L’une des missions essentielles de l’objet rituel en Afrique est son statut de support ou de courroie de transmission communicationnelle entre le visible et l’invisible. Ceci implique son traitement à deux dimensions : sa mise en forme et sa mise en scène. Ce traitement passe par la conjugaison des éléments végétaux (huile rouge, plantes médicinales…), minéraux (sel, calcaire…) et biologiques (sang de bêtes sacrifiées) qui, le temps du rite, marque le processus de consécration et de « métamorphose » définitive de l’objet. Il devient, non plus une chose inerte, mais un support de pouvoir qui prend désormais vie et permet de répondre efficacement au besoin du rite. Cette métamorphose de l’objet ne correspond-t-elle pas à cette remarque de Souleymane Bachir Diagne sur les sculptures et les peintures ? « Rien n’est inerte, il n’y a jamais un degré zéro de vie dans les personnages de cire ou en peinture » ?
Introduction
L’univers rituel des populations yémba de l’Ouest-Cameroun est dense et divers. Chaque étape de la vie est marquée par des cérémonies qui jouent chacun un rôle important dans l’épanouissement de l’individu, du lignage et de la communauté. Parmi celles-ci, figure le rite des jumeaux. Ce rite s’appelle Nkāŋ/Sī en langue Yémba. Il est composé de deux phases formant sa structure essentielle : le rituel Nkāŋ et le rituel Sī (Fouellefak Kana, C, C et Malabon, D, 2017, pp. 57-60). Le rituel Nkāŋ est caractérisé par la consécration de l’objet rituel : une céramique à col concave. Il est ensuite installé dans le sanctuaire familial. On dit d’ailleurs de cette phase qu’on a ŋchέ Nkāŋ mɔ’ littéralement « posé la céramique de l’enfant ». Elle permet de rentrer dans un espace-temps mythique pendant lequel l’objet suit, tout comme le néophyte du rite, sa transmutation. Dans cette temporalité, l’objet subit un certain nombre de « métamorphoses » (Notué J-P, 2007, p. 222) qui le dégage du statut de chose inerte, lui permettant ainsi de prendre vie (Madiya Faïk-Nzudji, C, 1993, p. 128). Ce processus lui confère une efficacité dans les pratiques rituelles (Moisseeff, M, 1994, pp. 8-32). L’objet et le rite sont ainsi conçus dans une dualité et une interdépendance qui déterminent en même temps le pouvoir du premier comme contenant des mânes familiales en présence et du second comme espace de mise en rapport efficace de divers éléments pour le bien-être communautaire. Dans cet univers rituel dédié aux jumeaux, le terme Nkāŋ désigne ainsi deux réalités complémentaires : le rite et l’objet. Cette homonymie souligne le caractère essentiel de l’objet rituel. Caractère qui s’acquiert pleinement suite à un certain nombre de pratiques qui convergent toutes à sa sacralisation définitive.
La présente étude entend décrire le processus de métamorphose du Nkāŋ ; objet porteur du rite des jumeaux dit Nkāŋ/Sī des Yémba de l’Ouest-Cameroun. Il s’agit d’analyser les modalités de son intervention dans le rite et l’impact qui en découle.
Procéder à une analyse systémique du processus de métamorphose de l’objet comme condition de son efficacité rituelle implique de recourir à une méthode pluridisciplinaire. Nous privilégions une approche critique des données orales, écrites et symboliques selon deux perspectives : ethno-morphologique (Louis Perrois 1966) et ethnolinguistique (Ki-Zerbo, J, 1999, p. 387).
1. Comprendre les concepts
Etymologiquement, le terme « rite » vient du latin « ritus » et signifie « cérémonie religieuse1». Elle régule la vie sociale des communautés africaines et les grandes étapes de la vie de l’individu (Turner, V, 1966). Chez le peuple Yémba de l’Ouest-Cameroun, le rite des jumeaux dit Nkāŋ/Sī joue un rôle important dans la structuration sociale. Il est lié à l’origine aux jumeaux et à leur mère. Son objectif est de leur conférer un statut social convenable puisqu’ils sont considérés à dessein comme des êtres spéciaux, possédant du fait de leur naissance et de leur dualité, un pouvoir dangereux. Ce rite se déroule en deux étapes : l’étape du Nkāŋ, couronnée par l’installation de la céramique y afférente dans le sanctuaire familial et la phase Sī qui est l’étape des réjouissances marquant le changement de statut des jumeaux et de leurs parents. Face aux mutations sociales diverses, la phase Nkāŋ est devenue dans certains cas un rituel indépendant. De plus, elle n’est plus seulement liée aux jumeaux mais concerne désormais tout enfant à qui l’on voudrait accorder une situation sociale adéquate, c’est-à-dire celle d’un citoyen au pouvoir bénéfique pour tous. Aussi, le Nkāŋ est prescrit lorsqu’un enfant, -jumeau ou non- tombe malade, essuie un échec ou est victime d’un accident. Enfin, le Nkāŋ intervient également dans le cadre des cérémonies de purification communautaire tenues dans les chefferies lors des crises ou des réjouissances. Dans ces deux derniers cas, la phase de réjouissance « Sī » n’est pas célébrée.
Dans la cosmogonie yémba, il existe deux types d’enfants : les enfants normaux ne possédant aucun pouvoir et les enfants pourvus d’un pouvoir spécial dont font partie les jumeaux. La catégorie des jumeaux est, elle aussi subdivisée en deux ensembles : les jumeaux de conception et les jumeaux de croyance. Les jumeaux de conception sont des enfants venus au monde par paire ou plus. Les jumeaux de croyance sont des enfants venus au monde seul, mais ayant la particularité d’être sortis du ventre de leur mère par les pieds, avec le cordon ombilical enroulé autour du cou, avec le placenta sur la tête ou sont des cadets directs des jumeaux de conception. Le rite des jumeaux concerne de fait ces deux catégories de jumeaux. Leur spécificité est marquée par le nombre d’anses fixées à leur céramique (voir photo 3 ci-dessous). En parallèle, il y’a les enfants dit normaux, ne possédant aucune caractéristique gémellaire mais qui, de plus en plus, bénéficient de ce traitement rituel pour leur protection. Dans ce cas, ils ont droit aux céramiques sans anses.
Les céramiques utilisées dans le rite des jumeaux yémba relèvent ainsi des objets rituels. Ces objets sont un ensemble d’artéfacts introduits dans le rite, et incarnant, non pas seulement la force spirituelle et symbolique que l’on veut représenter, mais aussi tout le savoir-faire et le savoir-être d’un peuple. Dans la mise en scène rituelle, on distingue deux types d’objets : les objets porteurs du rite et les objets rituels temporels. Les objets sont dits « porteurs » parce qu’ils donnent leur nom au rite. Ce sont des objets à la destinée purement rituelle, ceci depuis leur conception. Leur usage profane est inconcevable (Madiya Faïk-Nzudji, C, 1993, p. 130). Les objets rituels temporels interviennent quant à eux sur la scène rituelle comme figurants. Leur usage est très souvent ponctuel. Certains ne sont sacrés qu’au cours de la cérémonie sans que leur usage profane en soit affecté. Ils peuvent être matériels (sacs, tissus, bijoux, instruments de musique, contenants, peinture) ou immatériels (chansons, danses, poésies, littérature orale) et ont pour rôle d’accompagner les objets porteurs du rite dans leur processus de métamorphose.
Si pour André Malraux, la métamorphose de l’objet implique son extraction du milieu rituel où il prend vie et sens à des fins d’exposition figée dans les musées (Bachir Diagne, S, 2019, p. 39), Jean-Paul Notué (2007) y voit davantage un processus de consécration c’est-à-dire un mouvement de transformation de l’objet profane en objet sacré, suivant le traitement rituel observé. C’est en des termes clairs qu’il présente les étapes qui conduisent à cette métamorphose :
Ses formes propres et les motifs ajoutés, l’adjonction de certains matériels qui ont une fonction magique, l’onction de l’objet à l’aide d’une huile magique, la présence d’un médicament qui a le pouvoir du Kè et qui est logé dans une cavité, les prières, les rituels et les sacrifices qui ont été pratiqués pour sa mise en service ou sa présentation, concourent à lui conférer une puissance dynamique et une certaine énergie cosmique. A de tels objets métamorphosés, sont attribués des fonctions surnaturelles. (Notué, J-P, 2007, pp. 222-223)
Qu’elle soit faite dans l’un ou l’autre sens, la métamorphose implique la mutation de l’objet. Elle peut se faire en tant que chose inerte et sans vie, déchargée de toutes forces et exposée dans un musée ou alors comme un objet de pouvoir et passerelle de transmission et de communication agissant dans l’espace rituel. Dans l’un ou l’autre cas, on aboutit au changement de statut de l’objet. La métamorphose analysée ici est celle du processus de transformation de l’objet porteur du rite Nkāŋ/Sī en objet de pouvoir par un procédé structuré en deux phases : la mise en forme et la mise en scène.
2. Mise en forme de l’objet
La mise en forme de l’objet rituel est appréhendée depuis sa conception. Ainsi, l’étude morpho-symbolique de l’aspect du Nkāŋ implique une analyse générale de sa forme et des éléments qui la constituent. En tant qu’objet rituel efficace, le Nkāŋ est, depuis sa conception, un auto-référent (Marika Moisseeff 1994, pp. 8-12). Sa forme renvoie à l’univers symbolique des jumeaux qui est celui de la fécondité et de la prospérité. Elle est similaire à celle de la grande marmite usuelle yémba (Mia lekeŋ, litt : grande marmite), jadis utilisée pour cuire les aliments2 (voir photo 1&2). On peut d’ailleurs établir un rapport symbolique entre cette marmite et l’objet rituel Nkāŋ. La marmite Mia lekeŋ est un contenant dont le contenu (nourriture) pourvoit aux besoins élémentaires et au bien-être de l’enfant. Comme contenant, le Nkāŋ se rapproche symboliquement de cette fonction nourricière et bienfaitrice, mais sur un plan purement spirituel.
Mia lekeÅÂ, marmite usuelle. Source : D. Malabon, Bamendou, 22-02-2019
Mia lekeÅÂ, marmite usuelle. Source : D. Malabon, Lefetsa, Bamendou, 31-08-2018
Objet 1 : Mia lekeŋ (L : 70cm, ouverture : 30cm, diamètre de la panse : 40cm), Nembouo (chefferie Bamendou), modelé par Metangmo Marie, vers 1930, appartenant à Tsagué Pauline. Marmite ayant appartenue à sa mère et servant à la cuisson des aliments.
Objet 2 : Nkaŋ (L : 28cm, ouverture, 10cm, diamètre de la panse : 23cm), Bamegwou (chefferie Fokoué), artiste inconnu, céramique achetée au marché Lefetsa de Bamendou en 1982. Appartenant à Kouemo Martin. Objet conservé dans le sanctuaire familial et ayant servi au rite Nkaŋ de sa femme.
La ressemblance est frappante entre ces deux objets aux usages pourtant très différents. Leur similitude de forme permet de remarquer que la forme de l’objet rituel (image 2) dérive probablement de celle de l’objet profane (image 1).
Cette forme du Nkāŋ est conventionnelle et ne peut varier. Lorsque la céramique est parfaitement reproduite par la potière, on entendra très souvent l’usager s’exclamer : a mpoŋ, (litt : c’est bon ou c’est beau) (Quartullo, G, 2013, pp. 17-22). L’appréciation formelle témoigne de la satisfaction de l’usager qui voit en l’objet ainsi fait sa capacité à pleinement jouer son rôle rituel. Pour le Yémba, la morphologie du Nkāŋ telle qu’adoptée à l’origine du rite est celle qui fonctionne. C’est d’ailleurs pourquoi sa modification est inconcevable. Malgré les mutations sociales et l’abandon progressif de la chaîne de modelage, il est frappant de constater que la production du Nkāŋ s’est maintenue. On peut comprendre par-là que cette forme première de l’objet est substantielle à son efficacité rituelle3.
Portons maintenant un regard analytique sur la composition morphologique proprement dite du Nkāŋ (voir planche 1). Riche de sens, elle n’est pas anodine. Le Nkāŋ est constitué de deux principales sections : la panse et la lèvre. La panse est ovoïde allongée et présente une allure phallique, tandis que la lèvre de forme concave, fait penser au sexe féminin. Le Nkāŋ exprime à cet égard la dualité homme/femme, symbole originel de la procréation. Elle représente la double dimension de l’homme en tant qu’être. Selon Engelberg Mveng (1974, pp. 77-79), cette double dimension symbolise la caractéristique parfaite de l’homme dans sa plénitude et dans sa dynamique. Il faut en conclure que cette structure formelle est un clin d’œil à la fécondité et à la procréation célébrée dans ledit rite.
Source : D. Malabon, Fotomena, 27-08-18
Source : D. Malabon, Fotomena, 27-08-18
Source : D. Malabon, Fotsem-Lessing 20-04-2018
Planche 1 : Morphologie du Nkāŋ : symbole de la dualité humaine et de la fécondité
Objet 1 : Nkaŋ (L : 22cm, ouverture, 8cm, diamètre de la panse : 19cm), Fotomena, modelé par Makemneu Brigitte, vers 1985, appartenant à Bouzeu Thérèse. Objet ayant servi au rituel Nkāŋ de son premier fils. Est conservé aujourd’hui dans le sanctuaire familial.
Objet 2 : Nkaŋ (L : 22cm, ouverture :7,5cm, diamètre de la panse : 19cm) Fotomena, modelé par Makemneu Brigitte, vers 1985, appartenant à Bouzeu Thérèse. Objet ayant servi au rituel Nkāŋ de sa fille. Il est conservé aujourd’hui dans le sanctuaire familial.
Objet 3 : Nkaŋ (L : 25cm, ouverture : 9cm, diamètre de la panse : 20cm), Fotsem-Lessing, modelé par kenbah Angèle vers 1977, appartenant à Mafo Marie claire. Céramique ayant servi au rituel Nkāŋ d’un de ses jumeaux ; elle est conservée aujourd’hui dans le sanctuaire familial.
La forme du Nkāŋ représente avant tout la dualité de l’univers yémba partagé en éléments dichotomiques homme/femme, sacré/profane, mal/bien, visible/invisible, vie/mort. Comme l’utérus de la femme, l’objet est destiné à contenir les éléments symboliques de fécondité et de richesse tels le jus sacré extrait de la plante ndwɛt (Nelsonia canescens), les graines de ŋde-ŋde (Afromomum letestianum), les cauris, les pièces de monnaie4.
L’efficacité du Nkāŋ lié à sa mise en forme est dépendante également du nombre d’anses adjointes au pot (voir photo 3). Ainsi, on distingue plusieurs types de Nkāŋ dont lavariété est déterminée par la présence ou non des anses sur le col du pot. Ces anses varient de zéro à neuf et marquant une différence entre les enfants-candidats5 au rite suivant les pouvoirs qu’on leur reconnait6. Plus ce nombre est élevé, plus le caractère maléfique du pouvoir attribué à l’enfant est avéré7. Le Nkāŋ sans anses est souvent utilisé pour les enfants dits « normaux », n’appartenant ni à la catégorie de jumeaux de conception ni à celle des jumeaux de croyance. Selon l’opinion communément admise, les « enfants normaux » ne possèdent pas de pouvoir maléfique mais doivent être également protégés (Malabon, D, 2016, p. 136). Depuis sa conception, la structure de l’objet et les éléments qui lui sont adjoints ont une visée bien précise ; visée qui est à tout point liée à la cosmologie mise en scène dans le rite. C’est cette fonctionnalité formelle de l’objet que Germaine Dieterlen (1965, p. 5) décrit en ces termes :
C’est pourquoi les attributs, que soulignent les décors, vigoureux ou seulement esquissés, souvent numériquement comptés sont-ils fait [sur l’objet] en obéissant à divers impératifs, et au statut, à la fonction et à l’histoire de l’être représenté.
Quelques types de Nkāŋ sur un comptoir du marché de Dschang. Source : D. Malabon, marché de Dschang, 18-03-2022.
Sur l’image, on peut voir (de droite à gauche) un pot sans anse, le pot à une anse, le pot à trois anses, le pot à quatre anses, le pot à six anses et enfin le pot à huit anses. Sont absents les pots à deux anses, cinq anses, sept et neuf anses.
3. Mise en scène
Nous appréhendons la mise en scène de l’objet comme un ensemble de gestes qui consiste en l’ajout d’éléments (végétaux, minéraux et biologiques) sur l’objet et à sa scénographie dans l’espace rituel, contribuant ainsi à sa consécration définitive. Elle se fait en deux phases : l’ajout et la scénographie.
La phase de l’ajout est celle de la composition du Nkāŋ avec des éléments disparates, tirés du milieu naturel qui contribuent à accroître sa puissance. Une fois joint à l’objet, ces éléments conjuguent avec la forme porteuse de sens pour lui conférer son pouvoir. Avant son introduction sur la scène rituelle, la surface externe du Nkāŋ est entièrement ointe d’une pâte onctueuse obtenue d’un mélange d’huile rouge de palme et de poudre du phʉ dite poudre du bois d’acajou (Pterocarpus Soyauxii). Puis, on rehausse l’ensemble de points blancs à base de kaolin (voir planche 2). Selon les officiantes du rite, ces deux actions sont vitales pour les candidats. Ainsi paré, l’objet peut agir efficacement, répandre ses bienfaits et ses effets protecteurs, conformément à ce qui est attendu dans le cadre du rite. Et si par la suite, on juge les objets trop vieux et moins efficaces, les familles organisent une cérémonie pour les revivifier. Pour l’occasion, l’officiante conviée viendra nettoyer les canaris et leur refaire cette même peinture rouge constellée de points blancs8 afin de « recharger » l’objet. Pour ce fait, le sang d’une chèvre immolée est aspergé sur les pots. Germaine Dieterlen (1965, p. 5) dit de cette action :
L’objet, s’il a été consacré par un sacrifice comme c’est souvent le cas, est alors chargé de la force vitale que transporte le sang. Il acquiert là un autre caractère ; celui d’une vie quasi biologique que les rites, les offrandes et les sacrifices doivent entretenir »
En raison de sa charge vitale et biologique, le sang aspergé contribue ainsi à donner vie à l’objet. Il devient, un réceptacle des esprits du lignage qui sont convoqués dans le rite ; Comme le dit Jean Laude (1966, p. 284), l’objet a ainsi pour but de « capter la force vitale des ancêtres mortels ou immortels, laquelle est capitalisée et redistribuée au bénéfice des membres du groupe qu’elle concerne ».
Source : D. Malabon, Fotsem-Lessing (Foréké-Dschang), 11-08-2017.
Source : D. Malabon, Fotsem-Lessing (Foréké-Dschang), 11-08-2017.
Planche 2 : Canaris et tiges de bambou teints de pointillés blancs sous fond rouge
Les canaris ainsi peints sont prêts pour leur mise en scène définitive dans l’espace rituel. L’univers ponctiforme qui se répète sur l’espace rituel à travers le canari tacheté et les deux tiges de bambou raphia reliées symbolise la présence des membres invisibles de la famille. Ces bambous fixés au mur, derrière les pots représentent chaque candidat. Les points contribuent à rendre l’objet efficace. Au fur et à mesure qu’ils s’effacent avec le temps, l’objet perd de cette efficacité. On procède alors à son renouvellement.
Au terme de la phase de l’ajout, la scénographie est importante. Elle est la phase de la composition de l’objet dans l’espace (voir photo 4). Elle est dirigée, comme les précédentes, par l’officiante qui est dans la plupart des cas une mère des jumeaux ayant elle-même fait le rite. Elle procède à l’installation des pots dans le sanctuaire familial aménagé à cet effet dans la cuisine de la mère. Des chansons d’invocation entonnées par le cortège composé de mères de jumeaux présents ponctuent cette étape. L’officiante dépose sur un support le pot, sur la lèvre de laquelle elle a placé une calebasse et une écuelle à eau au pied de l’ensemble. Sur le mur, derrière chaque canari, est dessiné en blanc, sous fond rouge un carré de neuf points. Ces neuf points représentent l’abstraction des deux tiges de bambous qui étaient jadis utilisées.
Structure complète du Nkaŋ : les ajouts. Source : D. Malabon, Fotsetsa, 1er-09-2017
Nkaŋ (L : 25cm, diamètre d’ouverture : 9cm, pourtour de la panse : 30cm) ; chefferie Fotsetsa, artiste inconnu ; acheté au marché de Dschang vers 1989, appartenant à Fotejeu Madeleine. Poterie ayant servi au rituel Nkāŋ de l’un de ses enfants. Elle est actuellement conservée dans le sanctuaire familial. Il faut remarquer que le pot ne possède pas d’anse. Il s’agit en effet de celui d’un enfant dit « normal ».
Cette structure fait réellement du Nkaŋ un objet rituel efficace. Ce complexe est constitué du Nkaŋ posé sur un support, recouvert d’une calebasse, avec une écuelle (Lekeŋ na’) posé devant le Nkaŋ et servant de réceptacle aux différents fluides offerts à Dieu et de la double tige de bambou (Ndeng mefāk) tachetée avec le kaolin blanc sur fond de camwood rouge accrochée au mur.
Pour terminer, l’officiante dessine sur le sol, devant les canaris, un autre univers de points qu’elle compose avec des tas de sel, de l’huile rouge et une pâte de maïs et de pistache (voir planche 3). L’objet devient ainsi définitivement sacré. Seul l’enfant à qui il appartient, a désormais le droit de déposer et d’y prendre quelque chose. Le Nkāŋ fera dès lors office de réceptacle des bénédictions requises pour son épanouissement. On pense d’ailleurs que pendant ces étapes de mise en forme et de mise en scène, une divinité bienfaitrice s’y est logée. Désormais, toutes les doléances présentées pour l’enfant devant le canari seront entendues9.
Source : D. Malabon, Fotsetsa, 1er-09-2017
Source : D. Malabon, Fotsem-Lessing (Foréké-Dschang), 11-08-2017.
Planche 3 : Mises en scène du Nkāŋ dans les sanctuaires familiaux
Image 1 : sanctuaire familial à Nzala (chefferie Fontsa-toula), datant environ de 1975. Cette date approximative est liée à la qualité des données fournies par l’informatrice (Nguena Martine, 80ans, mέŋī Sī, Nzala, chefferie Fontsa-Toula, 04-03-2018), elle dit avoir fait le Nkāŋ/Sī de ses enfants à la fin de la guerre du maquis (approximativement en 1975). On remarque sur l’image l’abondance des points blancs réalisés à l’aide de l’argile blanche (nèbieu) et l’usage des tiges de bambou raphia pour la représentation de l’univers de chaque enfant-candidat. Ces points sont régulièrement renouvelés pour maintenir la structure des objets active comme référents des mânes familiaux.
Image 2 : installation d’un sanctuaire familial à Fotsem-Lessing (Foréké-Dschang) en 2017. On remarque l’abondance des points sur le sol, formés avec le sel sur fond d’huile rouge, sur les Nkaŋ et sur le mur, réalisés à l’aide de la craie et sur fond rouge provenant du phʉ. Les tiges de bambou raphia sont remplacées par des carrés de neuf points peints sur le mur.
Dans le processus de mise en scène de l’objet, les couleurs et les formes géométriques ont un sens. La couleur rouge est la figuration du sang donc de la vie. Elle est utilisée pour recouvrir les objets, marquer l’espace et le sanctifier10. La couleur blanche est quant à elle le complément symbolique du rouge. Ces deux couleurs sont associés à des symboles qui renvoient à la vie, à la mort, à la fécondité, à la prospérité et à la continuité célébrées dans le rite. Dans ce processus de sanctification de l’objet, le blanc qui désigne la mort et le deuil s’oppose au rouge symbole de la vie. Cette opposition s’avère en réalité une complémentarité, au travers de la recherche d’un équilibre entre vivants et morts dans le but d’accorder aux candidats un statut social normal.
Le point apparait comme le symbole de la plénitude, de la fécondité et surtout de la continuité. Si, pour Engelberg Mveng (1974, pp. 77-79), cette forme représente chez les Bamiléké l’univers des ancêtres, pour Jean-Paul Notué (1988, p. 379), le point incarne davantage le plus grand degré d’abstraction du symbole de fécondité. Pour Sylvain Djaché Nzefa (1994, pp. 134-135), les points encadrés dans des formes géométriques (carrés, losanges, cercles…) symbolisent les vivants, la vie et la continuité au regard de la cosmogonie bamiléké. Qu’ils soient représentés sur le rebord de la céramique Nkāŋ, sur les tiges de bambou, sur le sol d’un sanctuaire ou signifiés au travers d’un carré de neuf points sur le mur, les points apparaissent dans le rite des jumeaux comme le symbole de la dualité de la cosmologie de ce peuple rattaché au lien qui relie les vivants et les morts. Dans ce rapport étroit entre les deux mondes, l’objet prend vie et joue le rôle de courroie de transmission.
Conclusion
L’introduction de l’objet dans un espace cultuel implique préalablement un ensemble de manipulations rituelles dont l’objectif est sa métamorphose. Chez les Yémba de l’Ouest-Cameroun, cette métamorphose constitue l’un des fondements de la mise scène de l’objet dans le rite Nkāŋ dédié aux jumeaux. La céramique Nkāŋ qui est l’objet porteur du rite subit un certain nombre de transformations qui ont pour but de faire d’elle un objet de pouvoir censé agir pour le bien-être des candidats. Ceci passe par sa mise en forme et sa mise en scène, marquant deux étapes de la métamorphose. Elle porte en elle les éléments essentiels de la cosmologie yémba : le rapport de l’homme à lui-même, à son environnement et à l’invisible. A travers ces deux étapes, le Nkāŋ se personnifie, se déploie pour enfin « vraiment nous regarder » (Bachir Diagne, S., 2019, p. 39) et conférer au rite son efficacité.
-
Encyclopedia Bordas, Paris, Bordas, 1990. ↩
-
Mezangwou Pauline, 92 ans, mέŋī Sī, chefferie Tchoutsi (chefferie Bafou), interviewé le 04-01-2020. ↩
-
Sonfack Odette, 58 ans, chef des mέŋī Sī à la sous chefferie Fotsem-Lessing de Foréké-Dschang, interviewé le 24-08-2018. ↩
-
Ces éléments sont des ingrédients du rite qui, joint à l’objet lui confère toute son efficacité. Pour comprendre le rôle de ces ingrédients et les modalités de leur introduction dans le rite, lire Malabon, D., « Des savoirs phyto-thérapeutiques à l’usage des plantes dans les rituels Nkāŋ/Sī et Nāŋ Kɔ’ chez les Yémba de l’Ouest Cameroun », dans Actes du Symposium International sur la Science et la Technologie, Revue Science et Technique du CNRST, Ouagadougou, Hors-série N°5, Janvier 2020, pp. 301-303. ↩
-
Le diagnostic de l’intensité du pouvoir de l’enfant est déterminé par l’ordonnatrice du rite qui est dans certain cas l’officiante. Il existe chez les Yemba un corps de médecin prêtre dédié à cette tâche. ↩
-
Melago Marie, 62 ans, potière et marchande des poteries, Baleveng, interviewé le 13-03-2016. ↩
-
Metanbou Marie, 71 ans, Gwī Sī (prêtresse et médecin) à la chefferie Fotsem-Lessing (Foréké-Dschang), interviewé le 23-08-2018. ↩
-
Mo’o Kana, 82 ans, jumeau et notable, Nkongni (Bafou), interviewé le 04-06-2018. ↩
-
Melago Marie, 62 ans, potière et marchande des poteries, chefferie Baleveng, interviewé le 13-03-2016. ↩
-
Ndonfack Fabien, Médecin-prêtre, chefferie Fongo-Tongo, 63 ans, interviewé le 02-10-2018. ↩