Des objets porteurs d’une histoire des contacts

Émilie Salaberry

Selon Abdoulaye Bara Diop, ancien directeur de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire, les premières pièces de la collection du musée d’art africain de Dakar furent enregistrées en 19411. Le projet faisait suite à la création, en 1936, de l’Institut Français d’Afrique Noire qui lui-même émanerait de l’exposition coloniale de Vincennes de 19312. A partir de 1938, le projet de musée de Dakar est dirigé par Théodore Monod, assistant au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris. Dans le courant des années 1940-50, l’institution ne cesse de se développer et ses collections se densifient au rythme de collectes à travers l’Afrique de l’Ouest. Une importante documentation photographique accompagne ces campagnes, qui est autant d’instantanés culturels de l’époque coloniale, à la veille des indépendances. La collection d’arts africains du musée d’Angoulême est, quant à elle, légèrement antérieure. Cette dernière tire son origine du legs d’un notable charentais dénommé Jules Lhomme. 3243 œuvres arrivèrent au musée en 1934. Parmi ces objets acquis entre la fin du 19ème siècle et le début du 20ème siècle, ceux venant d’Afrique représentent près de 75% des fonds. Dès 1935, cette collection fut entièrement exposée, marquant un véritable tournant dans l’histoire du musée. Ces collections se sont ensuite enrichies au cours du 20ème siècle d’objets variés originaires de différentes régions du continent africain et ouvrant de plus en plus à sa réalité culturelle moderne et contemporaine. Ces deux collections ont donc été constituées durant la période coloniale française et témoignent de processus différents : si elles sont caractérisées par le fait qu’elles réunissent des objets appartenant à différentes civilisations du continent, l’une est le fruit de collectes scientifiques tandis que l’autre, pour son fonds ancien, témoigne davantage des circuits marchands générés par la puissance coloniale autour des objets d’art. Elles répondent toutefois à des critères communs de sélection des pièces, et, de ce fait, présentent un grand nombre d’objets de même nature (masques, armes, céramiques et vanneries, pièces textiles) et de provenances géographiques identiques (les frontières de l’ancienne Afrique occidentale française principalement).

Cet article se propose d’appréhender certains objets communs aux deux fonds qui témoignent de phénomènes de migrations de formes, d’esthétiques et d’usages en Afrique de l’Ouest. Je souhaite à travers quelques exemples mettre en évidence la notion de mobilité comme une donnée intrinsèque aux patrimoines artistiques africains. En effet, une grande partie de ce que nous appelons « l’art traditionnel africain » est le fruit de mouvements, d’échanges et d’appropriations selon des modalités variées. La notion de tradition appliquée à l’histoire du continent africain par les occidentaux a contribué à une vision primitiviste de ses productions artistiques. Construite autour des mythes de permanence et d’authenticité, elle annihile la prise de conscience de la constante évolution de leurs formes et de leurs usages, avant, comme après la colonisation. L’absence récurrente de traces et témoignages matériels sur un temps long pour une même aire géographique doit nous inciter à la prudence et à éviter l’idée réductrice et simpliste d’un art aux règles figées. Des travaux comme ceux d’Oumar Kane3 par exemple, ont démontré que les appartenances culturelles et identitaires furent souvent souples avant la colonisation du fait de multiples processus migratoires et de relations à différentes époques historiques. Et, comme l’a également écrit l’anthropologue Jean-Loup Amselle, « on n’était pas Peul, Bambara ou Malinke de toute éternité, mais on le devenait »4. Autrement dit, de multiples changements culturels ont été observés dans les domaines religieux, politique et économique et des « logiques métisses » étaient à l’œuvre dans les productions artistiques de chaque groupe avant la conquête coloniale, que ce soit avec d’autres cultures africaines mais aussi par l’arrivée de l’islam.

Aujoud’hui, Souleymane Bachir Diagne qualifie les objets des collections coloniales par le terme de « mutants » pour penser leur transformation incessante et leur conserver une puissance agissante5. La connaissance de l’histoire de ces artefacts se heurte souvent à un manque d’informations tant sur le contexte de leur production (les fiches de collecte ne mentionnent souvent ni les auteurs des objets, ni leur date de création), que sur leur itinéraire et les modalités précises de leur arrivée dans d’autres continents. Des historiennes des arts africains comme Monica Blackmun-Visona6 ou Claire Bosc-Tiessé7 affirment que l’absence d’informations sur les lieux où ont été collectés ces objets devrait nous inciter à revoir leurs dénominations. L’usage veut que nous attribuions aux objets l’ethnonyme relatif au style identifié. Les grandes classifications stylistiques issues de la période coloniale longtemps résumées sous la forme « une ethnie, un style » sont désormais battues en brèche par de nombreux travaux qui ont prouvé non seulement que le concept d’ethnie est ambigu et mouvant8 mais que les objets eux-mêmes par leur mobilité et leur réappropriation pouvaient être mis en usage dans une région éloignée de leur zone de production. Ainsi, comme le suggèrent ces deux chercheuses, il convient de dissocier le style de l’objet qui s’apparente à une région donnée et l’appellation de l’œuvre. Un nécessaire effort de prise en compte du temps colonial des objets africains et de la formation des collections est à mener. Néanmoins, s’il faut concevoir l’Afrique en tenant compte de la période coloniale avec toutes ses violences, il est essentiel de ne pas l’y enfermer. Il faut considérer que les objets d’art qui ont été créés sur le continent amènent à poser à leur propos certains problèmes philosophiques africains. Cette approche, selon Souleymane Bachir Diagne, « ne signifie nullement qu’un problème est unique et spécifique au continent » mais « qu’il se pose de manière particulière depuis une perspective africaine9 ». Ainsi, il est tout à la fois nécessaire de considérer l’inscription de ces œuvres dans les cosmogonies et des pratiques sociales où elles sont nées et où elles se manifestent, et d’observer ce qu’elles disent en elles-mêmes, dans le langage des formes dont elles sont constituées tout en considérant qu’elles parlent de l’Afrique dans ses relations économiques, artistiques, philosophiques, politiques avec le reste du monde.

Masque Ejumba, diola, Sénégal, musée d’Angoulême, legs du Dr Lhomme, 1934 © musée d’Angoulême.

Masque Ejumba, diola, Sénégal, musée Théodore Monod d’art africain, acquis par achat, mission J. Girard en 1966 © musée Théodore Monod.

De gauche à droite : Masque Ejumba, diola, Sénégal, musée d’Angoulême, legs du Dr Lhomme, 1934 © musée d’Angoulême. Masque Ejumba, diola, Sénégal, musée Théodore Monod d’art africain, acquis par achat, mission J. Girard en 1966 © musée Théodore Monod.

Pièces maîtresses des collections du musée d’Angoulême et particulièrement bien illustré dans les collections du musée de Dakar où ces deux masques sont conservés complets, le masque ejumba de la cérémonie d’initiation du bukut pratiquée par les Diola, en basse Casamance, est un des rares exemples de masques produits dans l’actuel Sénégal. Ce masque d’initiation masculine matérialise la fin du rite, lorsque les initiés quittent le bois sacré où ils séjournent plusieurs semaines, pour réintégrer le village en tant qu’adultes. Précédé d’une phase d’épreuves physiques accompagnées de danse, ce temps de retraite est un temps d’enseignement des savoirs et des fondements de l’identité culturelle diola qui socle le sentiment d’appartenance à un groupe. Un masque est un ensemble complexe pouvant associer parfois de nombreuses matières premières qui détiennent toutes une signification précise (enduits de gomme et résine, fibres de rônier, cauris, décors, graines, fragments de miroir, couleurs, boutons de porcelaine…)10. Les cornes de bœuf matérialisent l’importance socio-économique du bétail chez les Diola qui sont, pour la plupart, des agriculteurs. Symboles de richesse, de puissance sexuelle par association au taureau, animal le plus haut placé dans la hiérarchie symbolique, les cornes entrent dans le processus de célébration des défunts en appelant de manière métaphorique à la fertilité des hommes et des sols. Ce rite initiatique, qui daterait au moins du 17ème siècle et qui aurait peut être emprunté aux Bagnum, a pu vraisemblablement subir bien des modifications11. Manifestation des religions anciennes, il est pratiqué tous les 20 ou 25 ans et cohabite aujourd’hui avec l’islam, religion principale du Sénégal, le catholicisme qui s’est particulièrement installé en Casamance et l’arrivée récente des églises évangéliques. Il subit aussi les contre-coups de l’exode rural des jeunes hommes. Une photographie prise en juillet 2006 par Ibrahima Thiaw, ancien conservateur du musée de Dakar, montre les initiés au cours d’une des trois journées publiques qui précèdent le départ vers le bois sacré. Certains jeunes gens sont parés de grands colliers ou ceintures garnies de cabochons de cuir : des amulettes constituées d’extraits du Coran soigneusement placés dans des sachets de cuir destinées à assurer la protection des initiés pendant le rite notamment pendant leur retraite.

Initiation du bukut, cérémonie de rasage © Ibrahima Thiaw, 2006.

Cas unique de masque porté par des femmes, le masque-heaume de la société Sande, chez les Mende de Sierra Leone, témoigne lui aussi, par son évolution iconographique, de la manière dont les rites et productions artistiques associées évoluent avec les contextes. L’exemplaire du musée de Dakar arbore un haut-de-forme directement puisé dans les usages vestimentaires occidentaux.

Masque heaume de la société Sandé, Mende, Sierra Leone, musée d’Angoulême © musée d’Angoulême.

Masque heaume de la société Sandé, Mende, Sierra Leone, musée T. Monod, achat en 1962 © musée Théodore Monod.

De gauche à droite : Masque heaume de la société Sandé, Mende, Sierra Leone, musée d’Angoulême © musée d’Angoulême. Masque heaume de la société Sandé, Mende, Sierra Leone, musée T. Monod, achat en 1962 © musée Théodore Monod.

La présence étrangère avec ses conséquences économiques, politiques et culturelles peut surgir par des processus de réappropriation ou de détournement de formes, mais aussi d’objets, et donc des usages et des significations qui leur sont attribués. Par exemple, des matières premières et des outils tels que les vis, textiles industriels, plastiques, boutons de mercerie, clous dit « de tapissier » à tête ronde ayant pénétré le continent africain au cours des décennies de transactions avec l’Occident ont été incorporés aux masques Wéde de Côte d’Ivoire. L’objet masque, sur lequel ces matériaux prennent place, s’inscrit dans une certaine tradition formelle renouvelée par l’usage de ces matières importées. Elles sont tout autant de nouvelles sources contribuant à réinterpréter un répertoire décoratif préexistant que de nouvelles manières de réactiver la force visuelle et cultuelle de ces objets.

Masque Wé, Côte d’Ivoire, Bois, cheveux, textile, cuir et pigments, musée d’Angoulême © musée d’Angoulême.

Masque du maintien de l’ordre Tee Gla, Wé, Côte d’Ivoire, musée T. Monod, achat collection de Brunot, 1956 © musée Théodore Monod.

Masque-griot Kpepo gla, Wé, Côte d’Ivoire, musée T. Monod, achat collection de Brunot, 1956 © musée Théodore Monod.

De gauche à droite: Masque Wé, Côte d’Ivoire, Bois, cheveux, textile, cuir et pigments, musée d’Angoulême © musée d’Angoulême. Masque du maintien de l’ordre Tee Gla, Wé, Côte d’Ivoire, musée T. Monod, achat collection de Brunot, 1956 © musée Théodore Monod. Masque-griot Kpepo gla, Wé, Côte d’Ivoire, musée T. Monod, achat collection de Brunot, 1956 © musée Théodore Monod.

Le musée Théodore Monod d’art africain conserve un ensemble de masques-heaumes originaires de la Côte d’Ivoire et du Mali. Ces masques sont des témoignages étonnants de phénomènes de diffusion, d’emprunts et d’adaptation d’objets et, à travers eux, de rites culturels à très grande échelle. En 2001, Evelyne Pinault-Paradis a mis en évidence12, le pluralisme cohérent des masques heaumes horizontaux qui sont alors encore utilisés sur une vaste zone allant du Haut Niger au Mali, au centre ouest du Ghana, en intégrant la Côte d’Ivoire, chez les populations de groupes Mande (Malinke, Bamana, Gouro et Wan), Gur (Sénoufo et Koulango) et Akan (Abron, Any, Baoulé et lagunaires). Elle appuie son étude sur l’art dit sénoufo, bambara, baoulé et koulango et notamment sur les masques komo, nama et kono bamana, le masque poniugo senoufo, le masque gyé gouro, les masques goli, bonu amuen et dyé baoulé, ainsi que le masque numu gbain (dont très peu d’exemples ont été conservés). Tous ces masques, construits sur une base de heaume, s’organisent en trois parties horizontales sur le principe d’une image composite. Leur analyse fait ressortir l’interrelation entre ces masques du point de vue formel et la présence de détails propres à chaque groupe. En revanche, des influences mutuelles sont perceptibles dans les détails de composition, surtout dans les zones frontalières. Ainsi, certains masques du komo bamana montrent une influence senoufo par l’intégration de longues mâchoires édentées, tandis que des masques korobla senoufo sont faits dans le style bamana avec des représentations d’animaux à quatre pattes, inhabituelles dans l’art senoufo. L’interrelation de ces masques est aussi symbolique. On y retrouve des références aux mythes de création par la figuration d’animaux comme le serpent, référence au python fo chez les Senoufo, un des cinq animaux primordiaux. Tous ces masques s’accompagnent d’imposants costumes de fibres qui cachent le porteur et dissimulent son apparence humaine. Ils se manifestent dans une même ambiance sonore (usage des mêmes instruments) et leur chorégraphie est semblable. Evelyne Pinault-Paradis rapporte que, selon les propos de leurs créateurs, ces masques puissants, matérialisent l’opposition existante entre « le monde de la brousse » et le « monde civilisé ». Ils ont trois fonctions : la chasse aux sorciers, l’accompagnement des rites funéraires et le contrôle social. L’expansion de ce rite, mise en évidence par Pinault-Paradis, ne peut être le simple résultat de voisinages, elle est liée à des facteurs socio-historiques. Il est probable que leur diffusion ait été induite par la circulation des forgerons-sculpteurs issus de l’Empire du Mali. La structuration de l’artisanat en castes remonte durant le règne du roi Soumangourou Kanté au 13 ème siècle (roi Soussou rattaché au groupe des Mandé, originaire de l’est du Haut Sénégal) qui conquit l’ancien Ghana puis s’attaqua à un royaume mandé fondé dans la région du Haut Niger par le clan des Keita. Le développement de cet empire, qui atteint son apogée au 14ème siècle, permit un grand essor commercial et la diffusion de produits d’artisanat à travers l’Afrique. L’itinéraire de diffusion des masques suivit celui des Mandé avec pour acteur principal le forgeron-sculpteur itinérant, créateur et utilisateur de cette figure masquée. Cet acteur social partit du Nord-Est de la région de Dia dans le Macina puis longea le fleuve Niger jusqu’à Djenné, descendit vers le sud jusqu’à Begho au Ghana autour des 14ème-15ème siècles et pénétra enfin la Côte d’Ivoire par l’intermédiaire des Mandé-Dioula et des forgerons Numu. Les fonctions de maintien de l’ordre de ces masques ont sans doute facilité leur adoption car la quête d’une lutte efficace contre la sorcellerie et les fléaux était présente. Par ailleurs, ils jouaient un rôle de formation de l’identité collective en palliant le morcellement de l’organisation territoriale engendrée par cet ordre guerrier et sont un outil d’unification des communautés manding.

Masque heaume poniuogo, Senoufo, Côte d’Ivoire-Mali, musée d’Angoulême, équivalent au musée de Dakar acquis par le centre IFAN de Côte d’Ivoire en 1950 © musée d’Angoulême.

Masque heaume goli glin, Baoulé, Côte d’Ivoire, musée T. Monod, achat à Sylla Almamy en 1956 © musée Théodore Monod.

De gauche à droite: Masque heaume poniuogo, Senoufo, Côte d’Ivoire-Mali, musée d’Angoulême, équivalent au musée de Dakar acquis par le centre IFAN de Côte d’Ivoire en 1950 © musée d’Angoulême. Masque heaume goli glin, Baoulé, Côte d’Ivoire, musée T. Monod, achat à Sylla Almamy en 1956 © musée Théodore Monod.

Les terres cuites funéraires dites « akan » proviennent du Ghana et du Sud-Est de la Côte d’Ivoire. Elles ont été collectées et décrites dès la première moitié du 20ème siècle. Timothy Garrard avança, en 1984, l’hypothèse que ces statuettes funéraires étaient issues de contacts, à partir de la fin du 15ème siècle, avec les Portugais et leurs pratiques missionnaires13. Les archéologues Jean Polet et Nolwenn l’Haridon ont tenté d’affiner cette analyse et proposé une autre approche remettant en cause l’utilisation systématique de la « logique » ethnique dans l’approche des sociétés14. Ces statuettes funéraires s’inscrivaient dans des pratiques encore décrites au début du 20ème siècle.

À la mort d’une personne, une potière confectionnait le portrait idéalisé du défunt en terre cuite, qui était ensuite peint et paré de linges avant d’être transporté en procession dans un lieu particulier où étaient déjà assemblées les représentations des membres défunts du lignage. Des libations et des offrandes lui étaient alors offertes. Tous les ans, le jour de la fête de l’igname, les villageois allaient sur le site afin de rendre hommage à leurs ancêtres représentés par ces statues.

Têtes funéraires mma, Anyi, Côte d’Ivoire, Terre cuite, musée d’Angoulême © musée d’Angoulême.

Portrait commémoratif, mma, Agni-sanwi, Côte d’Ivoire, musée T. Monod, don de M. Guérin, Forestier, à la société des amis de l’IFAN, 1942 © musée Théodore Monod.

De gauche à droite: Têtes funéraires mma, Anyi, Côte d’Ivoire, Terre cuite, musée d’Angoulême © musée d’Angoulême. Portrait commémoratif, mma, Agni-sanwi, Côte d’Ivoire, musée T. Monod, don de M. Guérin, Forestier, à la société des amis de l’IFAN, 1942 © musée Théodore Monod.

Si les sites à statuettes funéraires présents sur les côtes sont mentionnés par les textes de Pieter de Marées dès 1602, ce n’est qu’au 20ème siècle, grâce aux découvertes archéologiques15, que l’on met au jour la présence de sites à l’intérieur des terres. L’identification de ces derniers (un peu plus de 70) grâce à différentes sources, textes anciens, traditions orales et fouilles, permet de dessiner une carte sur laquelle on peut constater une concentration de sites sur la côte et le long de quelques axes intérieurs, vers les sites aurifères. Les statues ne livrent pas d’indications chronologiques fiables et précises, mais l’analyse des contextes archéologiques a fourni des indicateurs chronologiques. Ainsi, Jean Polet et Nolwenn l’Haridon proposent, pour les sites à l’intérieur des terres, quelques dates postérieures au contact des populations côtières avec les Européens. De plus, la présence de matériel occidental (bouteilles en verre ou pipes) accompagnant les sculptures sur les sites intérieurs conforte l’hypothèse de Garrard selon laquelle ce phénomène est d’origine côtière et postérieur à l’arrivée des Européens au 15ème siècle. Le premier fort, Saint Georges de la Mine, fut élevé en 1482 sur la Côte d’Or afin de détourner l’or des mines situées à l’intérieur du pays, jusque-là emporté vers le Nord par les caravanes. Dans les forts, les Portugais transposèrent leur mode de vie et, la diffusion de la religion catholique étant le moteur officiel de l’intrusion européenne en Afrique, bâtirent des lieux de culte dès 1503. Or, en associant sur une même carte les sites de statues funéraires, l’emplacement des forts et des édifices religieux, Jean Polet et Nolwenn l’Haridon constatent un regroupement à Elmina, Mori et Axim ainsi que l’existence de sites peu éloignés des forts. Les sites s’égrènent aussi le long des voies commerciales, des chemins conduisant des régions aurifères aux forts ou autres lieux d’exportation (Côte-d’Ivoire). Plus on s’éloigne de l’Atlantique, et de l’influence des Européens, plus les sites se font rares. Pour afficher la puissance du dieu chrétien, pour convertir les populations par des démonstrations publiques, les Portugais importaient tout le matériel liturgique nécessaire, dont des statues de saints qui étaient exposées lors de grandes processions. Elles étaient alors parées de vêtements en soie de couleur vive, de bijoux, disposées sur des palanquins et promenées dans l’espace urbain, accompagnées de chants et d’aspersion d’eau bénite. Les missionnaires fondèrent des confréries chargées de ces déambulations ostentatoires. Au fil du temps et des conflits, ces confréries s’éloignèrent de leur fonction première et créèrent leur propre culte incluant de nouveaux rites et changeant le nom des saints. La comparaison des rituels catholiques accompagnant les sorties des saints et ceux des statues en terre cuite funéraires du 20ème siècle montre de nombreuses similitudes.

En conclusion, le dialogue entre les collections des deux musées pourrait se poursuivre. Parcourant le fleuve Niger, nous aurions atteint le pays dogon et observé ses masques, ses éléments architectoniques comme les piliers toguna, nous nous serions penchés sur l’art textile et la technique du bogolan, puis sur l’art de la vannerie dont les deux musées renferment de beaux ensembles qui mériteraient à eux seuls une étude approfondie. En continuant en Afrique occidentale, les cultures nago-yoruba et fon et leurs inter-relations nous auraient interpellées pour analyser d’autres phénomènes d’emprunts culturels. A travers ces différents exemples, nous pouvons parler d’arts de la relation qui témoignent d’une grande ouverture vers l’extérieur, mais aussi d’affrontements, de chocs, de domination, de trauma. Ces objets portent en eux les traces de l’histoire et sont probablement les plus riches documents qui s’offrent à nous aujourd’hui pour appréhender la complexité culturelle historique du continent africain. Une approche anthropologique plus approfondie permettrait de mieux appréhender comment ils ont été et/ou sont encore des agents dotés d’une intentionnalité déléguée et ont à ce titre un effet sur leur environnement16. Cela permettrait aussi de considérer de quelle manière la mémoire sociale s’est constituée, par le biais des images produites par ces objets, dans des sociétés à tradition orale, et de quelles façons elle a pu manifester certains échanges et conflits à travers des images paradoxales17. Les collections, par leur formation, leur composition, leur parcours sont une source prolifique d’informations sur le passé ancien ou récent qui lie nos deux continents.


  1. Préface d’Abdoulaye Bara Diop in Francine Ndiaye, Le Musée de Dakar. Arts et traditions artisanales en Afrique de l’ouest, Dakar-Paris, musée de Dakar-Sepia, 1994, p. 5. 

  2. Amadou Tahirou Diaw, « Historique du musée de Dakar et de ses collections », Ibid, pp. 7-10. 

  3. Oumar Kane, La première hégémonie Peule. Le Fuuta Tooro de Koli Tenella à Almaami Abdul, Presses universitaires de Dakar, Karthala, Dakar, 2004. 

  4. Jean-Loup Amselle, « Métissage, branchement et invention de la tradition dans les cultures africaines » in Afrique, la croisée des mondes, Paris-Angoulême, Sépia-musée d’Angoulême, 2015, p. 14. 

  5. Souleymane Bachir Diagne, « Musée des mutants », Esprit, juillet-août 2020. https://esprit.presse.fr/article/souleymane-bachir-diagne/musee-des-mutants-42835

  6. Monica Blackmun-Visona, « Usage authentique pour d’inauthentiques objets d’art » in Afrique, la croisée des mondes, op. cit., pp. 144-156. 

  7. Voir le programme de recherche qu’elle dirige à l’INHA : « Vestiges, indices, paradigmes : lieux et temps des objets d’Afrique (XIVe- XIXe siècle) » : https://www.inha.fr/fr/recherche/le-departement-des-etudes-et-de-la-recherche/domaines-de-recherche/histoire-de-l-art-du-xive-au-xixe-siecle/vestiges-indices-paradigmes-lieux-et-temps-des-objets-d-afrique-xive-xixe-s.html

  8. Claire Bosc-Tiessé, « Le cartel des arts. Enjeux d’histoire entre assignations ethnographiques et présentations muséales », Afriques, 10, 2019, http://journals.openedition.org/afriques/2651

  9. Souleymane Bachir Diagne, « Musée des mutants », op. cit. 

  10. Jean Bleton, Josette Rivallain & Jean Sansoulet, « Caractérisation et fonctions des enduits placés sur les masques Ejumba en basse Casamance, sud du Sénégal », Journal d’agriculture traditionnelle et botanique, n. 37, 1995, pp. 25-35. 

  11. Ibid. 

  12. Evelyne Pinault-Paradis, De la forme à l’histoire. Les masques heaumes horizontaux à l’ouest des Volta : étude comparative, plastique et sémantique, Thèse de doctorat sous la direction de Jean Polet, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2001. 

  13. Timothy F. Garrard, « Figurine Cults of the Southern Akan », Iowa Studies in African Arts, 1, 1984, pp. 167-187. 

  14. Jean Polet & Nolwenn l’Haridon, « Les statuettes funéraires en terre cuite de la Côte de l’Or témoignent-elles d’une première christianisation? », Approches croisées des mondes akan II, n. 75-2, 2005, pp. 65-86. 

  15. R.P. Wild, 1937, O. Davies, 1977, J. Bellis, 1987, J. Polet, 1987, B. Vivian, 1992. 

  16. Alfred Gell, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique, trad. fr. Sophie et Olivier Renaut, Dijon, Les presses du réel, 1998. 

  17. Carlo Severi, « Mémoire-récit et image-mémoire. Sur la représentation des Blancs dans la tradition chamanique kuna. », in Emmanuel Alloa (ed.), Penser l’image II, Anthropologies du visuel, Dijon, Les presses du réel, 2015, pp. 147-172.