Désacétylation

Colin Péguillan

Extrait de Désacétylation

Des centaines de films ethnographiques ont été réalisés durant la colonisation française, ils étaient destinés à étudier les sociétés africaines en constituant un inventaire dans le sillage de l’Encyclopédie du 18ème siècle. Ils sont guidés par une observation et par le classement des données préconisé par le Comité du film ethnographique créé au musée de l’homme à Paris en 1953. L’image mouvement est au service de la recherche scientifique et participe à sa manière à la maîtrise des corps des sujets filmés et de leur environnement. Elle est un instrument efficace de l’entreprise de domination. Les milliers d’archives qui en découlent font dérouler l’écran noir de la puissance coloniale. Aujourd’hui, cette mémoire se durcit dans les bobines de pellicules en acétate.

Sur le parvis de l’IFAN Cheikh Anta Diop, où gisent des bobines endommagées sorties des archives des services audiovisuels pour être mises au rebut, Colin Péguillan récupère un film de 16 millimètres consacré à la culture de la banane, qu’il ressuscite sous un nouveau nom Désacétylation. Produit par l’IFAN, ce film d’un format de 43 min en couleur réalisé par le journaliste Pierre Potentier, qui fut chef de la section cinématographique de l’institut, a été tournée en Guinée en 1955. Péguillan parvient à recouvrer des fantômes d’images. Des silhouettes s’affairent derrière les machines. De la désinsectisation au transport vers l’Europe, en passant par le marquage, le tuteurage, la coupe, l’effleurage ou l’emballage, le processus de la production en masse des bananes et de leur extraction est documenté étape par étape. Ce film tient moins d’un propos ethnographique que de la mise en valeur du système colonial de plantation tel un film de propagande. De fait, il montre les instruments d’assujettissement et d’exploitation mis en œuvre par la modernité coloniale (pesticide, chemin de fer, routes, port, répartition biopolitique des tâches). La banane finit dans les cales des bateaux. Elle illustre la mondialisation des denrées, l’exploitation intensive des ressources matérielles des terres africaines, la monoculture imposée par la puissance coloniale qui épuise les sols, dépossède les paysans, dicte les prix. La colonisation occidentale a proposé un modèle que tout le monde suit aujourd’hui au prix d’un appauvrissement constant de la biodiversité. Dans l’ensemble, la science impériale (que l’on pourrait qualifier de « monoculture du savoir ») a exclu d’autres histoires et systèmes de savoirs « mineurs », ainsi que des modes d’être-au-monde qui ne reposaient pas sur la valeur, la profitabilité et l’utilité des végétaux.

Dès lors si, tels les insectes qui rongent les feuilles de bananiers, les bobines en acétate se solidifient et créent un processus de desquamation des archives audiovisuelles, elles peuvent pourtant permettre de comprendre que l’anthropocène s’enracine dans le colonialisme, le capitalisme et les processus de racialisation qu’ils impliquent incarnés par la science coloniale et le système des plantations. Ses formes actuelles sont le colonialisme d’implantation, l’expansion de l’agriculture intensive et des industries d’extraction (appelées « plantationocène » par Donna Haraway), sans parler du bouleversement permanent des environnements, au nom du développement, qui perpétue cette violation de la Terre. Une violence faite au paysage et à l’environnement qui est aussi structurelle (très souvent racialisée). Elle réduit l’accès aux ressources et expose certaines populations à d’énormes doses de toxicité. Comme le café, le tabac, la canne à sucre ou le cacao, la banane est une plante dont le lien avec l’histoire coloniale et postcoloniale, esclavagiste ou post-esclavagiste est tel que, malgré les siècles, son exploitation reste liée à des conditions de travail brutales. Entre la science, le commerce international, l’agrobusiness et les règles de l’OMC, il est ardu de minimiser le rôle des grands laboratoires de recherche et des grands monopoles.

El Hadji Malick Ndiaye et Emmanuelle Chérel

La version intégrale du film Désacétylation de Colin Péguillan est disponible sur demande à cette adresse: c.peguillan@eesi.eu