Depuis 70 ans, des films ont cherché à contrer les rouages des régimes de visibilité, c’est à dire des « façons de voir » historiquement construites, articulées à des normes historiques de visibilité1, générés par la muséographie coloniale, dans le but de faire prendre conscience du regard qu’elle a porté sur les objets d’arts africains, tout en invitant également à repenser le rôle de l’art.
Les statues meurent aussi (1953, 30 min) reste une référence historique incontournable. Pour rappel, ce court métrage documentaire de Chris Marker et Alain Resnais répondait à la commande du collectif « Présence africaine » dirigé par Alioune Diop et animé notamment par des intellectuels comme Aimé Césaire, Jean Price Mars, Léopold Sédar Senghor, Richard Wright ou Jean-Paul Sartre. En France, du fait de son point de vue anti-colonial, le film resta interdit pendant 11 ans. Rythmé par des images de statues africaines détenues “en captivité” au musée de l’Homme à Paris, au British Museum de Londres et au musée du Congo belge de Tervuren, ce documentaire s’interroge sur ce qui s’est passé dans le phénomène de transfert d’artefacts. Alors qu’en Afrique, les objets étaient vivants au sein des communautés, dans les cours, dans les villages, ceux-ci, dit le film, s’éteignent, périssent, s’épuisent dans les musées d’Europe. Mais cette mort n’est pas naturelle : c’est le musée avec ses implications coloniales qui les tue. « Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture. ». (.)« Colonisateurs du monde, nous voulons que tout nous parle mais ces statues-là sont muettes. Elles ont des bouches et ne parlent pas, elles ont des yeux et ne nous voient pas ». Opposant donc un regard vivant à un regard mort porté sur ces objets présentés dans les institutions occidentales, le film dénonce le régime de visualité mis en place par une “science” définie comme mortifère (l’histoire de l’art et l’ethnographie du XIXème avec une partie du XXème siècle) avec ses taxinomies et systématiques. Lorsque ces objets sont offerts à la contemplation (qui suppose la lumière), ils sont pétrifiés, tenus immobiles sous le regard : ils sont dans la subjugation. Ce regard est en effet le symbole même d’une approche de la réalité qui fige et sépare pour connaître. Il ne permet pas de connaître le mouvement, ou de penser le temps si mais immobilise, transforme le mouvement en une juxtaposition d’immobilités et le temps en une série de moments. Ce regard, proche de celui de la Gorgone qui pétrifie, c’est le sens même de l’approche analytique de la réalité mais c’est aussi les implications des outils technologiques modernes participant à la violence « animalisante et aveuglante » coloniale2.
Chris Marker, Alain Resnais, Les statues meurent aussi, film, 1953 © Présence Africaine.
Par son argumentaire et son ton bien tranché, le film poursuit (voir les propositions des surréalistes dès années 1930) une critique radicale et une sévère condamnation de cette institution moderne définissant et exposant l’art : le musée. Il interpelle cet espace visuel normé3 avec ses paradigmes et ses interprétations. L’une des fonctions du musée aura été la production de statues, de momies et de fétiches, dont une grande partie ont été pillés, privés de leur souffle, de leur regard porté sur nous, et rendus à l’inertie de la matière. L’esprit derrière la forme aura été chassé. Construit sur un important travail de montage soutenu par un jeu d’éclairage remarquable, Les Statues meurent aussi propose de nombreuses vues d’exposition filmées dans la perspective d’une vitrine des musées. Des images de statues yoruba, kuba et dogon regardant directement la caméra alternent d’abord avec des vues des visiteurs du musée, puis avec des extraits de documentaires coloniaux français. Les gros plans déformés des visages fascinés des visiteurs se mettent à ressembler aux masques africains eux-mêmes. Des extraits de documentaires coloniaux comme La Croisière noire de Léon Poirier (1925) sont ensuite utilisés pour contextualiser les statues africaines conservées dans les musées ethnographiques et affirmer que l’approche muséographique occidentale conduit à la commémoration de l’œuvre d’art et de l’homme occidental dit « civilisé ». Le film part aussi de la question « Pourquoi l’art nègre se trouve-t-il au musée de l’Homme alors que l’art grec ou égyptien se trouve au Louvre ? ». Les réalisateurs dénoncent le racisme manifeste derrière ces choix et ces ségrégations (“Statufication, momification, fétichisation se situent en droit fil de la logique de ségrégation orchestrée par le musée”4). Il établit une continuité entre la violence de l’exploitation des corps des colonisés et la chosification de leurs richesses culturelles. Il dénonce les circonstances historiques (voir la notion de modernité violente d’Abdelmajid Hannoum5) qui ont façonné l’institution muséale et l’expérience de l’art qu’elle génère. En interrogeant les lieux, de l’art, ses conditions d’apparition, le film ne demande pas seulement de dénoncer le pillage des objets et les modes d’exposition et de classification muséographique mais aussi de s’interroger sur les fonctions sociales qu’assument ces objets quand ils sont à leur place : “fonctions rituelles, fonctions religieuses, fonctions de maintien de la communauté par des valeurs portées par les statues ou par les masques”. Ces œuvres “assuraient la circulation de la parole, elles étaient : “des sémaphores, des porteurs de sens, des voix faisant entendre la plainte des vivants, la vigilance bienveillante ou malfaisante des ancêtres, la rigueur ou la miséricorde des dieux” 6. Ces œuvres, dit Chris Marker, avaient pour fonction de « réparer le tissu du monde ». « Réparer le tissu du monde » signifie pour lui rapiécer, raccommoder, rétablir, là où des déchirures altèrent la continuité, coupent la communication. Or le colonialisme, décrit par Alain Resnais et Chris Marker, déchire le tissu des cultures, des civilisations africaines. Ainsi les artefacts décontextualisés cessent d’accomplir leurs fonctions (perdent leur agentivité initiale) mais ils deviennent les supports de visions et de discours qui ne sont pas les leurs, mais ceux des spécialistes, des historiens, des ethnologues, des muséographes alors que “les intentions initiales de leurs créateurs nous échappent” 7. Des regards et des discours occidentaux, qui pour la plupart, participent du silence imposé aux œuvres elles-mêmes. Dès lors, le film montre qu’il est absolument nécessaire de comprendre ces processus et l’omission naturalisée des subalternes dans l’histoire de la modernité, d’indiquer que l’histoire et les voix subalternes ont été occultées de l’histoire visuelle et de montrer qu’un tel silence constitue notre conception historique du visuel. Alors que l’art est partout et en tout temps, l’expression de modes de vie, de mœurs, de rites, de mythes, de relations éthiques, de pratiques religieuses, d’échanges vivants de valeurs et de paroles, le colonialisme n’est pas seulement une affaire économique et géopolitique, il affecte également cette strate symbolique, et plus précisément il substitue aux réalités symboliques anciennes de nouvelles hiérarchies, de nouvelles valeurs, d’autres priorités structurantes. Ainsi, dès 1953, Chris Marker et Alain Resnais produisent un film qui déconstruit méthodiquement la hiérarchisation des arts, tout en dénonçant déjà “la muséification” du monde (“un art qui devient une langue morte”) et la marchandisation de l’art par l’Occident, (le “développement d’un art de bazar parce que le Blanc est acheteur”). Fascinés aussi par la puissance esthétique des artefacts africains, leur démarche tendait à vouloir redonner à ces œuvres leur place de traces et de témoins de civilisations complexes qui comme celles des cultures occidentales appartiennent au patrimoine de l’humanité mais leur perspective n’oubliait pas de désigner les conflits et les violences coloniales. Tout d’un coup, le flash d’un photographe africain retourne la lumière aveuglante de son appareil, tel “l’éblouissement de l’impérialisme”, vers les yeux du spectateur, et interrompt la subjugation. En pétrifiant le spectateur, il attaque directement le public et l’aborde dans la lumière tout en la définissant comme médium temporel et énergie (le rayonnement de l’énergie électrique annule le caractère physique de l’objet qui l’émet). Pour bien comprendre la rupture que ce documentaire opère avec les discours dominants de l’époque, ce court métrage est à appréhender au regard de la politique française avant les guerres de décolonisation, marquée notamment par le travail du romancier, théoricien de l’art et ministre des Affaires culturelles français, André Malraux, et ses textes influents Le Musée imaginaire (1947) et Les Voix du silence (1951). Des textes qui peuvent être tous deux considérés comme produits d’une force constructive oblitérant la violence coloniale qui imprégnait les décennies pendant lesquelles ils ont été écrits8. La culture et le musée y étaient conçus comme des moyens de contrôle permettant de générer un nouveau régime de visualité pour négocier et influencer le public français (et au delà, puisque A. Malraux, proche de Léopold Sédar Senghor, participa au Fesman en 1966). Des stratégies et pratiques répressives en collusion avec les récits modernes de la citoyenneté. Ainsi, même si Les statues meurent aussi est truffé de simplifications que Resnais considérait déjà à la levée de la censure en 1964 comme « grossières » (tout en espérant que le film puisse être vu en Afrique, et que les Africains arrivent à être indulgents) relevant de la spécificité du contexte de l’époque, sa critique virulente du régime visuel de l’époque contribue encore aujourd’hui à une réflexion sur la relation dialectique entre voir et être vu dans ce domaine public qu’est le musée. En 2011, la vidéo Projection, de Pauline M’barek (20’00/2011) qui s’appuie sur une très courte scène des Statues meurent aussi, continue de travailler la structure du regard porté sur ces objets. Dans l’ancien musée colonial de Bruxelles, le Musée royal de l’Afrique centrale, le regard des visiteurs du musée sur les masques africains, est filmé à travers les qualités réfléchissantes d’une vitrine. Le visiteur devient l’objet de l’observation. L’objet muet se transforme en un sujet actif soulignant une inversion du régime de regard asymétrique qui domine généralement la relation entre l’objet dit ethnologique et le spectateur. Du fait des réflexions et des apparitions de l’ombre de la vitrine, les visiteurs eux-mêmes apparaissent comme des fantômes ou des êtres spirituels, dont les visages se mêlent aux masques. Le film en revenant sur les manières de penser ce « voir et être vu » insiste sur une conception spatiale et temporelle des espaces de vision et sur les différences entre vision et visibilité.
Pauline M’barek, Projection, vidéo, 2011 © Pauline M’bareck.
Et les chiens se taisaient, un film de Sarah Maldoror, Vincent Blanchet et Bernard Favre (15 mn, 1978), qui est une adaptation d’extraits de la pièce éponyme d’Aimé Césaire, est joué au sein des réserves du Musée de l’homme à Paris et produit par le CNRS/les films de l’homme, une équipe proche de Jean Rouch. Sa critique des régimes de visibilité fait surgir une autre figure de la triste histoire entre l’Afrique et l’Occident (ici encore la France) totalement absente du musée à cette époque qui vient briser son silence. Cette pièce, un drame anticolonial, qui se trouve à cheval entre la poésie (dans la version de l’oratorio lyrique) et le théâtre (pour la version éditée en 1956), commence par la révolution à Saint-Domingue à l’époque de la Révolution française et décrit la vie d’un homme, un révolutionnaire né dans le décor colonial. Le héros, Toussaint devient le Rebelle, personnage anhistorique, atemporel et dépouillé de toutes les caractéristiques spécifiques du héros historique Toussaint Louverture. Dans son cachot (acte 3), alors qu’il est condamné à mourir puisque la révolution a échoué. Le Rebelle crie sa révolte face à l’esclavage et ses conséquences, raconte les horreurs et les affres contradictoires de sa lutte. Il revit (ou ressasse) ses hésitations, ses élans, ses rêves, ses défaites, ses victoires : la mort du maître qu’il a tué, les désaccords entre esclaves, l’incompréhension de son fils, son initiation à la solitude ; puis son combat spirituel – aux prises qu’il est avec les affects et les forces du passé ; enfin, la confrontation avec la mort. Ici la force héroïque est rétablie par le fond obscur et terrestre de l’être. Césaire, qui a puisé dans Le livre de Christophe Colomb de Paul Claudel pièce écrite en 1927 présentée comme étant la lecture du Livre de la Vie et des voyages de Christophe Colomb qui a découvert l’Amérique 9, expose la face sombre de la conquête occidentale, la résistance du noyau dur de l’histoire : le drame de l’esclave et de sa lutte pour la liberté. Le texte met donc en valeur des rapports dialectiques qui renvoient à des antagonismes historiques.
Que se trame-t-il entre ce récit et les œuvres africaines du musée de L’homme ? La bande annonce du film montre en gros plan le visage de Toussaint plongé en sa moitié dans l’ombre (comme les masques Pendé du Zaïre ?). Et, le film s’ouvre sur l’entrée dans les réserves du musée, où en blouse blanche de conservateur, Gabriel Glissant, ici acteur, accueille un public noir (4 personnes dont Sarah Maldoror qui joue sa mère) avec un monologue lyrique, radical et puissant : « Au commencement il y a la nuit, et la misère camarade, la misère et l’acceptation animale, la nuit bruissante des souffles des esclaves, (…) sur les pas du Christophe dans la grande mer de misère, la grande mer de sang noir, la grande houle de cannes à sucre, les dividendes, le grand océan d’horreur et de désolation, à la fin, il y a la fin, et c’est moi. ». Le Rebelle se déplace entre les rayons des étagères, parmi les caisses, les objets stockés, amassés, classés, éclairés par la lumière électrique. Puis, éclate sa colère, il enlève et jette sa blouse (« je veux être seul dans ma peau ») au son du vent d’un paysage de mer martiniquais, et se saisit d’objets en les montrant à son auditoire. Suivent des gros plans sur des masques et des sculptures africaines (notamment de colons) accompagnant un dialogue avec Sarah Maldoror : « Pourquoi ai-je dit : mort aux blancs ? Est-ce qu’ils croient me faire plaisir, avec ce cri farouche? Il est très vrai qu’à l’heure où j’en suis, c’est là un compte à faire. Comment dire? Quel mot employer? L’acte fut-il grossoyé par des mains criminelles, fut-il signé, non d’un sceau d’encre, mais d’un caillot de sang. Je ne me déroberai pas aux instances du grimoire. Ressentiment? Non! je ressens l’injustice, mais je ne voudrais pour rien au monde, troquer ma place contre celle du bourreau, et lui rendre en billons, la monnaie de sa pièce sanglante…». Toussaint affronte sa mère qui veut lui redonner le goût de la vie, mais il résiste et ne pense qu’à sa mort proche. Cet échange entre « le Rebelle » ( – Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge : l’âge de pierre ) et « la Mère » ( – Ma race : la race humaine. Ma religion : la fraternité ) résume de manière lapidaire la pensée d’Aimé Césaire. Une pensée qui avait la force de refaire ce qui a été défait ; la force d’inventer une autre route et de la débarrasser des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui l’obstruent sans renoncer au rêve et à la poésie. Ainsi donc il faut dépasser la vengeance (« mais si on ne crie pas « mort au cri de mort aux blancs », c’est d’une autre pauvreté qu’il s’agit »). Toutefois Toussaint, désillusionné, se retrouve seul avec ses convictions révolutionnaires. Dans le film, les sculptures filmées restent en fond et décor, comme un arrière plan qui participe d’une condamnation de la traite et de l’esclavage qui ont aussi transformé les corps et les êtres en objets. Toussaint raconte comment le maître l’a palpé, un geste proclamant que son propre corps ne lui appartenait pas (« Ce sera une bonne pièce » dit-il en me regardant afin de faire un bon chrétien et un esclave »). Enfermées dans leurs silences, les sculptures sont comme les ombres de tous les esclaves et des espoirs de liberté morts. Au sein des collections du musée de l’homme fin des années 70 s’exprime l’échec de la révolution, l’échec des indépendances (dont celle de la Martinique), même les objets sont restés prisonniers et échoués. Une vision affirmée par Sarah Maldoror : « C’est fini, tout est fini, inutile de réclamer, l’action de la justice est éteinte / Voyez, ils l’ont déchiré en lambeaux, en lambeaux comme un cochon sauvage ». Et, sur des images de champs de canne à sucre et de bananeraies, dans un soliloque sur le crépuscule alors que sa vie tire à sa fin, Toussaint accuse, les Européens d’avoir tué le soleil : « Le pays se perd d’accepter inacceptable, je veux être celui qui refuse l’inacceptable » (…) « Je périrai mais nu, intact » (…) « Je veux un monde nu ». Le film se clôt sur l’image d’un cimetière avec une pierre tombale : « regrets ».
Néanmoins, et au delà de la désillusion, ce que retient le spectateur face à cette colère qui peut aussi devenir la sienne, c’est la manière dont Toussaint est une figure inassimilable, irrévérencieuse, qui tourmente. Il ne dit pas autre chose que la possibilité d’une extériorité au système – celui de la plantation coloniale à laquelle est associé le musée – dont la puissance a été d’inscrire dans l’imaginaire même des esclaves l’idée d’un espace de contraintes qui n’a pas de limite. Toussaint ne cherche pas une place dans la lumière, dans une institution mimétique du pouvoir colonial, il ne cherche pas de reconnaissance, il est en colère. Il est un miroir noir, cette figure irréductible du révolté qui agit dans les lisières, cette forme d’espace disponible à la révolte. Figure de l’intranquillité, il rôde et oeuvre comme extériorité imprenable du système capitaliste colonial. Il ouvre une faille, celle du spectre de la révolte et de l’inspirateur de la révolution qui va fonder Haïti. C’est une figure de l’obscurité (en contre point à “la chambre du maître qui était dans la lumière” dit-il). Il agit dans l’ombre au sein de ces réserves et non dans les salles du musée. Réserves qui nous invitent à nous tenir en réserve, à être les réservistes, d’être les réservoirs d’un état de guerre où patientent et mûrissent d’autres possibles. Des réserves qui, aux temps obscurs permettent malgré tout de nourrir l’espoir, lieu ou quelque chose se préserve, se perpétue, et où quelque chose d’autre s’offre, se tient disponible, pour les jours à venir. Le surgissement de cette figure révoltée dit tout à la fois, comme l’écrit Achille Mbembe,10 que l’exhibition des humanités assujetties ou humiliées a toujours obéi à quelques règles élémentaires de la blessure et de la violation, et qu’il faut garder à l’esclave sa jouissance de scandale. « Y compris dans le refus de le reconnaître comme tel, c’est ce scandale qui octroie à cette figure de l’humanité sa puissance insurrectionnelle. C’est pour garder à ce scandale, son pouvoir de scandale que cet esclave là ne devrait pas entrer dans le musée. Ce à quoi invite l’histoire de l’esclavage atlantique, c’est donc à fonder la nouvelle institution qui serait l’antimusée, l’esclave doit continuer de hanter le musée, tel qu’il existe de nos jours, par son absence ». Ses apparitions sont donc sur le mode de l’effraction et du spectral. Elles obligent le musée à s’ouvrir à une hospitalité radicale, à reconnaître et à refuser l’inacceptable. La figure de Toussaint peut être aussi éclairée par le titre du livre de Starhawk, Rêver l’obscur11. L’obscurité de Starhawk peut accompagner le trouble de Donna Haraway12, en indiquant désormais la matière nébuleuse qui nous met en danger, qui n’a pas (encore) de forme, d’identité ni de contour – tout ce qui a été rejeté par la Modernité de la Lumière. Et les chiens se taisaient filme l’obscur, il invite à se réapproprier l’obscurité comme un lieu, une terre, une situation ou une condition forgée.
« Filmer l’obscurité peut dire mettre en récit l’ombre, sa marge, son seuil, le passage d’un régime d’invisibilité à quelque chose de visible, d’audible. Mais l’espace de l’ombre est un espace particulier de savoir et de transmission, dans les marges. Et ses lisières sont le point de contact avec le champ du visible, ligne de front, où se produit une écologie du tourment »13.
Uriel Orlow, The visitor, film, 2007 © Uriel Orlow.
Vincent Meessen, Ultramarine, 2018, vidéo © Vincent Meessen.
De gauche à droite : Uriel Orlow, The visitor, film, 2007 © Uriel Orlow. Vincent Meessen, Ultramarine, 2018, vidéo © Vincent Meessen.
Dès 2007, Uriel Orlow se penche sur un sujet, aujourd’hui en pleine actualité, qui l’amène à sortir du musée pour, à sa manière, pointer une autre zone d’obscurité. Avec son film Le visiteur (16 min), un essai photographique relatant un entretien avec Oba Erediauwa I, dirigeant de l’ancien royaume du Bénin (1979-2016), il s’intéressait au vol des artefacts africains en soulignant la question de leurs restitutions. Après une introduction dressant l’histoire du pillage des bronzes et des artefacts du Bénin (entre 3000 et 5000) par les Britanniques en 1897 lors d’une expédition punitive, désormais exposés au British Museum à Londres mais et aussi dans plus de 500 musées et collections de part le monde, une narratrice locale suit un visiteur européen dans le palais de l’Oba à Benin City (Etat d’Edo, Nigéria). Elle raconte l’entrevue entre ce visiteur (Uriel Orlow lui même) et l’hôte royal et sa cour des chefs. La visite de l’artiste est animée par le désir de savoir et de comprendre l’impact de l’absence de ces artefacts sur la société nigérienne et, pour ce faire, il a donc décidé de se rendre auprès de ces responsables, d’être admis par eux et de s’entretenir avec eux en respectant les règles protocolaires. Invité par l’Oba à préciser les raisons de sa présence et les questions qu’il veut poser, l’artiste/visiteur concentre les échanges sur les conditions de la transmission de la mémoire collective, sur les fonctions des plaques de bronze, puis demande aux responsables comment ils envisagent les conséquences de leur absence. Ces derniers expriment leur mécontentement ( “Nous nous sentons isolés, il est impossible d’en raconter l’origine du fait de leur absence” ) et évoquent leurs différentes demandes de restitution qui n’ont été jamais entendues. Par cet acte, par son déplacement, qui relève d’une figure et d’une attitude opérant un décentrement, Uriel Orlow cherche non seulement à reprendre le dialogue, à écouter, mais aussi à faire voir et entendre le récit des peuples qui ont été colonisés, leurs philosophies et leurs revendications sur la restitution des objets d’art anciens, une question sensible, du fait de l’Histoire dont elle est l’héritage. Le visiteur convie donc à agir, de façon à « réparer le tissu du monde », en désignant les problèmes et en invitant à davantage de sens échangé et partagé afin de chercher des solutions. Et, ce, malgré toutes les difficultés liées aux différentes conceptions culturelles, aux intraduisibles et aux malentendus. Le film souligne que l’éthique de la restitution implique tout à la fois la reconnaissance de ce que l’on pourrait appeler la part d’autrui qui n’est pas la mienne, et dont je suis pourtant le garant, que je le veuille ou non, et la relance de la relation et du jeu de réciprocité. Pour construire un monde qui nous est commun, il faudra restituer à ceux et celles qui ont subi un processus d’abstraction et de réification dans l’histoire, la part d’humanité qui leur a été volée.
La question de la relation est également présente dans le film poétique Ultramarine (2018, 42min) de Vincent Meessen qui revisite par une autre voie nos liens aux collections muséales. Ultramarine trouve son motif dans la couleur bleue dont le film décline des nuances chromatiques, historiques, matérielles et inconscientes – l’outremer, le commerce du pastel et de l’indigo, mais aussi la colonisation, l’esclavage et le blues de l’exil. Comme l’écrit Vincent Meessen, « Ce court métrage se présente comme une performance mémorielle « mise en mots » par Kain The Poet – poète afro-américain fondateur du spoken word, et improvisée musicalement par le batteur Lander Gyselinck. Avant de s’exiler en Europe, Kain prit part activement au Black Arts Movement (BAM), le mouvement culturel qui accompagna le combat politique du Black Power à la fin des années soixante aux États-Unis et au-delà. Membre fondateur des illustres Last Poets en 1968, considérés aujourd’hui comme les pères du rap, il fut en outre l’auteur d’un album radical intitulé Blue Guerilla. Le film se réfère à la tradition occitane des poètes-troubadours itinérants et du commerce du pastel qui fit la richesse de Toulouse. Il apparie des archives et des objets des collections muséales de la région avec de simples accessoires de scène dont Kain s’est entouré dans son exil européen. Une malle de transport, une poupée vaudou, un piano d’enfant, etc. dialoguent avec des trésors muséaux : la première mappa mundi d’Europe, un astrolabe marocain du XIIème siècle, un automate musical et colonial de Robert-Houdin, une tunique de pénitent bleu ou encore des fresques du Jugement dernier. » En bousculant tant la logique européocentrée et écrite de l’historiographie et des classifications muséales, avec ses régimes de visibilité hérités de la colonisation toujours agissants, Ultramarine remet en mouvement une constellation d’objets via une poétique de la relation et de la mémoire. L’expérience immersive de la couleur bleue, substance vivante, spectrale et polymorphe, est ici rendue indissociable de sa trouble composante politique refoulée. Elle est aussi la manifestation possible de la force que recèlent certains objets, leur revivification qui s’accomplit du fait de leur vie métamorphique.
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Voir Hannah Feldman, From a Nation Torn – Decolonizing Art and Representation in France 1945-1962, Durham, Duke University Press, 2014. ↩
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Joseph Tonda, L’impérialisme postcolonial : Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala,2015. ↩
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Voir les nombreuses publications initiées par les museums studies depuis une vingtaine d’années. ↩
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Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La découverte, 2016, p. 157. ↩
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Abdelmajid Hannoum, Violent Modernity – France in Algeria, Harvard Middle Eastern, 2010. ↩
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Daniel Payot, « Des visages qui réparent le tissu du monde », Revue des sciences religieuses, 84/2, 2010, pp. 143-146. « Le premier argument consiste à insister sur l’intrication de tous les éléments, de toutes les formes qui concourent à la création de tel motif, de telle statue, de tel objet. « Tout communique», écrit Marker, le monde se donne comme un tout, tout s’y joue à tout endroit, nous ne sommes pas dans un monde compartimenté, spécialisé, mais dans l’unité d’une expérience, et cette unité s’exprime dans le tissage qu’est, métaphoriquement, toute création. La deuxième affirmation consiste à suggérer que le geste de l’artiste en train de créer en tissant les éléments qu’il trouve dans le monde est une répétition du geste du Créateur lui-même, du Dieu qui a créé le monde et qui dans ce monde a aussi créé cet artiste lui-même : « Un Dieu a fait ces gestes. Le dieu qui a tissé cette chair lui a enseigné à son tour à tisser la toile, et son geste à chaque seconde renvoie au tissage du monde. Et le monde est la toile des dieux où ils ont pris l’homme.» La troisième affirmation dit que les statues et autres objets de l’art africain « ne sont pas des idoles », que « personne n’adore ces poupées sévères », que « la statue nègre n’est pas le Dieu : elle est la prière ». Autrement dit, la vie de l’objet est aussi faite d’une distance. Les statues, dans leur monde, parlent, parce qu’elles ne sont pas des êtres entiers, parce qu’elles ont en elles cette faille ou cet écartement à travers lesquels peut passer l’énergie, le souffle, le sens. Et parlant, elles parlent aussi de ce qui, dans ce monde où tout communique, laisse passer la parole, l’énergie, le souffle, le sens. (…) L’image du tissu est de ce point de vue extrêmement juste : le tissu n’est pas une surface compacte, les entremêlements de fils ménagent des intervalles, des jours, et la parole passe dans ces jours, transit ces surfaces, s’insinue dans ces intervalles ». ↩
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« Nous voulons y voir de la souffrance, de la sérénité, de l’humour, quand nous n’en savons rien ». https://www.cineclubdecaen.com/realisat/resnais/statuesmeurentaussi.htm. ↩
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Pour H. Feldmann, dans From a Nation Torn (op. cit.), l’humanisme universaliste de Malraux, cette conception de la coexistence des cultures mondiales, se manifeste par une approche formaliste qui masqua la diversité des enjeux symboliques, esthétiques et politiques des productions humaines réunies, et nia les rapports de force et les conflits. Voir aussi Georges Didi-Huberman, L’album de l’art à l’époque du « musée imaginaire », Paris, Hazan, 2013 : « L’unification esthétique des albums du Musée imaginaire délivre une conception de l’art et de la culture dans laquelle l’horreur et la barbarie, qui avaient été au premier plan de ses préoccupations et de ses romans des années 30, n’ont plus aucune place visible, comme si l’art était le « paradis gagné » d’une rédemption de toutes les tragédies historiques ». ↩
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La glorification du « Conquérant » blanc est remplacée par la glorification des victimes du père de la colonisation, incarnées dans le personnage du Rebelle noir. ↩
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Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La découverte, 2016, pp. 156-158. ↩
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Starhawk, Rêver l’obscur, femmes, magies, politique, Paris, Cambourakis, 2019. ↩
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Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron, « Le rire de Méduse. Entretien avec Donna Haraway », 10 juin 2019, https://www.fabula.org/actualites/habiter-le-trouble-avec-donna-haraway_91562.php ↩
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Olivier Marboeuf, « Parler L’ombre, entretien avec Ana Vaz », 30 mars 2018, http://www.khiasma.net/magazine/parler-lombre/ ↩