TROUBLES DANS LES COLLECTIONS
Atelier Picha : vers la planète symbiotique ? Lucrezia Cippitelli n. 02 Les survivances toxiques des collections coloniales Septembre 2021

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Lucrezia Cippitelli, "Atelier Picha : vers la planète symbiotique ?", Troubles dans les collections, n. 02, Septembre 2021, /numeros/les-survivances-toxiques-des-collections-coloniales/atelier-picha-vers-la-planete-symbiotique/.
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« Rien ne vient sans son monde. »
Donna Haraway

Faire-monde dans une époque complexe

S’engager dans les activités de Picha signifie d’abord comprendre les difficultés de la gestion d’une organisation culturelle à but non lucratif. La stabilité et la viabilité économiques sont le principal défi que tout centre culturel indépendant, en dehors de ceux de quelques pays riches en Occident, doit relever en permanence. Ces deux dernières années, l’incertitude et les restrictions liées à la pandémie mondiale nous ont obligés à repenser notre programme qui associe de nombreux acteurs internationaux (artistes invité.e.s et conférencier.e.s, partenaires et donateurs, publics et mécènes). Les Ateliers Picha et mon propre travail curatorial interrogent sans cesse des manières significatives d’articuler le local et le global. Mais ces articulations deviennent un problème majeur lorsque les voyages sont interrompus et que la plupart des institutions reportent leurs activités internationales et gèlent les financements. La précarité de Picha – un collectif d’artistes qui a, en toute utopie, mis en place une Biennale auto-organisée acclamée internationalement, un centre d’art et un programme pédagogique international (Ateliers Picha) – a été aggravée par la détérioration de la situation sociale et écologique dans le monde. Plus spécifiquement, la République démocratique du Congo est un contexte extrêmement complexe et résonne fortement avec la crise de la planète : paysages abîmés, existences précaires, effondrement des promesses industrielles, ruines économiques et incertitude globale.

La préparation de la performance Kesho de Mega Mingiedi Tunga pour l’ouverture de la Biennale de Lubumbashi 2019.

Picha ne reçoit pas de financement institutionnel stable. La force de la structure réside dans son réseau international, sa connexion solide avec les acteurs culturels locaux et l’engagement inlassable de ses membres. Si, pour Picha, la pandémie a été un moment de ralentissement, elle a aussi été l’occasion d’observer les énormes efforts humains et financiers nécessaires à la réussite d’un événement comme une Biennale. Alors que les producteur.rice.s culturel.le.s travaillant à l’intersection de l’art et de la société ont l’habitude d’opérer dans des conditions instables, les deux dernières années ont clairement montré la nécessité de reconsidérer ce qui constitue un modèle viable et non toxique pour toutes les personnes impliquées dans le champ culturel transnational. Pour trouver une position qui émerge de la recherche collective de réponses à ces questions pressantes, il me semble incontournable de mettre les questions en commun, de partager des réseaux et des connexions, et d’agir pour rendre les choses possibles sans occuper une attitude de commissaire-autrice.

Accueillir le trouble

Pour moi, en tant que commissaire européenne, travailler dans le contexte de Lubumbashi signifie de déconstruire les récits et idéologies occidentaux à plusieurs niveaux, et d’opter pour la complexité comme méthode. Comment repenser le sens d’un centre d’art et la signification de ses programmes lorsque la vie quotidienne est un défi pour une partie de la communauté ? Comment rendre l’art et la culture significatifs pour une collectivité ? Avec quels publics une institution culturelle communique-t-elle et comment peut-elle prendre en compte leurs temporalités ? Enfin, comment penser les structures transnationales qui font elles-mêmes partie du risque constant de tourner les programmes de Picha vers l’Europe et les USA ?

Le carton d’invitation à participer à la performance Kesho, conçu, produit et distribué dans le quartier de la Gécamines (société minière) par les participant.e.s.

Ayant la chance de consacrer une partie importante de mon temps aux Ateliers Picha, j’ai plus à apprendre qu’à enseigner. Je suis certaine qu’il en va de même pour les artistes, les praticien.ne.s, les universitaires, les activistes culturels, les ami.e.s et les allié.e.s du monde entier qui visitent, pensent et se produisent dans une ville qui est à la fois située aux marges géographiques des réseaux artistiques dominants, et qui représente simultanément un lieu de convoitise pour des acteurs économiques internationaux en concurrence au sein de l’économie mondialisée. Dans ce contexte, la production et la transmission artistiques et culturelles ne peuvent se limiter à des méta-langages artistiques, échangés par des professionnel.le.s de passage, entre un vol intercontinental et un autre. Elles n’ont pas non plus vocation à promouvoir les tendances artistiques mondiales dans un contexte local. Elles doivent au contraire accueillir pleinement la complexité de la situation, articuler le local et le global, partager les connexions et agir comme un allié.

Pour atteindre cet objectif, en tant que directrice artistique des Ateliers Picha et une des commissaires de la septième édition de la Biennale de Lubumbashi, intitulée Toxicité, j’ai proposé un programme fusionnant la recherche et la production artistique située, un programme pédagogique basé sur l’apprentissage par la pratique et le collectivisme, l’accompagnement individuel et un programme culturel pour les espaces de Picha. La précédente édition des Ateliers Picha, qui s’est déroulée entre juin et octobre 2019 sous ma direction, était déjà basée sur ces prémisses. Elle comprenait des visites collectives, des échanges, des promenades urbaines, des lectures, des discussions, des moments de désespoir et d’enthousiasme partagés dans la vie réelle et en ligne (les images de cet article illustrent certains de ces moments), mais sa durée fut limitée. À partir de 2020, nous avons donné la priorité à des durées prolongées, à la co-création en partenariat avec un réseau d’organisations locales et internationales, et à la production artistique et culturelle spécifique au lieu, en mettant l’accent sur les artistes congolais1.

En cours de réalisation ? la planète symbiotique

La pratique du partage, de la coopération et de l’apprentissage collectif, qui est le fondement des Ateliers Picha, utilise le concept de symbiose et d’endosymbiose de Lynn Margulis comme métaphore. Selon Margulis, théoricienne de l’évolution, biologiste et spécialiste des sciences naturelles, les organismes qui établissent une relation symbiotique avec d’autres – et spécifiquement en conséquence de cette symbiose même – construisent un meilleur environnement de vie pour eux-mêmes et la collectivité. La planète symbiotique est une métaphore fondamentale pour un programme culturel dans lequel la participation et le partage deviennent des possibilités tangibles pour vivre, penser, créer et améliorer la vie de la communauté et des individus. Dans de nombreux cas, notre désir de construire des structures durables, se heurte aux asymétries existantes, et à leurs dimensions financières, écologiques et culturelles.

Les Ateliers Picha sont conçus comme une suite d’activités à long terme réunissant un groupe de jeunes artistes et praticien.ne.s culturel.le.s, invité.e.s à travailler ensemble en amont de la prochaine Biennale de Lubumbashi (octobre 2022). Les participant.e.s vivant à Lubumbashi et dans d’autres villes congolaises suivent des conférences, des programmes de mentorat et des discussions avec leurs pair.e.s et sont soutenu.e.s dans la conception d’une œuvre d’art. L’accent est mis sur la ville en tant que ressource et scène (comme le déclare Picha, l’initiative « veut promouvoir la création artistique en utilisant l’espace urbain comme scène et l’image comme support »). En réponse à la pandémie, la plupart des ateliers de 2020 se sont déroulés en ligne : les participant.e.s ont été invité.e.s à s’engager dans la production éditoriale sur des plateformes multiples (sites web et médias sociaux, radio et publication DIY, production d’images, etc.) avec des praticien.ne.s d’Afrique du Sud, du Mali, du Maroc, du Cameroun, pour n’en citer que quelques-un.e.s. Cela a conduit à la conception d’un nouveau site web pour Picha et à l’initiation d’un fanzine. En 2021, les activités ont été poursuivies à la fois sur place et en ligne. Celles qui requièrent une présence et une spécificité au lieu sont développées avec des artistes et des praticien.ne.s locales.aux, éventuellement en dialogue avec des expert.e.s à l’étranger, qui se joignent en ligne. Les participant.e.s organisent et coordonnent elles et eux-mêmes des événements publics, comme des groupes de lecture, des programmes de projection et des présentations d’artistes dans les espaces du centre d’art Picha. Le travail avec les artistes et l’usage des ressources locales est au cœur du programme, tandis que les résidences internationales sont devenues moins fréquentes.

Douglas Masamuna et Daddy Tschikaya, deux artistes basés à Lubumbashi, dirigent l’atelier avec les membres du collectif d’artistes Ruangrupa, Gerobak Bioskoop et Cindam Balabala (Lubumbashi 2019).

L’atelier conduit ensemble avec le collectif indonésien Ruangrupa en 2019 a initié cette direction : il s’est déroulé dans les lieux de Picha, et fut dirigé et coordonné par Douglas Masamuna, cinéaste basé à Lubumbashi. Par une collaboration à distance, le groupe a incarné et traduit l’œuvre d’art iconique de Ruangrupa, Gerobak Bioskop, un Ciné-cart mobile pour les rues de Lubumbashi. Le résultat, Cindam Bala Bala, a adapté et recontextualisé le Gerobak Bioskop (conçu pour le contexte indonésien) en produisant un chariot qui convient à la vie quotidienne de Lubumbashi et de ses habitant.e.s.

Le thème de la toxicité a émergé comme une évidence de nos expériences : la toxicité n’est pas seulement la manière dont les ressources sont extraites de la République démocratique du Congo, mais aussi la manière dont les idées et les pratiques culturelles provenant du Sud sont appropriées dans le monde de l’art. Lors de la Biennale de Lubumbashi 2019, l’artiste et performeur Mega Mingiedi, basé à Kinshasa, a abordé la question de l’extraction des ressources naturelles avec son étonnant dessin de grande dimension décrivant la ruée vers les ressources minérales dans la région du Katanga.

Mega Mingiedi Tunga , Kesho, Performance, à l’ouverture de la Biennale de Lubumbashi 2019. La performance a été développée comme un événement de cohabitation, de coopération et de construction communautaire avec les participant.e.s de l’Atelier PICHA

Dans un atelier qu’il a dirigé dans le cadre des Ateliers Picha, les discussions se sont particulièrement concentrées sur le quartier de Gécamines, une zone autrefois riche de Lubumbashi, où vivaient des employé.e.s de haut rang de la compagnie minière Gécamines jusqu’à la crise politique et l’effondrement économique des années 1990. Transformant une ancienne maison familiale en domicile, studio et laboratoire, il a conçu et développé, en collaboration avec les jeunes artistes des Ateliers Picha, la performance Kesho ! Le groupe s’est déguisé en mineurs et a poussé une énorme maquette de la planète dans les rues, invitant les habitant.e.s à participer et à contribuer leurs histoires et leurs désirs pour l’avenir.

Les Ateliers Picha 2020-22 poursuivent leur programme dans la même direction. Afin de lutter contre l’extractivisme, nous interrogerons de manière critique les structures de pouvoir qui permettent seulement à certain.e.s de raconter des histoires. L’objectif est de créer des espaces et des contextes de travail créatifs pour celles et ceux qui réfléchissent et repensent les problèmes mondiaux depuis Lubumbashi et la RDC. L’engagement avec les organisations locales est essentiel, afin de s’adresser avant tout aux publics locaux. Dans ce but, les organisations partenaires sont invitées à collaborer avec les Ateliers Picha dans la conception et le développement d’activités aussi variées qu’une web-radio locale, un projet d’édition, ou une série de projections de films, mais aussi à repenser structurellement l’espace de Picha lui-même comme une Maison en commun.


  1. Jusqu’à présent, Ateliers Picha a collaboré avec des partenaires internationaux aussi différents que la Facultad de Artes ASAB of the Distrital Francisco José de Caldas University, Bogotà; Framer Framed, Amsterdam; Archive Books, Berlin/Dakar; Untitled Duo, Marrakesh; Sharjah Art Foundation, Sharjah, UAE; Art Hub Asia, Hong Kong; Grigri Pixel, Madrid; Kunstverein, Milan; Ramdom, Gagliano dei Greci.