En 2019, la chercheuse Britta Lange a publié un livre volumineux consacré aux enregistrements audios de prisonniers de guerre de la Première Guerre mondiale, en provenance de multiples pays et locuteurs d’une multiplicité de langues, conservés dans les archives sonores de l’Université Humboldt de Berlin. En 2022, la traduction anglaise réalisée par Rubaica Jaliwala est publiée sous forme de livre numérique aux éditions Kadmos. Ce travail conséquent avec et sur les « voix captives » dans ces archives constitue également une réflexion fondamentale sur la traduction culturelle que requièrent ces « collections sensibles ».
Ancrée dans les études sonores et culturelles, et en collaboration avec des traducteur.rices qui contribuent pleinement aux questionnements, Britta Lange propose un travail de réflexion approfondie, résultat de plusieurs années de recherche, qui cherche à s’approcher des voix de prisonniers de guerre dans des camps en Allemagne entre 1915 et 1918, conservées sur les disques de gomme-laque qui précèdent le vinyle. La constitution des archives, composées de 1650 disques et commanditées par le Ministère prussien des sciences, de l’art et de l’éducation à la Commission phonographique prussienne, fut coordonnée par le professeur d’anglais Wilhelm Doegen dans les camps de prisonniers de guerre autour de Berlin pendant la Première Guerre mondiale. A cette période, entre 6,6 et 8,4 millions d’hommes de provenances variées, déplacés du fait de leur condition de soldats coloniaux pour beaucoup d’entre eux, ont été détenus en Europe.
Des enregistrements sonores ont été réalisés avec certains d’eux dans les camps de prisonniers de guerre par des équipes scientifiques, cherchant à documenter de façon exemplaire des langues ou des locutions, sans s’intéresser aux histoires individuelles des personnes.
Disque de gomme-laque PK 307 dans les archives sonores de l’Université Humboldt de Berlin, aujourd’hui intégrées au Humboldt Forum. Support de la chanson de Jasbahadur Rai. Photo : Emilio Tamburini, 2018.
Les récits n’ont été que partiellement choisis par les locuteurs : ils leur étaient en partie proposés pour lecture (comme dans le cas où les personnes lisent des contes, énumèrent des chiffres, ou répètent des phrases qu’on leur demande de dire). Pour d’autres récits plus spontanés, les contenus avaient été ignorés jusqu’à présent. Dans le cadre de la recherche de Lange, ils sont souvent traduits de leurs langues d’origine pour la première fois dans un processus soigné de discussion avec des traducteur.rices, d’écoute partagée et commentée, comprenant des réactions, affects et associations aux enregistrements. En se penchant sur une douzaine d’histoires individuelles, la chercheuse se met à l’écoute et développe, depuis cette position d’accueil, d’importantes interrogations sur ce qu’écouter ces enregistrements peut permettre de comprendre aujourd’hui sur ces voix captives, ainsi que sur leur conservation dans le présent. Leur condition contrainte est à la fois historique, technique et institutionnelle, comme Lange le précise dans son introduction. L’autrice montre que ce que les hommes ont dit dans un contexte qui leur était imposé ne peut pas être considéré comme des voix authentiques qui s’expriment sans entraves. Ces voix doivent être comprises plutôt comme des traces, des échos qui requièrent aussi bien de prendre en compte le contexte de leur production que leur conservation institutionnelle et leur qualité de média spécifique. Elle pose la question de savoir à qui les hommes s’adressent, pourquoi ils décident de parler alors que les prises de paroles de certains témoignent de leur réticence à s’exprimer dans un contexte contraint et intimidant, entourés de personnel scientifique et d’appareils techniques qui leur étaient inconnus.
Au cœur de cette recherche autour des voix captives se trouve un travail de traduction auto-réflexif, liant traduction culturelle et réflexivité sur le médium sonore. Traduire implique d’amener ces voix dans des nouvelles situations d’écoute qui sont présentes lors des interprétations. En conséquence, leur édition comporte à la fois les documents sonores et des enregistrements contemporains qui commentent explicitement le travail réalisé sur les archives. Lange fait alors le choix de limiter la durée maximale de tous les nouveaux enregistrements à trois minutes et demi, ce qui correspond à la durée d’un disque de gomme-laque, pour rendre davantage présente l’histoire technique de ces archives sonores.
La chercheuse propose une réflexion précise et sensible qui aborde ces voix sous l’aspect d’une histoire des savoirs, d’une histoire de la parole et de l’écoute. Le livre inclut peu d’images car les photographies historiques qui accompagnent ces archives constituent une mise en scène de la situation des enregistrements, ce qui peut induire en erreur sur les conditions et les ressentis des personnes participantes, comme l’explique l’autrice. Outre la place centrale des sons mêmes, contenus sur un disque inclus dans le livre, les pages comportent les fiches personnelles des personnes documentées dans les archives, et des transcriptions et notations manuscrites de leurs récits. A chaque étape de la transcription et traduction, Lange revient sur le caractère construit des enregistrements, s’interroge sur ce qui est audible et pose des questions complexes au sujet de leur écoute dans le présent. La démarche du ‘close listening’ qu’elle met en œuvre a été élaborée et mise en pratique au travers de collaborations et d’échanges de longue date, notamment avec la chercheuse Anette Hoffmann et le réalisateur Phillip Scheffner. Elle adresse aussi bien la matérialité du médium des disques de gomme-laque et leur transposition en fichiers numériques, opérée pour les archives sonores de Berlin entre 1999 et 2006, que des questions qui ont trait à l’histoire des locuteurs : pour qui les hommes ont-ils parlé et qu’ont-ils dit. La démultiplication des situations d’écoute elles-mêmes imbrique « le passé des locuteurs et le présent des écouteur.rices » (p. 27) y compris dans la co-présence de sons historiques et actuels. Elles soulignent, par leur caractère singulier, ce qui se passe en marge des enregistrements, les perturbations, les bruits, dans et en dehors des enregistrements ; ce qui n’avait pas été pris en compte jusqu’à présent. La rumeur des voix (dans le sens latin de faire entendre et de mettre en circulation des histoires, p. 84) comporte alors une dimension spectrale, une présence inquiète d’une archive de voix captives qui interpellent sur les conditions de leur production, conservation et écoute à présent.
Britta Lange et Sebastian Schwesinger dans les archives sonores de l’Université Humboldt, Am Kupfergraben 5, Berlin-Mitte. 1er février 2017. Photo : Felicitas Fiedler.
La traduction et le commentaire de l’enregistrement d’un homme du nom de Jàmafàda peuvent donner une idée des enchevêtrements complexes opérés dans le cadre de la recherche de Lange et de leur capacité à repenser des approches scientifiques. Le chapitre reconstruit les informations disponibles sur la fiche personnelle de Jàmafàda, en insistant sur les nombreuses incertitudes : les mots « peut-être », « éventuellement », « probablement » jonchent le texte de Lange, qui revient entre autres sur l’orthographe multiple d’un même nom d’une archive européenne à l’autre, ce qui rend la reconstruction d’une trajectoire souvent impossible. Dans l’enregistrement fait dans le camp de prisonniers de guerre de Wünsdorf le 8 décembre 1917, Jàmafàda se prononce en mòoré sur son recrutement dans l’armée coloniale depuis son lieu d’origine, Fada N’Gourma, dans le Burkina Faso actuel. Il compte de un à cinquante et parle ensuite des duretés de la guerre à laquelle il participe depuis trois ans, de la souffrance de la séparation de ses proches et de sa peur de mourir sans pouvoir les retrouver. Son récit ne fut pas le sujet de l’attention scientifique mais il ne peut pas être considéré non plus comme l’expression authentique d’un sujet libre. Lange rappelle l’interprétation que fait sa collègue Anette Hoffmann des enregistrements de prisonniers de guerre comme des ‘échos’ qui seraient le reflet d’une expérience personnelle, déformée par les relations de pouvoir et les conditions de l’enregistrement. En se référant à Gayatri Chakravorty Spivak, les deux chercheuses différencient l’enregistrement de l’acte d’énonciation pour le comprendre comme une trace sonore traversée d’interférences, un écho technique aux implications politiques et narratives multiples. Lange s’intéresse notamment à la multiplication de l’enregistrement rendue possible par la numérisation. Elle y voit les limites de l’approche par la « biographie des objets » introduite par Arjun Appadurai et Igor Kopytoff, très influente dans la recherche en sciences sociales et la muséographie de la dernière décennie ; limite induite par la reproduction technique et la distribution numérique qui dépasse désormais toute ambition à pouvoir reconstruire l’histoire culturelle d’un objet dans sa totalité. Plutôt que de maintenir la focale sur l’aspect biographique d’un objet, elle propose de privilégier l’idée du grafein d’une histoire – de l’inscription de l’enregistrement, ainsi que de son accompagnement par des textes, images et situations d’expositions, et de sa démultiplication matérielle et narrative.
La richesse d’une approche de recherche attentive à sa propre dimension de média se prolonge dans la référence à l’usage de cette archive sonore par l’artiste bruxelloise Sarah Vanagt dans son film Boulevard d’Ypres (2010) : en 2009, Vanagt demande à Ousmane, originaire du Burkina Faso et vivant à Bruxelles en attente de sa légalisation administrative, de traduire l’enregistrement en français. Par la suite, elle le fait écouter à des personnes rencontrées au boulevard d’Ypres à Bruxelles qui réagissent en racontant leurs propres trajectoires migratoires et souvenirs de guerres. A travers la distance historique de presque un siècle, l’enregistrement du récit de Jàmafàda résonne alors avec des histoires du présent. Là où les équipes de la commission sonore prussienne poursuivaient dans les années 1910 le recueil d’informations pour une histoire de « races », de cultures et de langues conçues comme entités closes, la rumeur des voix se branche ici au présent et l’histoire individuelle de chaque narrateur devient audible dans son déplacement temporel et médiatique, en échange avec des voix qui l’interpellent.
Le déménagement en 2021 des archives sonores de l’université Humboldt (Lautarchiv) ainsi que des enregistrements et cylindres en cire du Berliner Phonogramm Archiv au Humboldt Forum, récemment ouvert dans la reconstruction du château prussien sur l’île des musées à Berlin, met en exergue les enjeux changeants de l’histoire institutionnelle des archives et pose des questions sur leur futur. Dans leur travail fondamental sur les « collections sensibles », Britta Lange, Anette Hoffmann et Margit Berner ont insisté sur le caractère sensible de collections constituées sans le consentement des enregistré.e.s1. Elles incluent les enregistrements sonores dans les réflexions autour de collections porteuses de violences historiques et posent par conséquent des interrogations sur leurs usages futurs et restitutions possibles.
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Margit Berner, Anette Hoffmann, Britta Lange (sous la dir.), Sensible Sammlungen. Aus dem anthropologischen Depot [Collections sensibles. Du dépôt anthropologique], Hamburg, 2011. Pour la traduction française, voir Britta Lange, « Collections sensibles », in Mathieu K. Abonnenc, Lotte Arndt, Catalina Lozano (sous la dir.), Ramper, dédoubler. Collecte coloniale et affect, Paris, B42, pp. 288-317. Voir aussi la parution récente d’Anette Hoffmann, Kolonialgeschichte hören. Das Echo gewaltsamer Wissensproduktion in Tondokumenten aus dem südlichen Afrika, Wien, Mandelbaum, 2020. [Listening to Colonial History. Echoes of Coercive Knowledge Production in Historical Sound Recordings from Southern Africa, Basel, Basler Afrika Bibliographien, 2022]. ↩