique véritable ». Ce tract de lutte, qui invite à réagir, affirme l'importance de l'éducation artistique pour comprendre la vie sociale et politique, la nécessité d’exercer une pensée critique et celle de conserver la mémoire et l'histoire des répressions et des luttes. Mémoire du futur déclare en outre qu'il faut écouter l'être (terme qui n'est pas sans évoquer la phénoménologie de la perception mais aussi une philosophie religieuse, spirituelle et mystique) pour dépasser ces situations sociales incongrues.

Plekhanov, affiche La mémoire du Futur, 1984, in El Hajdi Sy. Painting, Performance, Politics édité par Clementine Deliss, 2014, p.092.
Dakar. Intéressante métropole africaine ? Sans doute ! Cerveau pratiquement, poumon du Sénégal, assurément ! Mais une ville très sale ! Et suffisamment désordonnée sur bien des plans. Déjà. Un ange passe chuchotant à qui veut l'entendre : « et c'est la crise ? Et... » […]
Dire aujourd'hui que les temps ont changé est un doux euphémisme (notre langue ayant trébuché sur le mot lapalissade). La difficulté est plutôt du côté de l'articulation du discours, de son ordre. Et ce n'est pas une mince affaire si l'ordre du discours est littéralement investi par le désordre du discours. La prudence méthodologique consiste, de ce point de vue, à saisir adéquatement la dialectique de l'ordre et désordre et à maîtriser convenablement les subtiles nuances qui existent entre l'ordre du désordre et le désordre de l'ordre.
À propos, il y a un an jour pour jour, les forces de l'ordre envahissaient le Village des Arts pour déloger les artistes. C’était hier évidemment ! Disons aujourd’hui et ajoutons : no comment ! L’important ici, c'est que nous ayons souvenance, étant entendu, que nous accordons pas mal d'importance à la mémoire. De plus, nous avons choisi de ne pas laisser en dormance certains faits culturellement importants, passés, c'est à dire présents. L'histoire, et ce n'est pas notre faute ni peut-être celle de personne, s'écrit de plus en plus au présent. […] Une précision importante : le Village était surtout un cadre de cristallisation artistique et non une structure instrumentée ou à instrumenter. […] Et les créateurs ne sont pas morts, par bonheur. La créativité en a souffert mais ne s’est pas estompée.
S'il faut parler du Sénégal encore une fois, il y a lieu de reconnaître que le paraître et l’être s'y livrent des rapports suspects. Nous restons convaincus que de l’Être, nous savons finalement peu de choses : il faut surtout l'écouter. Car écouter est gage de communicabilité, et partant invitation à la raisonnabilité. La nécessité d'un tel préalable est évidente si l'on gage que la réalité Dakar/1984 est gorgée de signes et de repères. Qui interpellent et dans leur multiplicité et dans leur polyvalence. En effet, au-delà de la saleté, Dakar est aussi une ville de folie et de mendicité. Un témoin idéal, le sourd-muet-aveugle sait de quoi il parle quand on l’interroge sur la question. […]
Hier encore, nous avions alerté qu'un cheminement de bottes à l'assaut de la réaction/ créativité était grave de conséquences. Cela pouvait signifier la mise au pas de la culture. Donc interrogeons-nous sur la signification d'une culture muselée.
Silence. On tourne ! Le nom du film : « SURSAUT » mais attention ! A-t-on fait préalablement un « filage » ? Un... Never mind ! (peu importe).
On arrête !
La pièce de théâtre Le Lait s'est-il caillé ? a déplacé implicitement et explicitement la perspective en ce qui concerne le jeu. D’où de nouvelles articulations entre oralité et mime d'une part ; entre ordre du jeu et discours théâtral, d'autre part.

Ainsi, la crise que traverse le Sénégal entraîne la nécessité de nouvelles tactiques de jeu politique et aussi théâtral, et c’est ce qu’entreprend le Laboratoire Agit’Art à partir de 1984, qui va poursuivre son projet esthétique. Considéré comme fondamental, le jeu des acteurs s’impose en tous lieux, là où il est utile d’intervenir, de rejouer les règles. Il s’agit avant tout d’agir en situation et in situ : de se focaliser sur le jeu.

Nous ne sous-estimons pas, au contraire, l'apport d'Eugène Fink dans son ouvrage Le Jeu comme représentation du monde. Il nous aura appris que le jeu est un objet digne d'étude pour la philosophie comme pour beaucoup de sciences humaines. En réalité, le jeu a bel et bien des origines mythiques70.

Les nouvelles règles théâtrales défendues par Agit’Art sont explicitées dans un autre texte : Problématique du « Jeu » (1984 ?71) qui reprend des idées et des termes de l'I.S.72 en insistant sur la gravité de cette activité (inventer ou mourir, mettre en mouvement, en marche, et réfuter toute approche ludique en tant que telle). Ces règles visent à une nouvelle prise de conscience spirituelle (une vision du jeu proche des écrits d'E. Fink73) mais aussi à réaliser des actes. Ainsi, l'intégration de l'environnement et la participation du public (pas de division entre l'audience et les acteurs), qui défie sa propre condition de sujets divisés, dédoublés74, aliénés, sont bel et bien essentielles (tout le monde fait partie de la communauté), tout comme sont privilégiés les actes de communication (le rôle de la parole et de l'interpellation notamment) générés au sein de tous les espaces.

Depuis fort longtemps déjà, nous avons essayé de développer au sein du Laboratoire Agit'Art et de nos troupes de recherche, une forme théâtrale adéquate. Ces recherches nous ont amené à éclater l'espace théâtral tel qu'une convention l'avait bâti. Aujourd'hui, il nous apparaît clairement que seul l'espace ne constitue pas une fin. Dans n'importe quel lieu, n'importe quel espace libre, la communication est possible selon les préoccupations du moment. Nous savons aussi que les infrastructures ne nous laissent plus le choix, et qu'il faut plutôt porter le théâtre en soi. Si la mise en scène suscite l'ambiance, le potentiel humain dans sa dynamique actancielle donnera les réponses.
Notre laboratoire, cette année met l’accent sur le jeu qui permet dans n'importe quel cadre, de porter vers les autres, le mouvement, et l'articulation des idées. Le jeu comme un acte grave, quelque chose comme concevoir ou mourir. Concevoir dans la grande solitude fondamentale et enfanter le mouvement, ou mourir de cette mort beaucoup plus grave que la mort clinique. Nous voulons une élévation spirituelle de l'être pour que toute pulsion, chaque intuition nourrit l'ESPRIT. L'acteur, cet imagier puise dans les ténèbres de l’inconscient et en tant qu'individu social, rend son image intelligible !!! […]
Le spectateur sait son influence et participe de ce voyage avec toutes les implications, etc. COMME un acte Volontaire. Le public le plus accessible à ce théâtre est celui qui présente les plus sûres garanties d'unité et de perspectivité.
ATTENTION !!! Amis dramaturges, écrire pour les éditeurs ou les comédiens n'est pas la question : voyons les images et les mots, pas d'indications, des images-mots, ou des mots-images, écrire dans l'espace-page et l'espace-avec l'écriture acte de « jeu » pour l'essentiel, nous sommes indiciblement voués aux choses difficiles. Clap75 !

Plekhanov 2. La République des fous

Si l’expression de « remue-ménage » utilisée par Anne Jean-Bart dans son article76 traduit son étonnement face à l’agitation bruyante des acteurs de Plekhanov 2. La République des fous, elle relate bien le dérangement, le remous et la confusion voulus par Agit’Art, qui semblent faire écho à la maïeutique de « l'ordre du désordre et le désordre de l'ordre » qui règne alors, selon leur analyse, au Sénégal.

Plekhanov, affiche, La république des fous, musée dynamique, 1985, in Word ! Word ? Word !, Issa Samb and the Undecipherable Form, Raw Material, Sternberg Press, OCA, 2013, p.330.

La pièce écrite par Samb allie des images (un mur du musée fait office d’écran géant et accueille des diapositives77), des paroles en wolof et français (de Issa Samb, Babacar, Seydou Barry), des onomatopées, des cris, des musiques variées et des sons qui tournent parfois au vacarme, à la cacophonie, à des harmonies incongrues, à des superposition des voix… Elle bouscule les conventions théâtrales relatives à l’audience, les embrouille, les déconstruit, manipule la confusion et anéantit l’intrigue et le temps dramatique par ses différentes composantes, jeux de langage et de situation. Les dessins, affiches, schémas, croquis des installations78 et projets de scènes éphémères des différents Plekhanov traduisent également cette sensation de désordre : les traits dessinés se superposent au texte et sont composés d’annotations en tous sens, qui dénotent l’absence de hiérarchies visuelle et un mouvement permanent, et qui ne sont pas sans évoquer Dada, le surréalisme ou l’I.S.

Dans son article sur Plekhanov 2. La République des fous, Khalil Guèye79 considère quant à lui que la pièce est « réglée comme du papier à musique ». Il relate son propos et donne des éléments sur la liberté formelle de cette proposition qui, étant donné que son espace scénique est le parvis du musée, intègre les bruits du quartier de Soumbédioune et converse avec les réalités et les esthétiques urbaines dakaroises. Le journaliste rappelle les liens forts tissés avec la rue (par les images, tel un « reportage », mais aussi par l’irruption des flashs d’un journal télévisuel80 qui contredit les médias étatiques). « La foule s’est d’ailleurs rassemblée pour voir sur le trottoir de l’autre côté des grilles, des gens de tous les âges et conditions, la scène est bel et bien la rue ». Ses propos semblent témoigner du fait que les préconisations d’Omar Blondin Diop sur la nécessité du « contact avec le peuple à partir de son expérience quotidienne, de son histoire et de son langage », par un « théâtre dans la rue qui dit ce qui préoccupe et intéresse le peuple » sont ici investies.

« Que restera-t-il à nos enfants, nos neveux ? » semble-t-il s’interroger devant cette pollution et ces déchets ; tout un environnement dégradé. […] « Si la rue est sale, c'est parce que l'homme est sale, que la tête de l'homme est sale », dira en fin de soirée à peu de chose près Babacar Sadikh Traoré, artiste spirituel, s'il en est, révolté par l'architecture de ces architectures sans âme, architectes de l'univers qui n'ont pas le temps de recevoir... Face à ce monde oublié, à ces rêveurs, ces « fous », il y a les « médias d’État » qui ne disent jamais ce qu'il y a à dire, « les puissants, les magouilles, les faits et gestes, un train de vie... » Pour dire cela Agit'Art propose des images, des paroles et des sons. Les images sont celles de ce reportage sur la rue, les paroles celles de Joe, Babacar, Seydou Barry et des autres onomatopées, cris, wolof, français. Les sons ceux de la musique transportée par une très bonne régie et assurant des moments : musique Zen, flûte de pan sauvage et religieuse, le tout réglé comme du papier à musique. Un des moments les plus forts est cette invention en direct du Journal parlé de 22 heures de la RTS qui envahit l'espace silencieux ! « Tant de milliards du Royaume des Pays-Bas... Tension au Liban. Soirée culturelle dont on donnera la liste des invités sans donner le programme... Le quotidien a surgi alors qu'on finissait par ne plus y faire attention… »81

La cour du musée, décrite par Anne Jean-Bart, est ponctuée de trous dans la pelouse, de croix, de monticules et d’objets trouvés dans la rue, récupérés, posés, plantés, appuyés, traces des usages et déchets de la rue. Présentés bien différemment de ceux qui apparaissent dans les expositions proposées par le Musée dynamique, les objets, dans cette performance, sont plus proches de la disposition de ceux de la cour Jules Ferry, lieu de laboratoire pour Agit’Art, où de nombreux objets sont dispersés. Leur présentation apparemment négligente évoque non seulement une notion de conservation à rebours d’une vision muséologique, mais suggère également un défi au marché, à l'idée d'être achetées en tant qu'œuvres d'art uniques ou récupérées dans le cadre d'une collection ethnographique ou artistique82.

À côté des acteurs qui jouent leurs rôles, d’autres acteurs sont sur scène mais sans rôle, ils improvisent silencieux ou interviennent en dehors du dialogue, avec cette contrainte de ne jamais quitter la scène, tout en semblant puiser dans leur inconscient et leur expérience sociale. Les présences et les corps sont engagés, pris par le mouvement collectif. Évoquant les déplacements difficiles sur les trottoirs encombrés de Dakar, les acteurs se faufilent entre des objets entassés, dans une « mobilité entravée qui contraint le corps pour libérer un langage subversif83 ». Parfois, leurs cris et gestes interpellent le public afin d’engager encore plus avec lui une situation commune et les conditions du dialogue, comme pour concorder là encore avec les préceptes défendus par Omar Blondin Diop : « Notre théâtre sera une création collective et active ». Convoquant l’audience par les dimensions visuelles, sonores et kinésiques propres aux cultures performatives, acteurs et audience, dans des postures diverses et souvent provocatrices, circonscrivent un espace dialogique.

Dans son article, Khalil Guèye s'interroge aussi sur ceux qui sont désignés comme fous dans cette proposition :

Joe Ramangel Issa Samb, auteur de la pièce et directeur des fous est le plus fou de tous, lui le Ramangel Issa Samb, c'est la plus grande gueule de la Direction et le plus mobile. Celui qui mettait le plus en espace... donc celui qui a le plus compris. Car ces fous sont ceux qui ont compris, ce qu'ils avaient à comprendre et le public, véritable fou lui, n'avait rien compris, car il fuyait sous les imprécations et sous les menaces du bâton de Joe. Cohésion tout de même... véritable cohésion... image de la vie sociale dakaroise sur diapo sur un pan du mur du Musée dynamique. Et voilà la référence pour le malin, Joe Ramangel Issa Samb, qui tout en gesticulant, tout en haranguant, coordonne dans sa folie, la pièce dans toute son ossature, en répondant par exemple au fou qui a faim et qui crie « j'ai faim ». « Voilà le restaurant là-bas », en désignant du doigt l'image diapo et en dissertant sur la lettre T. La lettre la plus importante de l'alphabet selon lui (Têtu, Tétracoque, Tétanos...), liaison facile entre ces mots et le début de la finalité que constitue le T de la Tombe ou le T de la croix sur la Tombe... À croire que les fous voient mieux que nous... Mais qui est fou ? Érasme se serait senti très fier dans cette cour du Musée dynamique… l'autre soir... Plekhanov 2. La République des fous de Joe Ramagel Issa Samb, c'est beau, c'est à voir, et à revoir.

Ainsi, le fou semble tout à la fois évoquer la figure de l'inventeur génial, le penseur satirique, l'artiste84 figure romantique (tel Artaud), bohème, radicale et provocatrice (position très éloignée de celle de l'I.S. qui réfutait tout lien entre art et folie), les oubliés de la création (à savoir les artistes mais aussi tous ceux qui subissent la crise), le public effrayé et la société tout entière (un état général lié à l’invraisemblance de la situation sociale), c’est-à-dire un jeu social ambigu. Mais cela va plus loin car, dans les années 1980, le Laboratoire Agit'Art est associé au travail mené à l'hôpital psychiatrique de Fann par les successeurs (notamment Hubert Fichte) de Henri Collomb, le fondateur d’une école de psychiatrie qui, parmi les premières, tenta de mettre en pratique les fondements d’une approche anthropologique de la folie85. S’appuyant sur l’enseignement reçu des guérisseurs africains, l’œuvre de Collomb (qui se développe au moment de l'antipsychiatrie en Europe86) visait à la réhabilitation sociale du malade mental et au développement de structures de soins originales en lieu et place de l’asile, dans la reconnaissance et le respect de la culture de ses patients. Cette « psychiatrie sans frontières » était aux antipodes de la « psychiatrie coloniale » et utilisait notamment les connaissances thérapeutiques du ndeup (cérémonie d’exorcisme chez les Lébous87) qui reflète leur attachement aux rapps (forces mystiques dotées de pouvoirs surnaturels). Le poète Thierno Seydou Sall, El Hadji Sy et Issa Samb mirent en place des ateliers au sein de l'unité psychiatrique88. Selon Clémentine Deliss, l'enseignement tiré de la déviance et de la perte de conscience, les croisements entre la pratique de l'art et l'expérimentation psychiatrique, les relations entre les notions occidentales de psychose et les conceptions sénégalaises de possession, les processus transculturels, l’absence de hiérarchie entre patients et médecins, la présence des familles, la notion de thérapie d’ambiance ou de groupe pourraient bien constituer un courant sous-jacent à la structuration des performances produites par le Laboratoire. Des troubles entre identification individuelle et collective caractérisaient également le fonctionnement d’Agit’Art. « Après une représentation ou une réunion, le groupe semblait se dissoudre, ne laissant que peu de traces de la présence physique communautaire au-delà de la cour d'Issa Samb, qui fait office de dépôt de divers espaces de représentation89. »

Ainsi, Plekhanov 2. La République des fous souligne une réalité : dans les sociétés africaines d’Afrique de l’Ouest, la folie ne pouvait être abordée individuellement, elle était pensée comme un symptôme collectif. Il ne s'agissait donc pas d'isoler, d'enfermer le « patient », mais de le prendre en charge collectivement90. Une position défendue encore en 2013 par Issa Samb, qui affirme que « la folie n'existe pas91 ». Une manière de souligner à la fois la folie comme création sociale et l'impossibilité de la considérer comme une maladie car cette vision stigmatise les personnes désignées comme folles. Or classer, pour Samb, renvoie aux théories raciales et racistes. Pour lui, il s'agissait aussi de réfléchir à ce qu'est la déviance (« Est-ce une perte de conscience ? De quelle conscience s'agit-il92 ? ») et à la manière dont elle peut opérer sur ce corps collectif qu'est l'ensemble de la société.

Ainsi, Plekhanov 2. La République des fous désigne une réalité complexe. Et nous pourrions même tenter une hypothèse : cette performance théâtrale n'a-t-elle pas été pensée comme une forme nouvelle de ndeup ? À savoir, une tentative de guérison collective générée par des moyens complexes et nouveaux.

Seule une analyse précise de la proposition pourrait permettre d'en comprendre les enjeux et les effets véritables, mais pour ce faire, il faudrait pouvoir en faire une description précise. Mais les sources dispersées et les protagonistes et témoins qui disparaissent rendent cela difficile. En tous les cas, cette proposition qui considère que la chose publique est accessible à tous les citoyens, qu'elle est la propriété collective de tous, invitait à dépasser des divisions sociales par une expérience partagée. Elle cherchait également à engager un travail de déplacement à l'intérieur des champs des catégories93 et savoirs constitués que le terme même de « laboratoire » vient désigner. Plekhanov 2. La République des fous tendait à explorer les possibilités qu'offrent d'autres formes d'appréhension du réel (savoirs thérapeutiques, savoirs sociaux, historiques, psychologiques, esthétiques, etc.). Elle conviait aussi à engager un débat dépassant une théorie de la connaissance bornée par les limites de la vision occidentale de ce qu'est un savoir en interrogeant l'exclusivité de l’épistémè logocentrique. Les savoirs et les pensées doivent être envisagés dans leur propre horizon de sens, qui eux aussi sont en redéfinition constante.

Plekhanov 3. La République des mendiants

Le 28 juin 1986, Plekhanov 3. La République des mendiants94, un nouveau texte d’Issa Samb, se joue sur le parvis du musée avec comme acteurs son auteur, Babacar, Dafina, El Hadji Sy, Pajo's O. Toop, Addoubaay Toop, Dany, S. Barry Nuru, et toute une équipe. Son titre évoque le célèbre roman d'Aminata Sow Fall (La Grève des battus, sorti en 1979, un roman satirique sur une révolte de mendiants expulsés de Dakar mais qui finissent victorieux). La pièce s'impose comme une nouvelle situation construite, un moment de vie généré par l'organisation collective d'une ambiance, d'un jeu d’événements, ayant recours à l'improvisation. S’y côtoient de la musique (du John Coltrane), la lumière des projecteurs (aux couleurs du Sénégal), des diapositives, des sculptures sépultures aux ombres géantes du fait de l’éclairage95, des bagages et un chariot, de fausses émissions de radio, de la danse96, c’est-à-dire une multiplicité et une simultanéité de formes et d'actions où l'oralité et l'élément performatif sont primordiaux. Cette république des mendiants désigne la situation des pauvres, mais aussi celle de l'ensemble de la société qui accepte une dépendance vis-à-vis de l'extérieur (pointée par Ousmane Sembène97 et Djibril Diop Mambéty quelques années plus tard), celle des artistes et de ceux qui refusent l'aliénation par le travail, etc. Elle souligne l'ambivalence des situations et des identités en situation de crise. Elle est aussi liée au colloque sur la mort qui eut lieu la même année, un thème récurrent du Laboratoire.

Pleknanov, affiche, La république des mendiants, musée dynamique, 1986, in Word ! Word ? Word !, Issa Samb and the Undecipherable Form, Raw Material, Sternberg Press, OCA, 2013, p.283

Sur le tract de cet événement98 est dessiné un nouveau-né avec son cordon ombilical. La question du corps est particulièrement posée. Le corps99 est appréhendé comme expérience sensible dans une situation donnée, médium propre à la performance (mais aussi aux peintures performées d’El Hadji Sy100), organe collectif, force d'action. Il doit être bousculé et rejoué :

On va commencer. On commence. Le corps commence. La voix commence. On crie. On emprunte un geste. L’incompréhension commence puisque l’heure approche. Le corps s’alourdit. Refuse de sortir de l’âme. L’âme apaisée de mots et de sang, refuse de quitter le corps, la berge, et le cimetière. Alors que faire ? Exciter le cerveau ? Le cœur ? Son voisin ? Oh que non. Poussons le silence à l’infini, sans bousculer le confort de l’intellect. Laisser la mort, s’éprendre de l’âme. En toute quiétude par le jeu des croix, des photographies et des bazars. À la longue, on comprendra. […] C’est beaucoup dans la pensée que cela se passe. […] On joue sa vie. On confine le corps dans l'instant. On le déprofanise, on le disloque : puis on déroule le temps, on roule l'espace, on entraîne le corps vers le rêve. On prend sa besace. On franchit la ligne de démarcation, de séparation. On prend sa croix. On rame à contre-courant. Rameur du milieu, rameur de la queue, rameur de la tête. On atteint le point. Berger du milieu, à la corne droite du milieu, berger de la tête, berger de la queue. Le troupeau avance. On recommence. On cherche le point. On arrive à l’œuf, blanc et frais, qui craquelle sous nos yeux. À l’enfant qui sort et qui choisit de prendre un personnage, de le raconter, de l’imiter, de le citer, de le tuer, de le ressusciter sans jamais s'identifier à lui, on dit assieds-toi crétin ! Et il s'assied crétin ! Et il s'assied et il comprend son personnage. Il le pense. Il dit : « regardez ma personne, tu fais ». […] L'enfant est un crocodile. Il compte le nombre de galets, nombre d’œufs et il creuse profond dans sa propre mort en l'en-dehors du temps. En effet Plekhanov 3 est un travail, plutôt une méditation sur la physique et sur le corps, dans tout cela sur la mendicité et sur la politique, sur les bruits et sur la mort. Qui est l'auteur ? Bien sûr c'est le mendiant lui-même ou n'importe qui qui choisirait d'imiter ou de raconter n'importe quoi. Un personnage qui fausse les règles du jeu, les sens. Pourvu que cela suggère avec maladresse, tendresse, et humour des situations, des contradictions, des comportements avec l'insouciance de l'enfant qui joue à l’adulte qui ne sait pas qu'il joue son enfance. Un point, c'est tout. (Fin de situation.)
Plekhanov est un théâtre récit, d'après une structure textuelle de Jo Ramangelissa fondée sur la scénique de Youssoupha John, la sculpture métaphysique de Babacar Sadikh Traoré, l'articulation du langage de mise en image et de mise en espace El Hadji Sy... Le plus important c'est de penser la peinture comme le champ que peut avoir pour conséquence cette peinture. Fin de situationnisme
Bonjour
P.S. : on se retrouve au mois de septembre dans une psychanalyse du Docteur Babaly Ly « Demain, la vierge ira au fleuve ».
Incantation : Feu Galay Aly Faal, Laboratoire Agit’Art.

Un autre texte d’Issa Samb, intitulé Manifeste 9, le cri101, est également lu durant la soirée. Y sont précisés certains concepts du jeu théâtral, qui témoignent également de la recherche de liberté défendue par le Laboratoire Agit’Art qui invite sans cesse à sortir des rôles et jeux sociaux et politiques prédéfinis et imposés afin de retrouver sa propre voix :

Un geste : on se recueille, on accueille, on suscite en silence102. On médite, on pardonne, hop ! On repart, on marche. Sais-tu que rien n'est prévu à l'avance ? Jusqu'à quelques instants, l'acteur (toi-lui) ne connaît pas son rôle, il ne sait pas qu'il va jouer. Plekhanov ? Ne connais pas. Chemin faisant, il va le découvrir, le rencontrer dans son idylle. Le quitter puis le retrouver. Il ne connaît pas son personnage. Il ne connaît pas son texte, son corps, il va le récupérer dans une ombre. Il va le saisir, l'étreindre, le répéter dans l’espace. […] On va le torturer dans l'âme. […] On va le tuer, on va le noyer à Soumbédioune103.
Du haut du musée, on va le suicider. […] On va se séparer de lui pour engager le jeu...

Khalil Guèye104 parle en ces termes de l’enchevêtrement des langages visuel (sculptures, peintures, objets), kinésique, textuel et sonore, induit par les stratégies esthétiques d’Agit’Art qui jouaient aussi sur des cadrages multiples, des juxtapositions désordonnées, la fragmentation des images, des objets en transit, des dialogues et monologues, des pulsions rebelles à toute forme d’interdiction ou de limitation :

Les mendiants étaient à l'heure l'autre soir au Musée dynamique presque tous... Il y en avait des bagages, dans la cour du Musée dynamique ! Le chariot fidèle était là aussi drapé de rouge, vert et jaune. Oui il est devenu symbole, le chariot de Joe Ramangel Issa Samb pour ce troisième Plekhanov et cette première édition de « la république des mendiants ». Les mendiants sont partout à la fois, dans la nuit, à la mosquée, pendant le jour, au petit matin, dans la rue, dans la fête, dans la mer. Ils chantent, pleurent, crient, rient, sautent de joie, se battent, boudent, pleurent encore. Effets spéciaux, musique, lumière des projecteurs, diapos, ombres géantes des sépultures, tout cela fait le décor de la scène libre qu'offrait la cour du Musée dynamique. La république des mendiants est l'expression d'un nouveau théâtre. Les flashes de Philippe Salmon contribuent à immortaliser tout ce qui se passe, lui-même mendiant, se drape, oublie son appareil photo, le retrouve, photographie, saute avec Mamadou Fall Dialo qui peint tout cela dans sa tête. Il y a du Mozart dans l'air, et le mendiant inamovible planté dans l'espace et dans le temps par Daniel Coversi est là. Regardant le nord, la main tendue. Sa réplique elle, véritable mendiant vivant et bougeant est derrière lui avec sa croix... et sa bannière, c'est Joe Ramangel Issa Samb. Il saute, il crie et danse et le mendiant sur l'échelle, lui, essaie de l'imiter mais Joe Ramangel Issa Samb est imprévisible, inimitable. Il est dans sa vraie peau. Soudain il s'arrête, immobile. Il écoute la radio, la chronique matinale de Martin Faye. Cependant il écoute la nuit, qu'importe, pas d'unités classiques dans son nouveau théâtre, le temps, l'action et le lieu se mélangent dans un syncrétisme global qui nourrit à la fois acteurs et spectateurs de la république des mendiants. L'acteur joue, le spectateur réagit. L'acteur réagit à la réaction du public et réalise son texte. Fin de la chronique suivie du beau générique du JP. Joe s’exclame et entame son monologue sur un fond de John Coltrane. Pendant que le saxophone se démène entre la contrebasse, la batterie, les cymbales et le piano acoustique, Joe danse, El Hadji Sy bloque le passage au mendiant aux cordages, et l'on se dispute les cordages. Coltrane joue toujours... et Joe danse le « yaba-composé » cette forme de musique sénégalaise from Saint-Louis du Sénégal. Soukeyna trépigne. Seydou Barry disparaît dans son monde de rêve et Spartacus 70, c'est le nom du spectateur qui se trouve à côté de moi, me dit « moi je comprends tout, mais est-ce que tout le monde ici a le feeling pour saisir leur message ? » Plekhanov 3. La République des mendiants de Joe Ramangel Issa Samb, c'est gai, c'est triste, c'est vrai. Mais c'est une question de feeling et c'est du beau théâtre car l'imagination y est au pouvoir.

Dans son article sur Plekhanov 5. À qui profite le crime ?, la troisième performance du Laboratoire jouée au Musée dynamique (avec Issa Samb, El Hadji Sy, Babacar Sadikh Traoré, Cissokho Sall, Thierno Seydou Sall, Youssoupha Dione105) qui reprend l'histoire d'un jeune étudiant s'étant jeté du haut du pont Faidherbe à Saint-Louis, un évènement faisant écho aux différentes luttes estudiantines depuis 1968, Anne Jean-Bart est circonspecte106. Tout en appréciant une partie de « cette attaque anarchique ou spontanée des pouvoirs », elle termine en soulignant que la soirée « semble être donnée par les bouffons du roi, devant le bon peuple amusé mais muet devant les tableaux critiques de la réalité ». « Une position très éloignée », écrit-elle, d'Augusto Boal107, d'un théâtre engagé et pour le peuple. Ses dernières lignes déplorent « l’anecdote cachée sous l'intellectualisme désuet ». Ce commentaire, qui dit faire part des réactions d'une grande partie des spectateurs, ne semble pas appréhender tous les symboles présents, les relations faites avec la répression de mai 1968 et avec la situation constamment problématique des étudiants au Sénégal, l'imbroglio de faits, de personnes et de références, la vivance des objets utilisés, leur puissance mystique, les relations à l'invisible, les réflexions sur le temps et sur le dépassement de la mort108.

Plekhanov, dessin préparatoire, La république des mendiants, 1986, musée dynamique, in Word ! Word ? Word !, Issa Samb and the Undecipherable Form, Raw Material, Sternberg Press, OCA, 2013, p.304.pdf

En tous les cas, avec ces trois propositions, Agit’Art n'est pas entré au musée. Le Laboratoire a joué avec ses murs. La cour a été considérée comme contiguë à la rue et à la ville. Ces dernières s'imposent à l'institution, avec leurs réalités, leurs difficultés, leur vie sociale complexe et leur espace public (au sens de urbs et polis). Les désordres des différentes itérations de Plekhanov ont dévoilé des histoires segmentées contre la linéarité du discours politique et de l’histoire convenue d’un universel forcément universel. Ces pièces ont exploité simultanément des régimes multiples de visualité, de corporalité et de sonorité, afin d’ouvrir des espaces interprétatifs complexes, inattendus, faits d’affrontements, d’interpellations, de décalages, de détournements, de contournements, de tentatives de produire du collectif. En s’emparant des espaces visuels et sociaux urbains pour évoquer les ressources matérielles et visuelles, les modes de production de l’art, il s’agissait surtout de montrer le chaos des histoires, des pratiques, des émotions, et des idéologies en cette décennie 1980, tout en tissant plusieurs voix et intrigues afin de laisser place à l’imprévu, et au commun, qui permettent aussi l’à-venir.

Plekhanov, dessin préparatoire, Word ! Word ? Word !, Issa Samb and the Undecipherable Form, Raw Material, Sternberg Press, OCA, 2013, p. 336.

Provocateur, perturbateur, critique et politique mais reconnu, le Laboratoire a largement participé à la reconfiguration du rôle de l'art dans la société sénégalaise durant les années 1980 (dès les années 1970, malgré ses critiques des politiques publiques, il a obtenu l'autorisation de performer dans certains espaces institutionnels) et a contribué à la redéfinition et à la structuration du milieu de l'art. Malgré son ton vif, le combat mené par Agit’Art n’est pas dichotomique. Le Laboratoire, en tant qu’espace critique, est tout à la fois contre et avec l'institution (sur son seuil), il cherche avant tout à faire évoluer la situation culturelle et politique du pays. Ousmane Sow Huchard, qui partage un grand nombre de ces analyses109 en tant que membre d'Agit'Art (comme d'autres membres qui travaillaient aussi pour les services de l'État), avait conscience de la nécessité d’engager le jeu, c’est-à-dire de soutenir l’existence de discussions et l’expression de cette critique, c’est pourquoi il lança ces trois invitations. Non seulement il fallait aider les artistes, mais il fallait également tenter de faire bouger les lignes du gouvernement en allant au-delà de modes d’exposition plus conventionnels – qui furent néanmoins en majorité destinés à soutenir les artistes sénégalais (dont El Hadji Sy110) et leurs propositions (comme Art Against Apartheid, le premier Salon de l’Association nationale des artistes plasticiens du Sénégal en 1986111). La fragilité de la politique culturelle de Diouf fut confirmée avec la fermeture du musée en 1988112. Dès lors, les artistes s’engagèrent dans une nouvelle bataille : El Hadji Sy fut président de l'Association nationale des artistes plasticiens du Sénégal (ANAPS)113 et œuvra aussi, avec Agit’Art, à la mise en place de la Biennale d'art contemporain (Dak’Art en 1990)114. En d'autres termes, le Laboratoire, corps subversif, exerça des pressions sur les politiques de l'État pour qu’elles soient modifiées. Même s’il bénéficia parfois du fruit de ces transformations, sa position conserva le caractère d'une lutte libertaire alliée à une cohérence éthique et à la liberté.

Issa Samb, Manifeste 9, le cri, 1986, Word ! Word ? Word !, Issa Samb and the Undecipherable Form, Raw Material, Sternberg Press, OCA, 2013, p. 340.

Ainsi, devant le Musée dynamique dont l'une des ambitions en 1964 était de penser le mouvement115 (en opposition à la muséographie occidentale considérée comme convoquant une « contemplation » léthargique) et l'aspect « dynamique » des arts, Agit'Art, loin des académismes et des optiques institutionnelles, loin de toute convention et du marché de l'art, a considéré ce musée comme un espace du possible. Les Plekhanov y ont incarné une force vitale agissante qui venait heurter les formes architecturales néoclassiques du musée (qui ont parfois été considérées comme une importation néocoloniale) en défendant, avec leurs réussites et leurs échecs, par l'action et une esthétique radicale, le paradigme du mouvement révolutionnaire via un enrôlement de l'énergie des arts.


  1. De la même génération qu’Issa Samb dont il était ami, Ousmane Sow Huchard a tout à la fois bénéficié du soutien de Senghor dans les années 1970 et participé à la critique de la politique culturelle du Sénégal pour la transformer en rejoignant la dynamique de sa génération. Nommé conservateur en chef du Musée dynamique en 1983 pendant la présidence d’Abdou Diouf, il soutient les revendications des artistes sénégalais. Pour une présentation succincte d’Ousmane Sow Huchard, voir « Le triangle opératoire écomuséologique. Hommage à Ousmane Sow Huchard », Troubles dans les collections, numéro 1, 2021. 

  2. Ousmane Sow Huchard, La Culture, ses objets-témoins et l'action muséologique, Dakar, Le Nègre international, 2010, p. 381. 

  3. Pour plus d’éléments sur Issa Samb, voir l’entretien mené par Koyo Kouoh, « En ses propres mots, Issa Samb et la forme somme toute indéchiffrable », dans Koyo Kouoh (éd.), Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, Londres, Sternberg Press, 2013, pp. 8-33. 

  4. Entretien d’Emmanuelle Chérel avec Ousmane Sow Huchard à Ouakam, mai 2017. Voir aussi Ousmane Sow Huchard, La Culture, ses objets-témoins et l'action muséologique, op. cit., p. 447 : « notre ami depuis 40 ans, avec qui nous avons été de tous les combats pour l’Art et la Culture, depuis le FESMAN, au FRENA, au Laboratoire Agit’Art. » 

  5. Le Laboratoire a toujours revendiqué son indépendance, en prônant l’idée que « l’artiste est un homme politique qui ne doit pas militer dans un parti : la liberté est son parti » et défié les conventions du milieu (telles les expositions pour privilégier les formes de l'atelier ou de l’événement). Issa Samb, quant à lui, a toujours « refusé de vendre ses œuvres ». E. Chérel, entretien avec Issa Samb, Nantes, 2016. L’essai de Clémentine Deliss, « Brothers in Arms. Laboratoire AGIT'art and Tenq in Dakar in the 1990s », dans Clémentine Deliss, Yvette Mutumba (éd.), El Hadji Sy. Painting, Performance, Politics, Francfort, Diaphanes, Weltkulturen Museum, 2015, p. 195, témoigne du fait qu’il y avait une forme abstinente de communication de la part de E. H. Sy et d’I. Samb, et qu’avant sa mort, D. D. Mambéty prévint des dangers de vulgariser le Laboratoire Agit’Art et de trahir son éthos, son autonomie. Ils étaient réticents face à la globalisation de l’art, et sa manière de s’intéresser à des théories alternatives de production de connaissances, par peur de son cannibalisme.  

  6. E. Chérel, entretien avec Issa Samb, op. cit. : « Ils sont venus en pleine nuit, au Village, nous n'étions pas là, ils ont tout détruit, tout pris et mis cela dans des camions. Ils voulaient nous affaiblir, nous constituions un danger. Il fallait nous faire taire. Où sont ces archives aujourd'hui ? »  

  7. Elisabeth Harney, « Laboratoires of Avant-Gardism », dans In Senghor's Shadow. Art, Politics and the Avant-Garde in Senegal, 1960-1995, Durham et Londres, Duke University Press, 2004, p. 114. 

  8. Le texte « Poto Poto Blues – À la mémoire de Pierre Lods » d’Issa Samb témoigne de leur longue amitié et du parcours commun dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit., p. 129-149. Pierre Lods (fondateur en 1951 de l’École de Poto-Poto au Zaïre – République démocratique du Congo) a été appelé par Léopold Sédar Senghor pour enseigner sa pédagogie « fondée sur la croyance en la spontanéité créatrice du Noir » à l’École des Arts à Dakar en 1961, avant d’en devenir le directeur. Le parcours atypique de Lods, sa non-directivité, l’atelier libre et ses visites dans l’atelier de Samb firent des deux hommes des compagnons de discussions, au cours desquelles ils partageaient leurs doutes sur les politiques culturelles menées par l’État. 

  9. El Hadji Sy, peintre, fut le chef de l’atelier peinture et des costumes, et responsable de la mise en espace et dramaturgie visuelle du Laboratoire, auquel il participa jusqu’à la fin des années 1990. Engagé dans les revendications pour une amélioration du statut des artistes, dans les projets (Tenq) et les organisations d’artistes, il mena une carrière personnelle reconnue au Sénégal mais également à l’international. 

  10. Anne Jean-Bart, Le Soleil, 12 septembre 1985, cité dans Ousmane Sow Huchard, La Culture, ses objets-témoins et l'action muséologique, op. cit., p. 395. 

  11. Omar Gueye, Mai 1968 au Sénégal. Senghor face aux étudiants et au mouvement syndical, Paris, Karthala, 2017.  

  12. L. S. Senghor est resté vingt ans au pouvoir. 

  13. Il s'agissait notamment d'éviter ce qui est considéré comme une aliénation de l'artiste moderne menant une carrière personnelle et coupé de son environnement esthétique, culturel et social, tant dans son mode de travail que dans les matériaux utilisés, afin de privilégier la solidarité. Voir E. Chérel, entretien avec Issa Samb, op. cit., et les propos de Sy dans « El Hadji Sy in conversation with Hans Belting », dans El Hadji Sy. Painting, Performance, Politics, op. cit., p. 303 : « Le Laboratoire n’était pas contre l’École de Dakar. Au contraire, il a fortement soutenu la création d’une école des Beaux-Arts digne de ce nom à Dakar, que la ville ne possède toujours pas. Mais par rapport à l'idéologie sédarienne, après 68, tout ce qui s'est passé à Paris s'est reproduit à Dakar. Le Laboratoire n'était pas d'accord avec Senghor sur la question d'un art officiel, d'un art d'État. C’était l’État qui organisait la vie politique et culturelle de la ville. » 

  14. Voir les textes « Les peintres de l’École de Dakar », p. 116-121 et « Une critique de la représentativité », p. 123-128, dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit. Samb explicite sa critique des positions de Senghor et dénonce une lecture trop figée et « dénotée » des œuvres : « si l’art a une fonction de révélation, cela ne doit pas être une justification ou un endroit où un discours de "preuve" et d’anathème sont diffusés, mais au contraire […] un endroit où la nature multiple de la réalité peut être révélée. » 

  15. « El Hadji Sy in conversation with Hans Belting », op. cit, p. 303. 

  16. À cette époque en Europe et aux États-Unis, l’Internationale Situationniste, Fluxus, mais aussi la performance et le happening portent un nouvel intérêt à l’acte, à la temporalité de l’œuvre, à sa dimension in situ et politique, tout en relisant l’histoire des avant-gardes du début du XXe siècle. 

  17. « En ses propres mots, Issa Samb et la forme somme toute indéchiffrable », op. cit., p. 31 : « C'était un esprit, c'était le lieu où les idées et les positions se rencontraient. Les tenants de la négritude pouvaient venir comme le pouvaient les panafricanistes. C'était l'ouverture. Aucun autre espace n'acceptait cela. […] Le principe fondamental était le partage. L'assistance absolue. »  

  18. Ibid, p. 27. Il analyse la négritude en lui reprochant notamment d'admettre le concept de race et exprime aussi, p. 24-25, le fait qu’il était dans le cortège des porteurs de pancartes s’opposant à De Gaulle en 1958 – et par là même à Senghor –, puis proche des communistes dans les années 1960. Voir aussi son texte dans l’Anthologie des arts plastiques contemporains au Sénégal, Francfort-sur-le-Main, Museum für Völkerkunde, 1989, p. 103 : « nous devons mettre fin à un lieu commun : l’idée que le souci de "représentativitivé" d’une race, d’un art, n’appartient inévitablement qu’aux membres d’un parti sectaire ». 

  19. Expression tirée de l’exposition organisée par Koyo Kouoh, « Issa Samb. From the Ethics of Acting to the Empire Without Signs”, Londres, Iniva, 2014.  

  20. E. Chérel, entretien avec Issa Samb, op. cit

  21. Clémentine Deliss cite les propos d’El Hadji Sy en 2013 qui évoque les premiers ateliers, notamment au théâtre en 1974 qui eurent lieu au Cap manuel puis dans la cour de l’écrivain et dramaturge haïtien Gérard Chenet, dans « Brothers in Arms. Laboratoire AGIT'art and Tenq in Dakar in the 1990s », op. cit., p. 188.  

  22. Voir les descriptions de Dakar par Sada Niang, Djibril Diop Mambéty, un cinéaste à contre-courant, Paris, L’Harmattan, 2002. 

  23. Organe des comités centraux et régionaux du Parti communiste de l'Union soviétique au début du XXe siècle, destiné à servir l'agitation et la propagande révolutionnaires, l’Agitprop prit aussi la forme d'un théâtre imaginatif sans moyens, pour produire des saynètes sur des thèmes tirés de l’actualité. Formes de « journal vivant », ces représentations étaient jouées dans la rue ou à l’usine, partout où il était possible de toucher le « peuple ». Jugé trop subversif durant l'époque stalinienne, l'Agitprop fut abandonné.  

  24. Gueorgui Valentinovitch Plekhanov, L’Art et la vie sociale (1912), Paris, Éditions sociales, 1975, p. 30.  

  25. Plekhanov fait figure de pionnier dans ces positions car peu de philosophes avançaient l'idée d'une détermination extra-esthétique de l'art (voir Hippolyte Taine, Charles Lalo). Au XIXe siècle, une première génération, qui rompt avec le traditionnel binôme de l'artiste et de l'œuvre en s'intéressant à la relation entre l'art et la société, émerge à la fois chez les penseurs marxistes, puis en philosophie dans la première moitié du XXe siècle, et chez quelques historiens de l'art atypiques (Gyōrgy Lukács, Lucien Goldmann, Francis Klingender, Frederick Antal, Arnold Hauser). Par la suite, les philosophes de l’École de Francfort s'intéresseront à la sociologie de l'art, c’est-à-dire aux relations entre l'art et la vie sociale.  

  26. E. Chérel, entretien avec Issa Samb, op. cit

  27. Voir les analyses de l’artiste Viyé Diba, qui a participé à Agit’Art, données dans ses conférences, ainsi que « Entretien avec Viyé Diba par Mamadou Diouf, Paris, 2017 », dans Mamadou Diouf, Maureen Murphy (éd.), Déborder la négritude. Arts, politique et société à Dakar, Dijon, Les Presses du réel, 2020, p. 207-213. 

  28. Issa Samb, « Les peintres de l’école de Dakar », dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit., p. 117-121.  

  29. Omar Blondin Diop était un intellectuel, artiste et militant politique sénégalais. Intéressé par le communisme, le situationnisme, l'anarchisme, le maoïsme et le trotskisme, il fut actif lors du mouvement de mai 68 en France puis au Sénégal. Il meurt en 1973 après avoir été frappé par ses geôliers dans la prison de Gorée. Sur ses liens avec l’I.S. et le marxisme, voir Vincent Meessen, L’autre Pays, Dijon, Les Presses du réel, 2018 ; Emmanuelle Chérel, « Omar Blondin Diop lisant l'Internationale Situationniste en 1969 – Une archive photographique présente au sein de deux œuvres : Joe Ouakam – Le Berger d'Ican Ramageli (2015) et Personne et les autres – Postface pour une unité scénique de Vincent Meessen (2015) », dans Déborder la négritude, op. cit., p. 87-107. 

  30. Voir « En ses propres mots, Issa Samb et la forme somme toute indéchiffrable », op. cit., p. 24 : « Nous étions les seuls à avoir des positions d’Internationale Situationniste ».  

  31. E. Chérel, entretien avec Issa Samb, op. cit

  32. Elisabeth Harney, In Senghor's Shadow. Art, Politics and the Avant-Garde in Senegal, op. cit. ; David Murphy (éd.), The First World Festival of Negro Arts, Dakar, 1966. Context and Legacies, Liverpool, Liverpool University Press, 2016.  

  33. Des mouvements politiques s'opposèrent à Senghor comme le Front culturel (1976-1987), d’obédience maoïste et lié à certaines des luttes anticoloniales menées au Sénégal durant la colonisation. Ces mouvements des années 1960, 1970 et 1980 ont eu un impact durable sur la vie politique et esthétique du Sénégal, comme en témoigne le mouvement Y en a marre en 2011. 

  34. C. Deliss, « Brothers in Arms. Laboratoire AGIT'art and Tenq in Dakar in the 1990s », op. cit., p. 194. 

  35. Vanessa Theodoropoulo, « Personne et les autres. Usages et résonances », dans L'art même, n° 66, 3e trimestre 2015, p. 6-7. 

  36. Ibid. « Dans une lettre où il est question de la crise congolaise de l’été 1960 (sécession du Katanga suivie par celle du Sud-Kasaï), Debord envoie à Frankin ses propres notes sur un éventuel théâtre situationniste, rédigées en 1957. La première traite du jeu de l’acteur dans un théâtre disloqué, qui reprend la logique de la dérive, de construction de situations. La deuxième proposition émet l’hypothèse d’une pièce qui imiterait très fidèlement la vie réelle, dans ses moments les plus apparemment insignifiants, incluant aussi bien le vide que le silence ».  

  37. Texte présenté par Vincent Meessen dans son exposition « Omar en mai » au Centre Pompidou en 2018 : « Notre pays est composé de deux types d'hommes, ceux qui vivent dans l'orbite de la culture occidentale ou s'y dirigent et ceux qui se situent en dehors. Ces derniers représentent la grande masse de notre peuple. Ils sont ceux qui ont quelque chose à dire, les autres pouvant être considérés comme des perroquets. Rétablir le contact avec le peuple à partir de son expérience quotidienne, de son histoire et de son langage. Notre théâtre sera celui de la vie : ce sera un théâtre dans la rue qui dira ce qui préoccupe et intéresse le peuple. La permanence de l'insécurité matérielle, la religion, les fêtes multiples mais toujours communautaires, et aussi l'oppression que fait peser sur lui l'armée de fonctionnaires et des petits-bourgeois et des soi-disant cadres. […] Notre théâtre sera une création collective. Avant de jouer […] connaître les habitants, s'implanter parmi les jeunes qui scolarisés ou non sont les plus susceptibles d'être ouverts aux initiatives de type nouveau et d'y participer […] Méthode d'approche : 1/ Repérer des types généraux dans la population et en faire apparaître la signification politique. 2/ Repérer les habitants les plus typiques du quartier ceux que tout le monde connaît et que tout le monde perçoit comme étant identiques... » 

  38. Énoncé dans le tract Nouveau théâtre d’opérations dans la culture présente, sous la forme d’un diagramme, en janvier 1958.  

  39. Joe Ouakam signifiait aussi une appartenance à ce territoire lébou, c’est-à-dire une inscription généalogique et une relation à la culture, aux savoirs et pouvoirs mystiques de ce territoire.  

  40. Arnaud Labelle-Rojoux, dans L’Acte pour l'art, Paris, Al Dante, 2003, p. 488, affirme que l'I.S. a déserté la terra artistica en 1966 par son refus de participer au Destruction In Art Symposium organisé par Gustav Metzger, justifié par le fait que pour l'I.S., l'art était détruit depuis longtemps. 

  41. À ma connaissance, Dada ou encore la performance des années 1960-1970 (Fluxus, etc.) ne se sont pas cités par le Laboratoire. Je ne connais pas non plus de traces de connexion avec le collectif d'art sociologique ou avec Présence Panchounette. Mais à cette époque, les circulations entre Dakar et Paris étaient nombreuses (circulation d'ouvrages, des gens, etc.). Voir Françoise Blum, « Sénégal 1968 : révolte étudiante et grève générale », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012, vol. 2, n° 59, p. 144-177. 

  42. Par exemple, les liens avec l'intégration d'objets du quotidien dans l'art moderne et contemporain occidental ne sont pas évidents car cette pratique existe depuis longtemps en Afrique. Il s'agit pour Agit'Art de refuser les distinctions entre le grand art et l'art populaire établies par Senghor suivant les critères du modernisme.  

  43. Il ne faut pas oublier au sein d’Agit’Art le rôle de Youssoupha John, metteur en scène martiniquais, et de son groupe de théâtre expérimental Les Tréteaux. 

  44. « The artwork becomes a socialised object, enhanced and embellished by the community. El Hadji Sy in conversation with Julia Grosse », dans El Hadji Sy. Painting, Performance, Politics, op. cit., p. 43 : « J'ai beaucoup travaillé au théâtre et cela m'a appris à comprendre le détachement entre moi et les objets, moi et les gens, moi et les rôles, et moi et la représentation. Je m'intéresse à la notion de distance de Brecht. » 

  45. Elisabeth Harney, In Senghor's Shadow. Art, Politics and the Avant-Garde in Senegal, 1960-1995, op. cit., p. 105-140.  

  46. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938.  

  47. Dans In Senghor’s Shadow, op. cit., E. Harney souligne que ce n'était pas sans une certaine ambiguïté, car Artaud a été influencé par le primitivisme. 

  48. V.-Y. Mudimbe a souligné dans The Invention of Africa : Gnosis, Philosophy and The Order of Knowledge, Indiana University Press, 1988, que la singularité des expériences historiques est une évidence.  

  49. E. Harney, In Senghor’s Shadow, op. cit., p. 114.  

  50. Voir le texte du Laboratoire Agit’Art, Mémoire du futur, signé Issa Samb, Ass Mbengue, El Hadji Sy, Dakar, 1984, publié dans El Hadji Sy. Painting, Performance, Politics, op. cit., p. 84-85. 

  51. Dont une partie a été publiée dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit. Voir Argument opéra en un acte, et, plus tard, Les Criquets, 2009. 

  52. E. Chérel, entretien avec Issa Samb, op. cit. « Omar nous a toujours accompagnés tout au long de notre vie. Dix ans après sa mort, nous avons écrit "Le Lait s'était caillé trop tôt", une pièce de théâtre, pour rappeler son engagement et demander que la lumière soit faite sur les circonstances exactes de son décès en prison afin que l’État prenne ses responsabilités. Nous avons dû quitter le Village des Arts pour la rue Jules Ferry afin de continuer à travailler ». 

  53. Ce premier Village des Arts, une occupation par les artistes de différents bâtiments publics, s’est installé au début des années 1970. El Hadji Sy raconte dans « Brothers in Arms, Laboratoire AGIT'art and Tenq in Dakar in the 1990s », op. cit, p. 188 : « Nous avions des ateliers, nous faisions des workshops et avions une station de radio ». Un second Village fut créé et soutenu par l’État en 1996 sur l’ancien campement des ouvriers chinois qui avaient construit le stade LSS. 

  54. Lire aussi le texte poétique « Septembre des exils » dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit., p. 155-162, qui parle avec mélancolie de la destruction du Village des Arts et de l’errance qu’elle généra (« Ô village sur ton sol froid nous avons redéfini la mémoire sur ton cœur brument les bottes du matin et notre âme et nos œuvres »). 

  55. « La crise commence demain à l’aube », dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit, p. 223-239. 

  56. Sur les complexités des liens entre culture et religion au Sénégal durant ces années, voir « La vertu de la tolérance » dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit., p. 165-170. Voir aussi ses textes publiés dans la revue Métronome dans les années 1990-2000. 

  57. Créé en 1974, l’Institut islamique de Dakar est un établissement public à caractère administratif. Il intervient dans l’enseignement coranique et la promotion de la culture arabo-islamique. 

  58. Le ngor est une valeur et une exigence morale et un principe métaphysique wolof signifiant la dignité. 

  59. Dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit., p. 240-279. D’après Mamadou Traoré Diop dans « Brothers in Arms. Laboratoire AGIT'art and Tenq in Dakar in the 1990s », op. cit., p. 193, Samb a la posture du contrebandier d'idées. Il fut un passeur d'idées qui se glissait entre les hautes sphères du Sénégal et les trottoirs des nuits dakaroises. Il est dit qu’il a parfois pris son petit déjeuner au palais présidentiel. 

  60. Samb a écrit sur ces questions toute sa vie, à partir des observations de ses marches nocturnes : « Regardez : les murs idéologiques s’écroulent. Mais attention, tout autour s’installent la souffrance et la terreur. Des milliers de vieillards et d’enfants errent de pays en pays, à la recherche de pain, de patrie. D’autres pourrissent sur des champs de bataille. Des milliers de réfugiés, de mendiants aux portes des villes attendent une carte pour passer, pour travailler ». Voir également son dernier essai, L’Écume du soleil (2016).  

  61. Il fut président du Sénégal jusqu’en 2000. 

  62. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/ajustement-structurel.  

  63. Mamadou Diouf, « El Hadji Sy and the quest for a post-négritude aesthetics », dans El Hadji Sy. Painting, Performance, Politics, op. cit., p. 134-169. Momar C. Diop, Mamadou Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf, Paris, Karthala, 1990. 

  64. « En ses propres mots, Issa Samb et la forme somme toute indéchiffrable », op. cit., p. 23 : « Dès que je pose un mot sur une feuille, si je ne décide pas de m'arrêter, le poème part. J'essaie d'écrire sans contrainte. L'écriture comme une discipline artistique ».  

  65. C. Deliss, « Brothers in Arms. Laboratoire AGIT'art and Tenq in Dakar in the 1990s », op. cit., p. 11 : « Samb travaillait la nuit tombée, se livrant à ce que l'on pourrait mieux décrire comme le travail de nuit. Une fois le crépuscule tombé et la cour plongée dans l'obscurité totale, il partait, sillonnant les rues de la ville et entrant en contact étroit avec un autre groupe de citoyens, dont l'existence nocturne éclairait ses enquêtes sur la métaphysique du temps. […] Samb, avec sa nature changeante et sa présence omniprésente à chaque événement de haut ou de bas vol dans la ville, était en quelque sorte un passeur qui, comme le bouffon ou le fou du roi, interceptait et médiatisait les humeurs changeantes de la polis. Les guerres voisines, la transmigration, la dévastation des ressources naturelles, la fièvre électorale, la pauvreté de la ville ou la politique culturelle actuelle étaient autant de sujets dans la presse et dans la rue qui passionnaient Issa Samb. […] Le rôle de Samb au sein du Laboratoire Agit'Art était ancré autour de la cour de la rue Jules Ferry où, mêlant allure philosophique et judiciaire excentrique, il tenait sa cour ». 

  66. Voir la relation complexe qu’Issa Samb entretient avec le temps. La définition qu’il en faisait était teintée de la religion des lébous et de soufisme. Ibid., p. 20-21. 

  67. Le terme « maître » peut évoquer G. W. Friedrich Hegel mais aussi Franz Fanon (qui pourtant à ma connaissance n'est pas cité par Issa Samb mais par El Hadji Sy) qui a analysé comment les artifices de la société coloniale et la construction du sujet colonial à travers des injonctions au mimétisme ont généré de l'ambivalence. 

  68. Il refuse le travail aliéné, mal payé, conditionnant les gens à rester pauvres suivant en cela ses influences marxistes et situationnistes qui voulaient abolir la séparation entre travail et culture, entre temps de production et temps de loisir, cette « deuxième aliénation » des individus, plus importante que l’aliénation économique.  

  69. El Hadji Sy. Painting, Performance, Politics, op. cit., p. 85. Son titre évoque les Mémoires du futur (1958), ouvrage de science-fiction de John Atkins inspiré de H. G. Wells, A. Huxley, G. Orwell, R. Bradbury et A. E. van Vogt. Dans « La crise demain à l'aube », Issa Samb cite le roman 1984 d'Orwell. Le titre de son dernier essai, L’Écume du soleil, n'est pas sans évoquer Les Perles du temps, publié sous le titre L'Écume du soleil, Denoël, 1958, coll. « Présence du futur », n° 26, 1958. Cette influence de la science-fiction est à creuser. 

  70. I. Samb, E. H. Sy, A. M'Bengue Mémoire du futur, op. cit

  71. « Problématique du « Jeu » (1984) », voir Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit., p. 301-303. 

  72. V. Theodoropoulo, « Personne et les autres. Usages et résonances », dans L'art même, op. cit., p. 6-7 : « Frankin pousse la mise en abîme pirandellienne et la distanciation brechtienne jusqu’à leurs limites en privant ses personnages de singularité, et en leur attribuant des "fonctions cycliques", c’est-à-dire alternant des moments de jeu théâtral où ils interprètent les dialogues du roman, avec des moments où ces mêmes personnages sont sur scène mais sans rôle, silencieux ou intervenant en dehors du dialogue aux côtés d’autres personnages qui eux jouent leur rôle, avec cette contrainte de ne jamais quitter la scène. Il parle de "pulvérisation" de l’intrigue et du temps dramatique, de prise directe de l’affectivité des personnages constamment opposée au contenu de leurs dialogues et à la répétition de leurs actes ». 

  73. Eugen Fink, Le Jeu comme symbole du monde, Paris, Minuit, 1966. Dépassant la distinction tranchée entre ludique et sérieux, il voit le monde comme un jeu sans joueur et l’homme comme joueur et jouet. 

  74. Le dédoublement complexe d'Issa Samb, dit Joe Ouakam (son nom d'acteur, à la fois rôle et personnage), déjà évoqué précédemment renvoie à une pratique courante au Sénégal mais peut aussi évoquer le dédoublement ressenti par les Sénégalais dans cette aventure ambiguë (Amadou Hampâté Bâ) créée par la colonisation puis l'Indépendance. Alors que le colon était l'étranger opprimant, après l'Indépendance cette distinction (oppresseurs et opprimés) devint moins évidente car portée par les Sénégalais eux-mêmes et put générer l'impression d'une société étrangère à elle-même.  

  75. Voir Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit., p. 301-302. 

  76. Anne Jean-Bart dans Le Soleil, op. cit

  77. E. Piscator fut le premier à utiliser des diapositives dans les années 1920, dans une liberté formelle absolue qui fut appelée « théâtre documentaire ».  

  78. Publiés dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit., p. 283-346. 

  79. Dans Le Soleil, vendredi 13 septembre 1985, p. 7. E. Chérel, entretien avec Ousmane Sow Huchard, op. cit., « Gueye était l’un des plus fidèles amis d'Agit’Art et du Musée dynamique. Il était toujours présent ». 

  80. Il s’agit d’un faux journal TV réalisé par Agit’Art. Dans Badou Boy (1970) de Djibril Diop Mambéty, un faux programme radio de la BBC se fait déjà entendre. 

  81. Khalil Gueye dans Le Soleil, vendredi 13 septembre 1985, op. cit

  82. Suspendus à des ficelles ou épinglés à des murs en ruine et recouverts de couches de sable, de terre et de feuilles mortes, ces artefacts hétéroclites de la cour Jules Ferry faisaient partie d'un réseau plus large d'enquêtes interdisciplinaires du Laboratoire Agit'Art. Ils étaient aussi le résultat et la trace d'un dialogue entre ses membres et avaient tous été utilisés pour ponctuer un moment précis du temps collectif et performatif. 

  83. Mamadou Diouf, « El Hadji Sy and the quest for a post-négritude aesthetics », op. cit., p. 120. 

  84. De nombreux courants littéraires et intellectuels ont valorisé la folie. Sans remonter à la dimension satirique de l’Éloge de la folie d’Erasme, rappelons l’étrange statut qu’a la folie dans le romantisme, où elle est considérée comme la rançon du génie, le résultat inéluctable de l’affrontement entre le poète, épris d’absolu, et une société prosaïque et pharisienne. La folie comme le rêve et l’hallucination sont censés livrer l’accès à une vision renouvelée. Le surréalisme a radicalisé ce propos. Dans leur lettre aux médecins-chefs des asiles de fous du 15 avril 1925, les surréalistes écrivent que « les fous sont les victimes par excellence de la dictature sociale » et concluent : « nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité ». La folie y est valorisée en tant qu’« autre de la raison », « part d’ombre » inhérente à toute lumière. 

  85. Stéphane Boussat, Michel Boussat, « De la psychiatrie coloniale à une psychiatrie sans frontières. À propos de Henri Collomb (1913-1979) », L'Autre, 2002, vol. 3, n° 3. Il travailla au centre hospitalier de Fann à Dakar de 1959 à 1978. L. S. Senghor lui rendit hommage dans « Henri Collomb (1913-1979) ou l’art de mourir aux préjugés », Psychopathologie Africaine, 1979, vol. 15, n° 2, p. 137-139 : « De plus en plus, j’en suis sûr, l’on parlera de l’École de Dakar, de médecine négro-africaine. Et le nom du professeur Collomb y sera étroitement lié : ses vingt années de labeur à Dakar ont à jamais marqué la recherche médicale en Afrique. Car ce Français a su mourir aux préjugés les plus solidement établis. » 

  86. Le courant de valorisation esthétique de la folie culmine dans les années 1960-1970, avec des auteurs tels que Tomas Szasz, le père fondateur de l’antipsychiatrie, psychiatre lui-même, qui prétend que la maladie mentale est « un mythe », que la psychiatrie est une idéologie médicale ». Pour ce libertarien, la psychiatrie est une technologie de contrôle social. Voir aussi François Deligny, Gilles Deleuze, Félix Guattari.  

  87. Jean-Loup Roche, « Possession et délivrance chez les Lébous du Cap-Vert et du Diander (Sénégal). Introduction au NDOEP (technique magique de la libération du corps aliéné) », Bulletin de psychologie, 1972, vol. 25, n° 302, p. 1057-1062. 

  88. En tant que Lébou, Issa Samb participait au rite du ndeup et pratiquait des savoirs thérapeutiques. Plusieurs objets en témoignaient dans la cour à partir de la fin des années 1990. El Hadji Sy, lié au mysticisme tidjane, portait une attention à l'intentionnalité dissociative des patients psychiatriques. C. Deliss « Brothers in Arms. Laboratoire AGIT'art and Tenq in Dakar in the 1990s », op. cit., p. 193. Elle note qu’il n’existe pas de traces d’une rencontre entre Hubert Fichte et Agit’Art. 

  89. Ibid

  90. Comme dans les villages et structures traditionnelles où les patients vivent parmi tous.  

  91. Dans la conclusion du film Ce qui reste de la folie de Joris Lachaise (2013). 

  92. E. Chérel, entretien avec Issa Samb, op. cit. 

  93. V.-Y. Mudimbé, L’autre face du royaume, Lausanne, L'âge d'homme, 1973, p. 35.  

  94. Dans le manifeste de 1995, fous et mendiants sont toujours présents. Clémentine Deliss, « Brothers in Arms. Laboratoire AGIT'art and Tenq in Dakar in the 1990s » , op. cit., p. 105. 

  95. Les sépultures et momifications sont des figures récurrentes d'Agit'Art, elles rappellent les membres d’Agit’Art disparus, mais peuvent également traduire les conceptions de la mort (initiation, mort symbolique ou cycle mort/renaissance…). Pour Samb, les morts restent parmi les vivants. 

  96. Voir l’article de Khalil Gueye, Le Soleil, 5 et 6 juillet 1986. 

  97. Ousmane Sembène, dans son film Guelwaar en 1992, fait dire à son héros : « Les cinq doigts de la main réunis, la paume ouverte à un étranger, c’est mendier. C’est ce que nous faisons. Nos dirigeants nous ont rassemblés pour recevoir ces dons. Nos dirigeants vont bientôt se confondre en gratitude, en notre nom à tous, à l’égard de nos illustres bienfaiteurs. Nos dirigeants vont jubiler comme si ces produits étaient les fruits de leur sueur. Quant à nous, peuple muet, nos femmes et nos filles vont danser devant ces dons. » Voir aussi Hyènes (1992) de D. D. Mambéty qui dénonce également la mendicité généralisée.  

  98. Dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit., p. 341. 

  99. En 1952, Frantz Fanon concluait Peau noire, masques blancs par cette phrase : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ». Il invitait tout un chacun à interroger le monde à partir de l’expérience du corps en situation coloniale. Sur la situation du corps postcolonial, voir aussi Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l'imagination politique dans l'Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.  

  100. Sur la place du corps dans la peinture d’El Hadji Sy, voir Philippe Pirotte, « Dancing In and Out of Painting », dans El Hadji Sy. Painting, Performance, Politics, op. cit., p. 90-94. 

  101. Dans Word ! Word ? Word ! Issa Samb and the Undecipherable Form, op. cit., p. 342. 

  102. Il faut noter qu'Issa Samb n'utilisait pas le pronom personnel « je », mais le pronom impersonnel « nous » pour parler de lui, s'associant ainsi à tous.  

  103. Suite du texte : « Tu es content d'avoir eu l'impression de l'avoir réécrit, pauvre con ! Con que tu es et qui le sait joue un peu toi-même, joue un peu bon sens ta vie, ta propre vie, ta mort et tu seras libéré, dieu est derrière le rideau, enfonce le rideau brûle ta mémoire, le futur est sur la paume de ta main c'est ainsi que Cocc mourut là dans le cœur du yooté sur l'ordre de personne et alors Abdoulaay gravit mon corps oui mon corps moi avec une manchette, seul acteur, seul tu l’as toujours, je veux dire jadis été, viens au musée avec moi ».  

  104. Khalil Gueye dans Le Soleil, 5 et 6 juillet 1986, op. cit

  105. Avec aussi l’ancien maoïste, Landing Savané, alors leader du parti politique And-Jëf/Mouvement Révolutionnaire pour une Démocratie Nouvelle. 

  106. Anne Jean-Bart dans Le Soleil, 19 octobre 1987. Tout en appréciant les objets hétéroclites de la scénographie (la chambre de l'étudiant, la corde métaphore du pont, une salle de jury, les cimetières), les confrontations entre El Hadji Sy et Joe Ouakam, la musique (Keith Jarret, Abdoulah Ibrahim), les tourments de l’improvisation, les interrogations avec humour sur la culture, les pouvoirs de la langue, de la communication et des forces publiques, elle écrit que ce qu'il y a de gênant toutefois dans cette proposition, «c'est la confusion, qui prend la forme de délires personnels, qui n'ont plus rien à voir avec la vie publique». 

  107. Ces propositions n'ont effectivement pas grand-chose à voir avec le Théâtre de l'opprimé, repris au Sénégal par la compagnie Kaddu Yaraax (Théâtre forum). 

  108. La performance d’Agit’Art à Londres en 1995 à la Whitechapel n’avait pas non plus été comprise. Les critiques avaient interprété « cet échec » en considérant que l’on ne pouvait pas la comprendre en dehors du contexte sénégalais.  

  109. E. Chérel, entretien avec Ousmane Sow Huchard, op. cit. : « Dans la cour Jules Ferry, nous avons discuté des heures et des heures, sur la politique culturelle et artistique que le pays devait adopter, la situation des institutions culturelles était tendue, il fallait nous battre pour une amélioration, il fallait aussi que les Dakarois se sentent concernés par ce que nous faisions, il fallait penser des modes de gouvernance locale pour tous, pour les artistes aussi. À cette époque, nous savions que la réouverture du Musée dynamique était fragile. Ce n’était pas une priorité pour Abdou Diouf, mais, bon, il fallait aussi marquer notre solidarité avec la situation des artistes et pour une éducation artistique. Mon engagement après sa fermeture s’est poursuivi dans ces directions ». 

  110. Voir l'exposition monographique d'El Hadji Sy au Musée dynamique en novembre 1987, qui contribua au développement de sa carrière personnelle. Il fait partie du petit nombre d'artistes sénégalais à y avoir été exposé (comme Babacar Sadikh Traoré Diop).  

  111. Voir le texte de Maureen Murphy dans ce numéro. 

  112. E. Chérel, entretien avec Issa Samb, op. cit., « Le musée avait réouvert, mais pour combien de temps ? Nous savions que le projet voulu par Senghor avait été en partie abandonné par Diouf. Ousmane avait ouvert les portes de l’institution aux artistes, nous avons beaucoup parlé ensemble, il pensait comme nous qu’il était nécessaire de s’exprimer ». 

  113. Il commence avec son engagement sur les statuts des artistes avec le FRENA en 1974. Voir « El Hadji Sy in conversation with Hans Belting », op. cit., à propos de l’exposition « Art Against Apartheid » au Musée dynamique, proposée par l’ANAPS (1986), premier Salon organisé par les artistes et non par l’État : « J’étais une organisation d’artistes. J'étais président de l’ANAPS. À l'époque, j'avais prononcé un discours à cette occasion sur l'art contre les systèmes politiques, sur la manière dont l'art pouvait contribuer à discréditer des régimes comme celui de l'apartheid. » Voir aussi Manon Schwich, « Cardiology of a Life’s Work », dans El Hadji Sy. Painting, Performance, Politics, op. cit., p. 348-355. 

  114. Voir les analyses de ces années dans l’Anthologie des arts plastiques contemporains au Sénégal, op. cit

  115. André Terrisse, conseiller de Senghor, affirmait dans Dakar-Matin le 2 juillet 1964 : « pour expliquer ce que l'on entend par "dynamique ", je pense que l'on peut partir de cette constatation de Senghor : "toute manifestation d'art est collective, faite pour tous avec la participation de tous" ». Cité par O. S. Huchard, La Culture, ses objets-témoins et l'action muséologique, op. cit, p. 335.