TROUBLES DANS LES COLLECTIONS
Le serpent bicéphale bamoun : fondements historiques, ontologie du pouvoir et représentations Ludovic Boris Pountougnigni Njuh n. 05 Objets et patrimoines des Grassfields : au-delà de la matière… en quête de chair Mai 2023

Citer cet article

Ludovic Boris Pountougnigni Njuh, "Le serpent bicéphale bamoun : fondements historiques, ontologie du pouvoir et représentations", Troubles dans les collections, n. 05, Mai 2023, /numeros/objets-et-patrimoines-des-grassfields-au-dela-de-la-matiere-en-quete-de-chair/le-serpent-bicephale-bamoun-fondements-historiques-ontologie-du-pouvoir-et-representations/.
PDF généré le 16.10.2024

Le Musée des Rois Bamoun se dresse au cœur de la « cité des arts », Foumban, à côté du palais royal. Sa célébrité découle de son style architectural : un musée sous forme de serpent à deux têtes, surmonté d’un dôme qui est lui aussi un animal, la mygale. Tel un arc-de-triomphe, se dresse à l’entrée principale une cloche à double gong dorée. Sa renommée provient aussi de sa collection de 12 500 objets qui retracent l’histoire des souverains et du peuple bamoun. Photo HTN, 2022.

Introduction

Les armoiries traversent l’histoire de presque toutes les sociétés. Marques distinctives signifiées par des textes ou des images sur un blason (Michel Pastoureau 1985 : 147), elles font irruption dans les relations de pouvoir entre les peuples (Laurent Hablot 2012). Elles se retrouvent ainsi chez les peuples des Grassfields, à l’Ouest du Cameroun, dont le patrimoine est riche en symboles chargés de significations politiques. Le serpent bicéphale (Nuepètou1) en fait partie. Il est représenté sur les objets royaux de la communauté bamoune. Controversée, la figure du serpent a fait l’objet d’une littérature intéressant notamment l’exercice du pouvoir. Suivant les cas, l’image du reptile se révèle tantôt bénéfique pour le représentant de l’autorité, tantôt néfaste (Gille Baptiste 2014 ; Idrissa Ba 2012 ; Alfred Adler 1998 ; Alfred Hauenstein 1978 ; Jean-Henri Probst-Biraben 1933 ; Joseph Brun 1910). Les travaux consacrés au Nuepètou ont retracé son origine, décrit son contexte d’adoption et sa symbolique (Mounchili 2014 ; Claude Tardits 2004 ; Raymond Lecoq 1951 ; Mervyn David Waldegrave Jeffreys 1945). Dans la présente étude, nous envisagerons cet emblème comme un objet sensible, contribuant à la consolidation du pouvoir royal bamoun et à la perpétuation d’un idéal monarchique.

Parmi tous les objets qui symbolisent l’être et le pouvoir dans les Grassfields, le cas du Nuepètou s’avère singulier. Je m’appuie sur la théorie des représentations sociales « pour comprendre le rôle de l’inscription des sujets [et des objets] dans un ordre social et une historicité » (Denise Jodelet 2002 : 129), en m’attachant à suivre l’évolution des perceptions du Nuepètou depuis son adoption par les souverains Bamoun. Quelles sont les racines de ce symbole et les imaginaires qui s’y rapportent ? L’analyse tend à montrer que la glorification de cet emblème relève d’un processus de distinction du pouvoir Bamoun, vis-à-vis des autres monarchies grassfields. Si la valeur que lui accordent les Bamoun reste inchangée, en revanche, d’autres registres de sens furent associés au Nuepètou au cours de l’histoire missionnaire et coloniale, et qui perdurent aujourd’hui sous la forme de préjugés négatifs.

1 . L’inscription armoriale du serpent bicéphale en pays bamoun

Le Nuepètou a une histoire. Prince tikar, Nchare Yen édifie à Foumban le royaume Bamoun en 13942. En cette fin du XIVème siècle, l’histoire politique des Grassfields est caractérisée par des migrations et des conquêtes. Jusqu’au XIXème siècle, se fondent en effet royaumes et chefferies. Certains s’étendent tandis que d’autres résistent ou se voient annexés3. Depuis Foumban, les successeurs de Nchare Yen sont conscients de l’exiguïté du territoire – environ 500 km2 à la fondation (Claude Tardits 2004 : 18) –, et l’expansion devient un thème majeur de leur politique régionale. Pendant près de trois cent cinquante ans, ils obtiennent l’allégeance de populations au moyen d’alliances, de ruses et/ou de guerres. Cette volonté d’élargissement s’affermit sous le règne de Mbouombouo (1757-1814), XI ème monarque : « Je poserai, dit-il, les limites du royaume avec du sang et du fer noir ; la guerre est mon affaire. Lorsqu’on trace les frontières du pays avec la bouche, cela s’efface toujours » (Sultan Ibrahim Njoya 1952 : 26, cité par Claude Tardits 2004 : 23). A sa mort, il sera parvenu à soumettre quarante-huit tribus et à porter le royaume à 7 700 km² environ (Claude Tardits 2004 : 18) – proportions qui sont sensiblement égales à celles de l’actuel département du Noun qui est de 7 687 km².

Trois tribus résistèrent longtemps à la politique expansionniste de Mbouombouo : les Papou à l’Est, non loin de l’actuel arrondissement de Malantouen, ainsi que les Gbetnka et les Mèhre à l’Ouest. C’est la victoire remportée simultanément sur ces adversaires qui inspira à Mbouombouo la représentation du Nuepètou. Ses manœuvres militaires restaient en effet vaines face aux Papou, qui recouraient à un artifice très efficace. Ces derniers étaient réputés détenir un « monstre », dit Sânumpût (« haut jusqu’à mordre le ciel » en bamoun), qui inquiétait les troupes bamoun. À leur approche, les Papou se tassaient et agitaient l’épouvantail au-dessus des arbres. Le stratagème fonctionna tant que les Bamoun demeuraient dans l’expectative. Vint cependant un jour où un incident de cour précipita Manchou, le concepteur du Sânumpût, dans les bras du souverain bamoun. Alors que l’usage voulait que le repas se prenne ensemble, Manchou ne fut pas attendu par ses pairs. De plus, il fût repris par son souverain auprès de qui il se plaignît (Mounchili 2014 : 20-30). Retournant sa veste, l’ingénieur se rendît à Mbouombouo et lui livra les secrets du Sânumpût contre récompenses. Quand Mbouombouo relança l’offensive, les Papou déployèrent leur artifice comme d’habitude. Ils observèrent alors que les Bamoun, loin d’être effrayés, fonçaient vers eux. Leur défaite fut toutefois retardée en raison de l’ouverture d’un second front, à l’Ouest, contre les Bamoun. L’alliance Gbetnka-Mèhre pensait profiter de l’absence de Mbouombouo pour prendre Foumban. Le rapport de force lui étant favorable à l’Est, le souverain décida de scinder son effectif en deux. À Foumban, l’alliance tombe donc sur une défense renforcée. Mbouombouo et les hommes restés avec lui assiègent quant à eux les Papou. Combattant sur deux fronts, le souverain sort victorieux dans les deux cas, malgré des effectifs réduits. Il éprouve alors une grande estime pour son peuple : le Bamoun est puissant. Il attaque, il gagne ; il est attaqué, il gagne. C’est ainsi que Mbouombouo adopte le Nuepètou comme armoirie, en souvenir de cet exploit militaire (Ibid. : 31-35 ; Aboubakar Njiassé sd.). La planche ci-dessous illustre le motif archétypal qui en résulte.

Planche 1 : La double victoire et sa reproduction sous forme du Nuepètou. Source : Mounchili 2014 : 34 et 35.

Le Nuepètou est ainsi devenu le principal emblème des armoiries bamounes. Il est représenté avec deux têtes orientées vers le haut, afin que la personne qui s’identifie au motif fasse de même : garder la tête haute. Chronologiquement, son adoption intervient après celle de la mygale (Ngâme en bamoun), symbole de travail et de sagesse, puis du Kou Mut Ngou, une lance aux pouvoirs redoutables, instituée par Ngapna (1590-1629) le VIIIème monarque. Celle-ci est plantée sur les lieux où les sentences du roi sont exécutées. Les autres armoiries instituées par Mbouombouo furent la cloche à double gong (Moujemndû), le tambour royal (Nkindi), et le trône (le sien est baptisé Mandûyiénu) en tant qu’attribut sacré du pouvoir (Mounchili 2014 : 36-38). Le septième emblème fut institué par le XIVème monarque, Ngouhouo, qui régna entre 1818 et 1863 : la danse Mbansié, exécutée lors de la préparation au combat. Au total, le pouvoir royal bamoun compte sept emblèmes. Ceux adoptés sous Mbouombouo demeurent les plus fameux. Il s’agit du trio constitué du Ngâme, du Moujemndû et du Nuepètou, renvoyant aux valeurs de travail, de patriotisme et de puissance chez les Bamoun. Dans les Grassfields, le Nuepètou apparaît ainsi comme exclusif à ce peuple, en dépit des représentations variées qui l’entourent aujourd’hui.

2 . L’objet : son double, ses formes et interprétations

Si le serpent est souvent considéré comme une créature répulsive, le serpent bicéphale a tout, a priori, pour inspirer l’effroi. Deux tendances émergent s’agissant du Nuepètou. Dans le sillage des monarques qui se sont succédés depuis Mbouombouo, la plupart des Bamoun soulignent sa valeur emblématique, faisant du motif un patrimoine à préserver et à valoriser. Il est un sceau formant l’empreinte du pouvoir des monarques, et des objets dont ils se servent. Il n’est pas la source dudit pouvoir, mais un symbole qui l’alimente. En mémoire de cette double-victoire, on a voulu, depuis Mbouombouo, que les monarques et le peuple cultivent les valeurs de résilience et détermination. En ce sens, le Nuepètou est un symbole de puissance et une fierté. Il ne fait pas figure de canal de crypto-communication, c’est-à-dire de contact avec le monde métaphysique, mais de représentation artistique du pouvoir et de communication politique par l’image. En tant que tel, il opère alors au sein de la communauté bamoun comme un étendard, comme un signe de ralliement autour du commandement royal. Même si le grand public bamoun s’approprie de plus en plus aujourd’hui ce symbole, il est un régalia depuis Mbouombouo (Aboubakar Njiassé Njoya sd.). En effet, « le thème du serpent à deux têtes, l’un des symboles bamoun les plus représentés, est présent dans/sur tous les objets royaux, trônes en particulier » (Louis Perrois et Jean-Paul Notué 1987 : 159). La présence du Nuepètou confère un surplus de valeur aux objets royaux. Il est signifié sous diverses formes sur les biens royaux : masques, trônes, tambours (Nkindi), frontispice des cases sacrées, etc.

Planche 2 : Le motif du Nuepètou dans la cour du musée des Rois Bamoun. Photo HTN, 2022.

Il apparaît donc que le Nuepètou, à travers une pluralité de formes artistiques (sculpture, peinture, architecture, forge) sur les biens et objets royaux bamoun, est érigé en symbole qui en renforce le prestige.

Parallèlement, une autre tendance cherche à le défigurer et à en ternir le sens. Parfois, on assimile le serpent bicéphale à la malice. Cette opinion s’accorde avec la diffusion du récit biblique de la création et de l’eschatologie, à l’époque coloniale. En effet, « à la faveur de la colonisation et de la christianisation, bien des formes d’altérité entre les humains et les non-humains en Afrique noire avaient été indistinctement classées dans la sphère religieuse dite traditionnelle, dans celle de la magie ou dans le registre diffus de la sorcellerie » (Séraphin Guy Balla Ndegue 2015 : 94). En jetant l’anathème contre le serpent, le christianisme a ainsi alimenté un contre-discours sur cette figure à laquelle étaient attachés les Bamoun depuis des siècles. Les auteurs des études coloniales furent soit victimes, soit complices de cette distorsion. Analysant l’art bamoun, Raymond Lecoq (1951 : 178), par exemple, inscrit le Nuepètou au registre des totems. Il écrit : « parmi les thèmes décoratifs, des animaux symboliques, crapaud, araignée mygale, serpent à deux têtes, figurent avec les panthères, buffles et béliers qui sont sans doute des animaux totémiques ». Dans la post-colonie, la généralisation des stéréotypes a contribué à renforcer cette représentation décontextualisée du serpent bicéphale bamoun. Etant donné que les stéréotypes sont des processus cognitifs de catégorisation (Nathalie Auger 2013 : 96), l’idée d’un Nuepètou faisant office de totem reste répandue. Par ailleurs, le rapport établi entre le serpent bicéphale et une tradition comportementale dévoyée – hypocrisie, déloyauté, vulgarité, etc. (voir Charly Ngon 2018) – trouve son fondement dans une décontextualisation souvent délibérée, de mauvaise foi, tribaliste et haineuse. Cette interprétation est la source de certains conflits latents, et de malaises dans les relations intercommunautaires qui dégénèrent parfois en affrontements ouverts.

Conclusion

Le Nuepètou est un emblème qui confère une valeur ajoutée aux biens de la royauté bamoun depuis le XVIIIème siècle. Il témoigne d’une volonté de particularisation du pouvoir. Rappelant la victoire militaire simultanée sur les Papou et sur l’alliance Gbetnka-Mèhre, il commémore et célèbre les valeurs d’ingéniosité, de détermination et de travail en contexte d’adversité. Il apparaît comme le symbole du courage, de la résilience et d’aspiration à la puissance. Les stéréotypes noient cependant son potentiel de symbole fédérateur, tel qu’il opère au sein de la communauté bamoune. Le discours désacralisant qui le dénature est un stigmate de la colonisation, mais résulte également d’une forme de repli identitaire dans le Cameroun post-colonial. Cette situation rend compte des failles du processus de construction nationale et se traduit par des rapports heurtés entre les communautés. Cela interpelle sur la préservation des biens culturels et des patrimoines comme fondements, aussi, du vivre ensemble.


  1. Nue\=serpent ; _pè=_deux ; tou\=tête. 

  2. Foumban est une transcription de Fempambèn qui signifie « la ruine des Mbèn » en bamoun ; ceux-ci étant l’une des communautés antérieures à l’arrivée de Nchare Yen. 

  3. Au Sud et Sud-Ouest du royaume, d’autres royaumes sont fondés et se démarquent par leur politiques expansionnistes, tels que : Baleng (XIVème siècle), Bagam (XIVème siècle), Bandjoun (1528), Bafou (1520). 

Bibliographie

Adler, Alfred, « Le totémisme en Afrique noire », Systèmes de pensée en Afrique noire, n° 15, 1998, pp. 13-107.

Auger, Nathalie, « Le stéréotype en classe et dans les manuels de langues : un outil de réflexion pour la didactique », in De Barros Maria Lúcia Jacob, Barbosa Márcio Venício et Rochebois Christianne Benatti (dir.), Recherches en didactique des langues étrangères : thèmes majeurs, Minas Géras, PUFMG, 2013, pp. 95-109.

Ba, Idrissa, « Mythes et cultes du serpent chez les Soninkés et les Peuls : étude comparative », Oráfrica, revista de oralidad africana, nº 8, 2012, pp. 159-169.

Balla Ndegue, Séraphin Guy, « L’affaire des « serpents-totems » à Yaoundé : l’endroit et le verso », Religiologiques, n° 32, 2015, pp. 93-121.

Baptiste, Gille, « Une femme, deux visages, un serpent, deux têtes », L’Homme, n° 209, 2014, pp. 39-67.

Brun, Joseph, « Le totémisme chez quelques peuples du Soudan Occidental », Anthropos, vol. 5, n° 4, 1910, pp. 843-869.

Hablot, Laurent, « L’armoirie et les sens au Moyen Âge. Les cinq sens au Moyen Âge : approches croisées et interdisciplinaires », https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01294683/, 2012.

Hauenstein, Alfred, « Le serpent dans les rites, cultes et coutumes de certaines ethnies de Côte d’Ivoire », Anthropos, vol. 73, n° 3-4, 1978, pp. 525-560.

« Le peuple bamoun », Zinzin Magazine n. 6, https://issuu.com/francktappa9277/docs/zinzinmag6.0/s/12925064, sd.

Jeffreys, Mervyn, Waldegrave, David, « Le serpent à deux têtes Bamunn », Etudes camerounaises, n° 9, 1945, pp. 7-12.

Jodelet, Denise, « Les représentations sociales dans le champ de la culture », Information sur les Sciences Sociales, vol. 41, n° 1, 2002, pp. 111-133.

Lecoq, Raymond, « Quelques aspects de l’art bamoun », Présence africaine, n° 10/11, 1951, pp. 175-181.

Mounchili, Le serpent à deux têtes ou la victoire sur deux fronts : récit sur l’emblème du peuple Bamoum, Foumban : Éditions Lybonar, 2014.

Ngon, Charly, « Traditions et légendes : pourquoi on appelle les Bamoun serpent à deux têtes ? », https://www.auletch.com/traditions-et-legendes-pourquoi-on-appelle-les-bamoum-serpent-a-deux-tetes/, 16 mai 2018.

Nguini, Aline Florence, « Le grand tambour : écho de la tradition », https://www.crtv.cm/2018/12/le-grand-tambour-echo-de-la-tradition/, 12 décembre 2018.

Njiassé Njoya, Aboubakar, « Symboles et armoiries : origine et signification du serpent bicéphale bamoun », https://pdfslide.tips/download/link/dr-njiasse, sd.

Njoya, Sultan Ibrahim (dir.), Histoire et coutumes des Bamum, Yaoundé, IFAN, 1952.

Pastoureau, Michel, « L’État et son image emblématique », in École Française de Rome (dir.), Culture et idéologie dans la genèse de l’État moderne –actes de la table ronde de Rome (15-17 octobre 1984), Rome, École Française de Rome, 1985, pp. 145-153.

Perrois, Louis, Notué, Jean-Paul, « Contribution à l’étude des arts plastiques du Cameroun », Muntu – Revue scientifique et culturelle du CICIBA, nos 4-5, 1987, pp. 165-222.

Perrois, Louis, Arts royaux du Cameroun, Suisse, Musée Barbier-Muller, 1994.

Probst-Biraben, Jean-Henri, « Le serpent, persistance de son culte dans l’Afrique du Nord », Journal de la Société des Africanistes, t. 3, fasc. 2, 1933, pp. 289-295.

Shamkwa, Paul « Cameroun : il est le nouveau Roi des Bamoun », https://chateaunews.com/fr/2021/10/11/cameroun-il-est-le-nouveau-roi-des-bamoun/, 2021.

Tardits, Claude, L’histoire singulière de l’art bamoum, Paris, Afredit/Maisonneuve & Larose, 2004.