Le triangle opératoire écomuséologique

Hommage à Ousmane Sow Huchard

Ousmane Sow Huchard, figure incontournable dakaroise, a disparu il y a quelques mois, nous lui rendons hommage ici en republiant quelques extraits de son ouvrage, La culture, ses objets-témoins et l’action muséologique paru en 2010.

Après des études en histoire de l’art, anthropologie, muséologie et musicologie ponctuées par l’obtention d’un doctorat à l’université de Laval au Québec en 1985, dans le cadre du projet du Musée des civilisations noires défendu par Léopold Sédar Senghor, Ousmane Sow Huchard (1942-2020) rentra au Sénégal et exerça de nombreuses et différentes fonctions : conservateur en chef du Musée dynamique, conseiller au cabinet du ministre de la Culture, commissaire aux expositions d’art à l’étranger, président du Conseil scientifique de Dak’art, la biennale d’art africain contemporain, ou encore plus récemment conseiller pour la mise en œuvre du Musée des civilisations noires. A partir de 1999, il fut militant actif au sein du Rassemblement des écologistes du Sénégal (RES-Les Verts), et fit son entrée à l’Assemblée nationale à l’issue des législatives de 2007, avec un engagement dicté par « la volonté de mettre en pratique la protection de l’environnement et donc du cadre de vie, l’accès à l’éducation, au travail et à la santé pour tous, la sécurité individuelle et collective, la paix et l’harmonie sociale ». Ousmane Sow Huchard a obtenu plusieurs distinctions : Chevalier de l’Ordre national du lion (Sénégal), Chevalier de l’Ordre des arts et lettres (France et Sénégal).

Dans son imposant ouvrage La culture, ses objets-témoins et l’action muséologique, pensé comme le témoignage d’un muséologue teinté d’éléments autobiographiques et accompagné d’archives sur diverses manifestations culturelles du Sénégal de 1966 à 2010, Ousmane Sow Huchard revendique le concept d’objet-témoin comme « concept opératoire muséologique afin de renouveler, surtout en Afrique, les rapports avec les publics » qui contribuerait « à la lutte contre la mutilation et la dénaturation » des artefacts. Partisan de la pratique écomuséologique (dont l’un des fondateurs est Georges Henri Rivière, au début dès années 1950) qu’il considère comme un instrument à conquérir par les associations et mouvements de citoyens au Sénégal, il rappelle que l’écomusée place des membres d’une société donnée au cœur de leur propre expérience de développement local pour qu’ils en soient les acteurs, le moteur et les premiers bénéficiaires. Une vision nourrie par de nombreuses initiatives de par le monde telles la Casa del Museo et le Museo Comunitario del Valle de Xico au Mexique, le musée du voisinage d’Anacostia à Washington DC, ou encore des projets pour les artisans au musée national du Niger à Niamey. La pensée d’Ousmane Sow Huchard et ses propositions pour le Sénégal (voir l’approche méthodologique proposée dans son livre, pp. 705-710, qui est en écho au projet de l’ONG Safefod à Barkéji, Guédé et Koul, à des initiatives des Verts) résonnent tout particulièrement avec les défis auxquels nous sommes confrontés actuellement qui interpellent le rôle de nos institutions muséales et leur fonctionnement face aux nouveaux enjeux de l’écologie politique, mais aussi à la nécessité d’une décolonisation des instances de productions de savoirs et la reconsidération des biens communs.

Le triangle opératoire écomuséologique © Ousmane Sow Huchard.

Extraits de l’ouvrage,La culture, ses objets-témoins et l’action muséologique, Dakar, Le nègre international éditions, 2010, pp. 621-710.

« Loin de considérer dans le musée uniquement le caractère esthétique accessoire de l’objet-témoin, la grande erreur de la muséologie traditionnelle, l’interprétation dialectique le révélera comme une véritable source de connaissance pour des spectateurs étrangers à son environnement socioculturel et, ceci, par l’analyse, la présentation et l’animation dans le cadre d’une exposition permanente ou temporaire. Pour présenter ou exposer un objet-témoin dans un cadre muséal, il faudra d’abord l’étudier, l’analyser ; il faut donc le connaître et pour cela, il faut le décrire, c’est à dire en dégager tous les caractères qui peuvent aider les spectateurs à en pénétrer l’univers socioculturel : c’est l’activité de la recherche dans les musées. Cette définition multidimensionnelle, qui est un préalable à toute interprétation muséographique, consistera à scruter l’objet-témoin en tant que signe, symbole, en tant que possesseur éventuel de plusieurs caractères (esthétique, sociologique, politique, économique, religieux…), en tant que membre d’un système d’objets mus par la dynamique sociale. Il s’agit donc pour les muséologues africains de rompre avec le discours de la muséologie traditionnelle et de s’employer à faire prendre conscience à tous les membres de la société en général et à la jeunesse en particulier, de la nécessite de reconnaître, de sauvegarder, de défendre, d’illustrer et de mettre en œuvre tous les éléments de notre patrimoine culturel et historique. Comme l’a souligné le philosophe béninois Stanislas Adétovi : « La conscience de cette réalité est explosive. Elle entraînera de gré ou de force, la muséographie (et la muséologie) à se manifester dans sa fonction critique de culture, sa fonction véritable de savoir, par une adéquation à la réalité quotidienne1».

Le musée africain doit connaître nécessairement, comme ailleurs, des rapports de complémentarité et de complicité avec le système éducationnel. Qu’on l’appelle « Centre de recyclage historique », « Université populaire », ou « Centre culturel », le musée africain devra être le grand théâtre où le patrimoine culturel et historique pourrait se transformer sous l’action de tous, hommes, femmes et enfants, pour la construction d’une société moderne d’où devra être absent tout exploitation de l’homme par l’homme. (…)

Le projet écomuséologique est un outil de développement communautaire impliquant tous les membres d’une collectivité avec une participation active. Contrairement à la muséographie traditionnelle qui reste une affaire d’élites urbaines, de collections d’objets choisis par des experts, l’écomuséologie tente, quand quant à elle, par la conscientisation, l’information, la formation et des échanges multiformes, de mobiliser tous les habitants d’un même territoire autour de leur patrimoine global pour une amélioration de la qualité de la vie en s’appuyant sur les quatre stratégies de mobilisation et d’action que prônent les associations et les mouvements de citoyens, les écologistes et qui sont :

La conscientisation n’est rien d’autre que « le processus qui permet à l’homme de se transformer par ses propres forces d’objet en sujet ». Elle permet d’abord et avant tout de connaître son identité personnelle, communautaire, régionale, nationale ; elle permet ensuite d’établir dans sa société, non seulement les contraintes et les problèmes, mais aussi les forces, les potentialités et les solutions (alternatives) possibles. (…) Cette conscientisation se fera par « gouvernance locale sous formes d’assemblées populaires périodiques (trimestrielles ou semestrielles) autour de préoccupations générales des communautés (de l’élaboration du budget participatif) ou à la demande, autour des questions ponctuelles qui surviennent en permanence dans la vie de tous les jours ». (…)

Le territoire de l’écomusée est un village, une communauté rurale, le quartier d’une commune ou la commune elle même. Un écomusée est souvent administré par un collège d’habitants élu démocratiquement ou par un conseil d’administration regroupant des représentants de toutes les composantes de la population du territoire.

L’écomusée s’intéresse à tout ce que porte son territoire et à tout ce qui appartient à ses habitants (l’immobilier comme le mobilier, le matériel comme l’immatériel, y compris la flore, la faune, la topographie, les bâtiments et les espaces, les pratiques agraires, les chansons, les arts et les traditions populaires, les outils etc… Ici la notion d’appropriation collective permet de laisser l’objet « in situ » et à son propriétaire tout en permettant sa jouissance par la communauté. Cette conception de la collection, intégrant le patrimoine de ce territoire englobe bien tous les champs de compétences transférées par la loi aux collectivités locales. (…)

Dans l’écomusée, ce sont les habitants même, avec leur mémoire, leurs expériences, leurs capacités, leurs connaissances, qui assurent collectivement et solidairement les diverses tâches muséales (information, participation, éducation, formation), sur toute l’étendue du territoire, avec un centre d’orientation et de documentation pour en assurer la coordination. Ils sont tous conservateurs potentiels, des agents de maintenance, des restaurateurs, des documentalistes, des animateurs, etc. (…)

Les objectifs sont une meilleure prise en charge par les populations de leur propre destin, le renforcement de la capacité des diverses institutions politiques, administratives, économiques et culturelles afin de garantir le mieux être des populations, la rationalisation et la démocratisation de la gestion des ressources humaines, sociales, économiques, naturelles et culturelles de la collectivité. Il s’agit de faire prendre conscience aux habitants des collectivités locales que le développement communautaire nécessite l’instauration d’une solidarité réelle entre eux d’abord, ensuite entre eux et les animaux, la nature et le système écologique, et d’une volonté commune de développer le patrimoine global. (…)

L’écologie et le triangle opératoire écologique.

L’écologie, c’est l’étude des interactions entre les systèmes vivants et leur environnement.

L’écologie, c’est l’étude des lois naturelles responsables du fonctionnement normal et du maintien de l’équilibre entre les diverses composantes de l’écosystème global.

L’écologie, c’est plus simplement, la science de la maison, du cadre de vie.

L’énergie solaire, c’est la force vitale de toutes les fonctions à l’intérieur de la biosphère. »


  1. Adotévi, S.S., « Le musée dans les systèmes éducatifs et culturels contemporains », in Le musée au service des hommes aujourd’hui et demain, Paris, ICOM-Unesco, 1972, pp. 19-30.