Échantillonner toute l’Afrique

Les collectes coloniales de l’Institut Français d’Afrique Noire (1936-1960)

Julien Bondaz

L’un des arguments des pourfendeurs du désormais fameux rapport Sarr-Savoy (« Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle », 2018) visait le musée Théodore Monod d’art africain. Allait-on, se demandaient avec malice ou mauvaise foi les critiques, obliger également les autorités sénégalaises à restituer les objets collectés durant la période coloniale par l’Institut Français d’Afrique Noire1 et conservés au sein de ce musée unique en Afrique de l’Ouest ? Une telle (fausse) question est absurde pour toutes sortes de raisons. Fustigeant le manque de nuances de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, leurs détracteurs leur ont répondu par une malveillante caricature. Une telle comparaison repose sur une méconnaissance de l’histoire même des collections du musée Théodore Monod. Qu’y a-t-il de commun entre, par exemple, les crânes humains et les objets ethnographiques rassemblés au pays dogon pour l’IFAN par les ethnologues Marcel Griaule et Germaine Dieterlen en 1948, les pièces archéologiques que Guillaume de Boisboissel, commandant du cercle de N’Guigmi au Niger, expédie l’année suivante par avion militaire à Dakar, la pipe et les cuillères envoyées en 1950 par Pierre Diatta, menuisier à Oussouye en Casamance, ou encore les 450 objets ethnographiques collectés par Alexandre Adandé, le responsable de la section d’ethnographie2, lors de sa mission en Haute-Volta (Burkina Faso actuel) du printemps 1954 ? Au-delà de cet hétéroclisme, quels furent les principes de collecte en vigueur à l’IFAN à la fin de la période coloniale ?

Imaginé dès la création de l’institut en 1936 mais né après l’Indépendance, le musée de l’IFAN (renommé musée Théodore Monod d’art africain en 2007) est l’héritier de l’histoire des collectes coloniales. Mises en réserve en attendant la création sans cesse repoussée du musée3, occasionnellement données à voir lors d’expositions temporaires ou, à partir de 1956, dans des vitrines dédiées aux nouvelles acquisitions, les collections de l’institut ont d’abord répondu à des principes de collecte scientifique, ethnographique en particulier. Mais rassembler des objets en provenance des différentes colonies de l’Afrique occidentale française, et idéalement de toute l’Afrique subsaharienne, était également envisagé comme un moyen de sauvegarder, sur place, un patrimoine largement capté par les marchands d’art et les musées occidentaux.

Le principe de l’échantillon

Fiche d’inventaire de l’IFAN © Conseils aux chercheurs, 1948.

Plusieurs fois réédités par l’IFAN (en 1940, 1943, 1946 et 1948), les Conseils aux chercheurs visent à diffuser les principes de collecte défendus par l’institut (IFAN 1948a). Destinées à motiver colons et lettrés africains à contribuer aux recherches menées par l’IFAN, ces instructions concernent à la fois les sciences naturelles et sociales. L’invitation à collecter dépasse le cadre disciplinaire. Les collectes ayant enrichi l’IFAN se révèlent le plus souvent mixtes, sinon hétéroclites, visant aussi bien les objets de la nature que les produits de la culture. Nombre de missionnaires, militaires, administrateurs coloniaux, instituteurs, planteurs, forestiers, commis offrent en même temps des spécimens zoologiques vivants ou naturalisés et des artefacts. Les chercheurs de l’IFAN eux-mêmes rentabilisent leurs tournées en récoltant bien au-delà de leur spécialité. Le géographe Jean Dresch notait ainsi : « nos connaissances sont trop incomplètes pour que les efforts ne soient pas rassemblés, et qu’à l’exemple de Th. Monod un naturaliste ne dédaigne pas de noter gravures rupestres, un ethnologue ne renonce pas à ramasser plantes, insectes ou cailloux » (Dresch 1951 : 225). Plusieurs missions organisées par l’IFAN étaient d’ailleurs conçues de manière résolument pluridisciplinaire, notamment celle conduite par le zoologiste Paul-Louis Dekeyser et l’ethnologue Bohumil Holas dans l’est libérien en 1948 (Bondaz 2015). Dans une telle logique, la notion d’échantillon sert de point de rencontre entre les collectes naturalistes, archéologiques et ethnographiques. Elle désigne moins la matérialité des objets que l’assemblage de mots et de choses qui caractérise l’objet de collection : « Le plus bel échantillon de plante, d’animal, de roche, d’objet ethnographique, perd tout son intérêt s’il n’est accompagné d’une étiquette » (IFAN 1948 : 48). Entrés en collection, même les spécimens naturels deviennent des objets culturels.

Pour ce qui concerne la collecte ethnographique, les Conseils aux chercheurs sont inspirés par les principes de Marcel Mauss, le fondateur de l’ethnologie française, tels qu’ils ont été éprouvés lors de la fameuse mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti (Griaule et Leiris 1931). L’objet est appréhendé comme un « document ethnologique ». Ce ne sont pas ses qualités esthétiques qui sont recherchées, mais sa valeur documentaire : « Une collection ethnographique n’est pas une collection d’œuvres d’art rarissimes. Elle doit, bien au contraire, comprendre avant tout des objets appartenant véritablement à la vie réelle. Ce seront donc le plus souvent des échantillons d’objets très communs dans le pays. » (IFAN 1948 : 58).

Dans une telle perspective, l’objet de collection est un échantillon d’une série d’objets (ce dont rend bien compte l’expression « échantillon d’objet ethnographique ») : il est à « la vie réelle » ce que le prélèvement de roche – pour prendre un exemple cher à Monod – est au sol. Un même principe est à l’œuvre dans cette logique transversale, transdisciplinaire, de l’échantillonnage. L’entrée en collection doit garantir le lien au contexte du prélèvement, ce que Bruno Latour a nommé la circulation de la référence (Latour 1996). Elle consiste en un double mouvement de réduction, l’idée d’échantillonnage signalant la logique métonymique, et d’amplification, l’entrée en collection étant marquée par une entreprise de standardisation et de mise en ordre (numérotation, classement, inventaire, fichage, catalogage, rangement, etc.).

A l’IFAN, deux fichiers sont utilisés, un « fichier magasin », organisé par matériau, et un « fichier par groupes ethniques ». A la veille de l’Indépendance du Sénégal, le « fichier muséographique » est réorganisé par « aire géographique » et « par groupes humains et par catégories d’objets4». Dans cette mise en fiches, le privilège longtemps accordé par l’IFAN au dessin des objets (il est remplacé par la photographie suite à la démission du dessinateur en 1956) rend bien compte non seulement de l’influence du modèle naturaliste, mais aussi de la volonté de révéler leurs traits caractéristiques ou typiques.

Le principe de l’échantillon est en effet étroitement lié au paradigme du type, autre point de rencontre entre collectes naturalistes, anthropologiques et ethnographiques. Marie-Albane de Suremain a parfaitement montré qu’il présidait au projet de musée ethnographique imaginé par Monod pour l’IFAN, avec pour ambition d’« échantillonner toute l’Afrique5» (de Suremain 2007). Les réserves de l’institut sont envisagées comme une version miniaturisée de l’Afrique occidentale française, voire du continent tout entier, chaque territoire devant être échantillonné, les « manifestations caractéristiques » de chaque peuple représentées (IFAN 1954 : 49). Tel est par exemple l’objectif de la mission que conduit Adandé en Casamance en 1952:

« Cette prospection a permis d’étoffer les rayons du Sénégal, territoire qui était jusque-là le plus pauvrement représenté de notre réserve. De la tournée, il a été rapporté, outre une documentation photographique importante, 350 objets essentiellement d’usage domestique chez les Diola et les Flups (vannerie, sièges, instruments de récolte de vin de palme, de chasse, de pêche et de culture)6. »

La fonction représentative de l’échantillon invite à la fois à comparer des types et à combler des lacunes, à mettre en ordre des présences et à pointer des absences.

Dons, achats, collectes

Photographie d’Alexandre Sénou Adandé. Source: page Facebook Alexandre Sénou Adandé.

Restauration des objets au premier étage du musée de l’IFAN, années 1950 © Le Musée de Dakar, ouvrage de Francine Ndiaye.

De gauche à droite : Photographie d’Alexandre Sénou Adandé. Source: page Facebook Alexandre Sénou Adandé. Restauration des objets au premier étage du musée de l’IFAN, années 1950 © Le Musée de Dakar, ouvrage de Francine Ndiaye.

Etymologiquement, le verbe « échantillonner » a une origine commerciale : un échantillon est d’abord un prélèvement autorisé de marchandise pour servir d’étalon de mesure, non une extraction violente. Sur ce point aussi, le terme convient aux principes de collecte ethnographique de l’IFAN. L’acquisition des objets relève très majoritairement de transactions monétaires, généralement directement auprès de leur propriétaire d’origine, parfois auprès de marchands africains ou de collectionneurs (en 1955 et 1956, plus de 800 objets d’origine ivoirienne sont achetés à quatre collectionneurs, G. Couturier, le docteur Hellard, Maurice Gee et Brunot, dont plusieurs basés en France). Des intermédiaires sont parfois rémunérés, comme lorsque l’ethnologue Dominique Zahan, en poste à l’Office du Niger, acquiert pour le compte de l’IFAN un « tabouret royal » ayant appartenu à la mère du roi bambara Biton Coulibaly. Le 10 octobre 1950, il note avoir régularisé l’acquisition en faisant « un bon cadeau » de 200 francs à chacun des deux intermédiaires et de 500 francs au propriétaire, auquel il rédige, à sa demande, une sorte d’accusé de réception:

« Je soussigné Zahan D., ethnographe, déclare avoir reçu de la part de Mamoussouna, de Ségou-Koro, un tabouret appartenant à la mère de Biton Kouloubali, roi bambara. Les propriétaires se séparent de leur propre gré de cet objet qui est destiné aux collections du musée de l’IFAN-Dakar ». Signé : Zahan, Issa Kouloubali, Tyénégué Kouloubali et Tyabi Kouloubali.7 »

Au-delà des ethnologues en poste dans les différents centres IFAN (Guy Le Moal, Bohumil Holas et Paul Mercier sont les collecteurs les plus importants), nombre de leurs collègues français bénéficient du soutien de l’IFAN sans lui être directement rattachés et acquièrent des objets pour ses collections, en sus de ceux qu’ils rapportent au musée de l’Homme de Paris. Outre Griaule, Dieterlen et Zahan, on peut par exemple mentionner Monique de Lestrange, Solange de Ganay ou encore Jean Capron. Le cas de Pierre Verger est particulièrement intéressant. Bénéficiant d’une bourse de l’Ecole française d’Afrique pour une mission au Dahomey, il collecte plusieurs masques gélédé, statuettes ibeji et instruments de musique dans la région de Kétou en 1949, puis, lors d’une seconde mission sept ans plus tard, 15 objets pour l’IFAN de Dakar et 34 objets pour le futur musée du centre IFAN de Porto-Novo, tout en acquérant également d’autres objets destinés à ses informateurs brésiliens, désireux d’obtenir des objets rituels liés au vaudou.

Les donateurs (et beaucoup plus rarement les donatrices) sont également nombreux à expédier ou déposer à l’IFAN des objets. Il s’agit le plus souvent d’agents du colonialisme, inscrits dans des traditions de collaboration scientifique et dans une volonté de reconnaissance de compétences ethnographiques ou archéologiques (les méharistes par exemple contribuent pour beaucoup à l’enrichissement des collections archéologiques de l’institut). Administrateurs coloniaux, missionnaires, forestiers, planteurs et grands commerçants font toutes sortes de dons d’importance diverse et plus ou moins bien renseignés. Certaines figures se détachent de la masse des donateurs, tels le colonel Brévié pour l’importance de la collection de 43 bijoux en or et en argent qu’il offre en 1955, Lucien Geay, gouverneur du Soudan français, qui donne un lot de masques dogons au Centre IFAN de Bamako, lequel les adresse ensuite, au début de l’année 1951, à la base dakaroise, le planteur Albert Bastian, installé à Bouafle (Côte d’Ivoire), et qui offre plus d’une centaine d’objets au musée de l’Homme, au musée de la France d’Outre-Mer et à l’IFAN, ou encore le père Gabriel Clamens, de la Société des Missions Africaines, érudit basé dans le Nord de la Côte d’Ivoire et collaborateur régulier de l’IFAN. On ne saurait pour autant sous-estimer la foule plus anonyme des contributeurs volontaires. Plus encore, il faut souligner la part prise à cette vaste entreprise de collecte par les Africains eux-mêmes, dont les intentions ou les intérêts sont souvent difficiles à décerner. Si les professionnels africains de l’IFAN sont aujourd’hui mieux connus grâce aux recherches de Jean-Hervé Jézéquel (Jézéquel 2011), les collaborateurs, donateurs ou vendeurs africains restent hélas encore occultés. Certains ont sans doute des arrière-pensées politiques, comme Almamy Sylla, directeur de l’École fédérale d’économie rurale de l’AOF à Sikasso (Soudan), qui vend 150 objets à l’IFAN en 1956. Dans tous les cas, pour les donateurs africains comme pour les autres, les motifs sont souvent imbriqués, les dons ni entièrement gratuits, ni totalement intéressés.

La grande majorité des donations est cependant le fait de la société des amis de l’IFAN, qui finance l’achat de nombreux objets pour les offrir à l’institut. En 1957 par exemple, sur les 316 objets entrant dans les collections, 51 sont donnés, dont 46 par la Société des Amis de l’IFAN. L’année suivante, 214 objets sont acquis: les membres de la Société en offrent 49, sur un total de 52 objets offerts8. Créée en 1948, la Société des Amis de l’IFAN s’était notamment fixée comme but «de contribuer à l’enrichissement de ses musées, collections, laboratoires, jardins et bibliothèques ». Comptant jusqu’à 250 membres, elle était présidée par Raymond Mauny, le directeur de la section d’archéologie de l’institut. En 1957, ce dernier organise d’ailleurs l’échange d’une vingtaine de sculptures (essentiellement des masques acquis par la Société des Amis de l’IFAN) contre quatre pierres préhistoriques trouvées à Tondidaron (Soudan français), avec le musée de l’Homme. Il écrit à Denise Paulme, la responsable du département Afrique de ce musée :

« J’attendais l’occasion pour pouvoir satisfaire à votre demande d’échanges sans pour autant dégarnir les collections de l’IFAN. Cette occasion vient de se présenter sous les espèces de marchands soudanais et guinéens qui nous ont apporté dernièrement un assez bon matériel que j’ai fait acquérir sur les fonds de la caisse de la Société des Amis de l’IFAN : il y a surtout du sénoufo, du bambara et du baga. Les seuls masques mossi à palette que nous avons en collection sont des copies.9 »

L’exemple montre bien la complexité de la collecte, laquelle mêle à la fois l’achat à des marchands africains, le don par une élite locale rassemblée dans une Société des Amis de l’IFAN et l’échange entre deux institutions scientifiques jumelles, quoique l’une basée à Dakar et toujours sans musée à l’époque, l’autre formant à Paris un modèle muséal illustre.

Conserver sur place

L’échange organisé par Mauny ne relève pas d’un simple prisme archéologique. Il s’inscrit dans une volonté plus large de constituer, à Dakar, une sorte de collection en double, décalque de celle dont Paulme a la charge à Paris. Cette idée de collection en double évoque là encore la manière dont les spécimens botaniques, zoologiques ou entomologiques circulaient (les échanges de végétaux devaient par exemple servir la mise en place à Dakar d’un herbier de référence pour toute l’Afrique de l’Ouest). Trois stratégies sont déployées par l’institut pour faire de l’IFAN un conservatoire africain du patrimoine de la sous-région.

La première concerne les missions mises en place par l’institut lui-même. L’objectif fixé aux collecteurs est de rassembler des paires ou des séries d’objets, de façon à pouvoir alimenter aussi bien les collections des centres locaux que l’IFAN met en place dans les différentes colonies de l’Afrique occidentale française que celle de la base dakaroise (Bondaz 2020). Chacun de ces centres doit en effet comporter, à terme, « un musée d’ethnographie, en constants rapports avec celui de Dakar dont il constituera une sorte de succursale » (Monod 1943 : 197). En 1953, Adandé effectue une tournée en Casamance, en compagnie de Thiam N’Daga : sur les 400 objets collectés, plus d’un tiers sont destinés au futur musée du centre IFAN du Sénégal, à Saint-Louis. La répartition n’est cependant pas toujours équitable : l’année suivante, le même rapporte de sa mission auprès des populations lobi, birifor, kasséna et gurunsi de Haute-Volta 450 objets ethnographiques pour Dakar, n’en laissant que 29 pour le centre IFAN de Ouagadougou10. Au-delà de ces missions organisées par la base dakaroise, les différents centres locaux de l’IFAN expédient également régulièrement des objets à Dakar. En 1954, une collection de statuettes et de masques sénoufo acquise par Holas en Côte d’Ivoire est par exemple acheminée à Dakar, tandis que le centre du Dahomey envoie une collection d’asen (autels d’ancêtres royaux en métal).

La deuxième stratégie consiste à obliger les chercheurs en mission à céder une partie des collections rassemblées à l’IFAN. Dans l’arrêté du 27 novembre 1927 réglementant l’expédition des collections en AOF, il est spécifié que : « toute collection réunie en Afrique occidentale française par achat, découverte, fouille ou capture, et présentant à quelque titre que ce soit un intérêt pour les établissements scientifiques et culturels locaux […] pourra faire l’objet d’un partage entre son détenteur et [ces établissements]. Le partage s’effectue, en principe par moitiés égales. » (IFAN 1948b : 7)

La même demande vaut également pour les photographies de terrain, dont les chercheurs sont censés laisser des copies à la photothèque de l’institut (Mauuarin 2020). Cette ponction, qui permet d’enrichir les collections de l’IFAN tout en évitant que tous les objets quittent le sol africain pour les musées occidentaux, fait l’objet de nombreuses tensions. Lors d’une première mission de collecte en 1947, Jean Gabus, alors directeur du musée d’ethnographie de Neuchâtel, n’avait rien laissé à l’IFAN. Albert Pitot s’en était plaint au nom de Monod : « Il est regrettable que nous n’ayons pu nous entendre quant à un partage à l’amiable de vos collections ethnographiques11 ». L’année suivante, lors d’une nouvelle mission, le même ne laisse que des copies d’enregistrements musicaux, une série de photographies et neuf poteries, afin de débloquer l’obtention d’un permis d’exportation. La vigilance de l’IFAN s’en retrouve alors accrue. Quelques années plus tard, l’institut milite pour la mise en place d’un réseau de surveillance des « rabatteurs de masques », « en raison de l’appauvrissement notoire du patrimoine artistique de l’AOF12 ».

Cette logique de la sauvegarde explique le troisième champ d’intervention de l’IFAN, qui vise non plus à retenir des objets mais à perpétuer des savoir-faire. L’achat de copies s’inscrit dans cette perspective. En 1950 par exemple, Zahan commande au forgeron bijoutier Baba Ballo des copies de bijoux royaux bambara appartenant à la famille royale N’Gola Dyara. Huit bijoux en or, dont un pectoral, et huit en argent, sont acquis pour 57900 francs CFA et intègrent les collections del’IFAN13 . A l’antenne de l’IFAN en Côte d’Ivoire, un centre artisanal assure cet objectif de conservation des traditions et produit « de véritables fac-similés de pièces authentiques de qualité certaine » (Monod 1943 : 197), notamment des copies de masques et de statues. En 1952, l’IFAN de Dakar échange avec le Makerere College de Kampala (Ouganda) plusieurs de ces copies contre des instruments de musique d’Afrique centrale. Mais l’intérêt de l’IFAN pour l’artisanat dépasse la simple production de fac-similés. Adandé participe en effet aux travaux de la commission chargée d’établir un programme d’aide aux artisans et de développement de l’artisanat en AOF et la participation de l’IFAN à des commissions de « contrôle artistique » est envisagée, afin d’empêcher « cet artisanat de verser dans la pacotille14 ».

Au-delà de l’ethnologie de la sauvegarde et de la protection du patrimoine, la conservation des collections sur place doit aussi servir, pour reprendre les arguments d’Adandé en faveur de la création du musée de l’IFAN, à l’éducation des « indigènes illettrés », tout en incitant les « évolués […] à mieux connaître et respecter leur pays, son histoire et ses valeurs » (Adandé 1951 : 195). Pour le responsable de la section d’ethnographie de l’institut et futur ministre de la justice du Dahomey, cela justifie que les musées métropolitains (qu’il nomme « nationaux ») restituent une partie de leurs collections aux musées créés dans les colonies : « les études de ce continent ne peuvent se faire efficacement et avec le maximum d’utilité qu’en Afrique même […] et l’on serait, à cet égard, tenté de poser la question de la réintégration des belles pièces africaines exportées en Europe ou en Amérique » (idem).

Ainsi, près de dix ans avant que le Sénégal n’obtienne son indépendance et l’IFAN son musée, celui-là même qui allait devenir le Musée Théodore Monod d’art africain, l’un des premiers professionnels africains spécialisés dans la muséologie émettait déjà une demande de restitution15. L’année suivante, le souhait d’Adandé était d’ailleurs relayé par Mauny lui-même, qui s’interrogeait ainsi dans le Bulletin de l’Institut Français d’Afrique Noire : « les Musées de France regorgent d’objets dont une partie seulement peut être exposée ; ne serait-il pas bon, si l’Union française n’est pas un vain mot, qu’une partie de leurs pléthoriques réserves – dont beaucoup contiennent des objets provenant d’AOF – soit donnée au Musée historique de ce pays ou lui soit confiée en dépôt ? » (Mauny 1952 : 1580) A la fin de la période coloniale, l’IFAN fut donc le lieu paradoxal où des collections furent (massivement) constituées au nom de l’effort scientifique colonial et où furent (discrètement) énoncées les premières demandes de restitution ou de « réintégration » du patrimoine culturel africain.


  1. L’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN) a été renommé Institut Fondamental d’Afrique Noire en 1966 et a été doté du nom de Cheick Anta Diop en 1986. Cet article étant consacré aux activités de collecte et de collection de l’institut avant 1960, c’est donc sa première appellation qui sera utilisée. Par un même souci de contextualisation historique, l’orthographe des noms de personne, des ethnonymes et des toponymes n’est pas modifiée dans les citations. 

  2. Sur la figure centrale d’Alexandre Adandé, recruté à l’IFAN dès sa création et en charge de ses collections ethnographiques, voir Tchibozo 2019. 

  3. Sur l’histoire de l’interminable projet de création d’un musée de l’IFAN, voir Adedze 2002 et de Suremain 2007. 

  4. Rapport annuel de l’IFAN, 1959-1960 : 43. 

  5. Théodore Monod, « Note sur les centres locaux IFAN », 1942, archives de l’IFAN-CAD, A 1-9 

  6. IFAN, Rapport annuel de 1952 : 20. 

  7. Dominique Zahan, « Agenda de 1950 », 3/9, fonds Dominique Zahan, université de Strasbourg. 

  8. Voir les Rapports annuels de l’IFAN de chacune de ces années. 

  9. Lettre de Raymond Mauny à Denise Paulme, 5 juillet 1947, DA002040/18837, archives du musée du quai Branly-Jacques Chirac. Paulme, lors des deux missions qu’elle a conduite chez les Kissi de Haute-Guinée avec son mari André Schaeffner (en 1945-1946 et en 1948-1949), avait d’ailleurs collecté des objets pour l’IFAN. 

  10. IFAN, Rapport annuel, Dakar, IFAN, 1955 : 102. 

  11. Lettre d’Albert Pitot, pour le compte du directeur de l’IFAN, à Jean Gabus, 11 août 1948, E2-7, archives de l’IFAN-CAD. 

  12. Note d’André Villiers, pour le compte du directeur de l’IFAN, adressée à l’Inspecteur général des services de sécurité en AOF, 18 septembre 1952, C2/135, archives de l’IFAN-CAD. 

  13. Lettre de Dominique Zahan à Théodore Monod, 14 octobre 1950, C2/93, archives de l’IFAN-CAD. 

  14. Lettre d’Albert Pitot à CR Hiernaux, 16 mai 1952, C2/136, archives de l’IFAN-CAD. 

  15. Il reprenait la position énoncée, dans le même numéro de la revue Présence Africaine, par l’archéologue belge Henri Lavachery : « la création de musées est indispensable et certain pays d’Europe doit même envisager le retour en Afrique des pièces de collections accumulées dans la métropole. C’est une perspective que nombre de directeurs de musée considéreront peut-être comme insupportable. Je crois que nous devons nous faire à cette idée… mais, je reconnais avoir mis très longtemps à l’admettre, par pure avarice de propriétaire. » (Lavachery 1951 : 56) 

BibliographieBibliography +

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Bondaz, Julien, « A la marge des sciences coloniales ? La mission Dekeyser-Holas dans l’Est libérien (1948) », Gradhiva, n° 22, n. s., 2015 : 168-191.

Bondaz, Julien, « Des succursales pour le Muséum. L’Institut Français d’Afrique Noire en réseau (1938-1960) », dans Jean-Louis Georget, Hélène Ivanoff et Richard Kuba (dir.), Construire l’ethnologie en Afrique coloniale, politiques, collections et médiations africaines, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2020 : 245-270.

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Lavachery, Henri, « L’art des Noirs d’Afrique et son destin », Présence Africaine, 1951, n° 10-11, 1951 : 38-57.

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Tchibozo, Romuald, « Héritier des traditions de Xogbonou et intellectuel de son temps : une biographie d’Alexandre Sènou Adandé », in Bérose – Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, Paris, 2019 : http://www.berose.fr/article1748.html.