Sur la base des discussions du collectif Picha, Filip De Boeck, membre du conseil d’administration de l’association, expose les intentions de la prochaine Biennale.
La toxicité sera le thème central de la septième Biennale de Lubumbashi, qui aura lieu en automne 2022. La biennale a été cofondée par l’artiste Sammy Baloji en 2008 sous le nom de « Rencontres Picha », et offre une plateforme publique dynamique aux artistes et acteur.ice.s culturel.le.s locales.x et internationales.aux (voir Mitter 2019 sur la précédente biennale). Cette année, six commissaires invité.e.s travailleront aux côtés du collectif et des Ateliers Picha (sous la direction artistique de Lucrezia Cippitelli) pour aborder la préoccupation urgente de la ‘toxicité’.
Avec ce titre composé de deux concepts, celui de « toxique » et celui de « cité » ou « ville », la prochaine Biennale de Lubumbashi envisage de réfléchir sur le lien entre la vie contemporaine dans le cadre urbain postcolonial de Lubumbashi et plus largement dans le « Global South », et l’impact des processus industriels, économiques, écologiques, sociaux et culturels qui ont historiquement contribué, pour le meilleur et pour le pire, à la forme de l’urbanité dans cette partie du monde et ailleurs.
Dans ce sens, le terme « toxique » fait référence à une grande variété d’événements, de discours et de pratiques, à plusieurs moments historiques.
La toxicité, tout d’abord, pourrait faire référence à l’impact de la modernisation et aux histoires coloniales et postcoloniales qui ont accompagné ces processus d’industrialisation. Ceux-ci ont été façonnés avec une grande véhémence dans le Copperbelt, dont les provinces du Haut-Katanga et de Lualaba1 sont une partie inextricable. L’uranium utilisé pour la production des bombes atomiques qui ont été larguées sur Hiroshima et Nagasaki y a été extrait. Mais les impacts toxiques des économies extractives du Katanga sont nettement plus importants et ont des conséquences écologiques profondes à l’échelle locale et mondiale.
Ces dernières années, de nouveaux projets d’extraction ont généré de nouvelles toxicités, comme le soulignent les recherches artistiques de ON-TRADE-OFF, un projet à long terme initié par Picha et Enough Room for Space en 2018 (Arndt et Gueye 2020) et porté par une douzaine d’artistes et d’autrices en RDC, en Europe et en Australie, pour retracer la spéculation sur cette matière première qu’est le lithium, dont le rôle est crucial dans la transition mondiale vers une économie sans combustibles fossiles. Dans le cadre de ce projet, Jean Katambayi Mukendi, en étroite collaboration avec Daddy Tshikaya, Sammy Baloji, Alain Nsenga et Rosa Spaliviero, a produit une copie en fils de cuivre recyclés de la fameuse Tesla Model X. Cette oeuvre cherche à attirer l’attention sur les inégalités économiques au Congo, qui, selon ces artistes, se creuseront encore plus à cause de l’impact environnemental de la soi-disant « révolution verte » et de l’industrie minière capitaliste.
Ces histoires bien documentées de toxicité et de pollution des sols, de l’eau et de l’air, dans de grandes parties du Sud-Est du Congo rural et urbain, continuent de dégrader les paysages et les moyens de subsistance, transformant la région en ce qu’Achille Mbembe a appelé un « monde zéro » (Mbembe 2014), un monde détruit par la colonisation, ses formes contemporaines et l’utilisation de la technologie. Cette destruction extractive est mise en évidence dans des projets cinématographiques récents tel que Machini, un film d’animation de Tétshim et Frank Mukunday sur l’exploitation minière (2019), ainsi que dans l’installation-vidéo Pungulume de Sammy Baloji (2016), montrant comment les machines lourdes dévorent progressivement le territoire de la population Sanga. De même, des travaux littéraires et académiques récents se sont intéressés aux conséquences de l’exploitation minière industrielle dans la partie congolaise du Copperbelt (voir par exemple De Boeck et Baloji 2016 ; Makori à paraître ; Sinzo Anzaa 2015).
Ces couches historiques font du Katanga une partie intrinsèque des récits anthropocéniques africains et globaux. La région peut être considérée comme un possible « monde-zéro » du Capitalocène dans lequel « les économies extractives de la vie subjective et de la terre sous le colonialisme et l’esclavage » (Yusoff 2018) peuvent être racontées et établies. Ainsi, est déterré la qualité toxique de l’histoire coloniale et révélé sa présence au sein de la « la condition nerveuse » (Hunt 2016) de l’État (post)colonial congolais et de l’ordre mondial.
Mais la toxicité ne désigne pas seulement les déchets industriels (cf. Gupta et Hecht 2017). Elle concerne d’autres « matières déplacées » : toutes sortes d’ordures et de gravats. Et des « matières déplacées » comme les sacs en plastique ou d’autres types de « saleté » (Newell 2020). Ces dernières années, les conséquences écologiques des matières plastiques et d’autres circuits toxiques polluant les environnements urbains du Congo ont été abordées dans des performances artistiques réalisées, entre autres, par Julie Djikey, Eddy Ekete et des artistes appartenant au collectif d’art de rue Kinact à Kinshasa (voir Malaquais 2019).
La toxicité ne fait pas seulement référence aux décombres matériels, mais aussi aux débris mentaux. Les deux aspects peuvent être trouvés dans les survivances des destructions impérialistes et capitalistes (voir Gordillo 2014), ou dans l’héritage des ruines infrastructurelles qui perpétuent la présence coloniale dans le présent (Lagae 2004 ; Stoler 2016). Simultanément, cette matière hors lieu permet également une réflexion sur les séquelles continues du passé impérial dans ses formes multiples, offrant une possibilité tangible d’imaginer des « histoires potentielles » (Azoulay 2019) et des futurs pour les lieux et les personnes.
Frank Mukunday et Tétshim : Machini, 2019, 10’, Arrêt sur image
La toxicité fait également référence aux « personnes déplacées », aux « déchets humains » des populations qui ont été rendues superflues, car déplacées ou relocalisées par des histoires d’occupation et d’assujettissement, d’exploitation et d’extraction, ou de division et de conflits ethniques violents (qu’il s’agisse d’individus ou de collectivités considéré.e.s comme toxiques et qui sont mis.es au rebut, abandonné.e.s, délabré.e.es et annihilé.e.es – on en trouve facilement des exemples dans le contexte urbain congolais : enfants de rue, (enfants) sorciers, autres ethnies…). Penser à et avec la toxicité permet donc d’ouvrir un espace de réflexion sur la signification de l’autochtonie, de l’identité, de la socialité et du soi dans le moment présent. Penser la toxicité comme une « matière déplacée » et des « personnes déplacées », demande une réflexion sur qui a un « droit sur la ville ». Elle offre l’opportunité de poser des questions critiques sur les caractéristiques venimeuses des architectures et infrastructures sociales de la ville, sur ses promiscuités toxiques2, ses « complexes discursifs toxiques » (Laudati & Mertens 2019) et les actes constants de piraterie qui accompagnent les proximités spatiales et sociales nécessaires pour exister dans ce qui s’avère souvent comme une « ville pirate » (Simone 2006). En tant que telle, la toxicité est au cœur de la condition sociale urbaine, une condition qui peut également être abordée par le biais de la figure du virus, l’une des nombreuses incarnations de la toxicité (voir Povinelli 2020). Au-delà de la référence évidente à des virus comme le SIDA, l’Ebola, et plus récemment le COVID-19, et leur impact sur la vie (urbaine) en RDC (par exemple en ressuscitant les lignes ségrégationnistes coloniales entre ville et cité dans le verrouillage du quartier de Gombe à Kinshasa par le COVID en 2020), le virus pourrait également faire référence à divers autres types d’activités parasitaires et infectieuses. Comme nous l’enseigne Michel Serres, l’invité.e indésirable qu’est le parasite génère du bruit et des interférences, rend les flux sociaux statiques, prend sans donner et affaiblit sans tuer. Et en tant que tel, il ou elle est à la fois l’atome d’une relation et la production d’un changement dans cette relation (Serres 1997).
Cela signifie également que le fait de penser au toxique comme un virus, comme un poison, un pirate et un parasite nous invite à réfléchir à la mutation et à la transformation. Ce qui ouvre la perspective d’imaginer et de générer des ordres alternatifs. Comme le dit Danny Hoffman (2017) : « Pour vivre dans un paysage toxique, il faut devenir mutant, apprendre à faire pousser des organes nouveaux et impossibles ». Si, pour beaucoup, le présent est toxique, son poison pourrait également être utilisé pour enclencher des processus de métamorphose et pour éclairer des actes de guérison, un peu à la manière de la logique thérapeutique de la médecine homéopathique, qui utilise la substance même qui provoque une maladie pour la combattre, un principe qui est également commun dans de nombreuses traditions thérapeutiques d’Afrique centrale, dans lesquelles le mal qu’un sorcier inflige à sa victime est capturé et renvoyé à sa source par le guérisseur3.
La toxicité offre donc un point de départ pour une élaboration critique et une prise de conscience de soi-même et de son environnement naturel, social et culturel, « en tant que produit des processus historiques à ce jour, qui a déposé en vous une infinité de traces, sans laisser d’inventaire ». (Gramsci 1971: 324, traduction de l’auteur). En se concentrant sur la toxicité, la Biennale de Lubumbashi s’efforce d’ouvrir un espace critique d’engagement artistique et de réflexion pour commencer à explorer les formes possibles qu’un tel « inventaire des traces » pourrait prendre, dans l’espoir qu’une telle compilation nous en dira plus sur les futurs possibles à envisager à partir d’ici.
Depuis 2010, Frank Mukunday et Tétshim produisent des films d’animation en autodidacte. Partant de la pratique du dessin (Tétshim) et de la vidéo (Frank), leur duo a fondé le studio « Crayon de cuivre » à Lubumbashi. Après deux films expérimentaux Cailloux et Kukinga, Machini est leur premier film réalisé dans des conditions de production professionnelles.
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En 2015, la province du Katanga a été découpée en quatre nouvelles unités provinciales administratives : Tanganyika, Haut-Lomami, Lualaba et Haut-Katanga. ↩
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La proximité physique des gens, imposée par la nécessité pour survivre dans une économie de l’informel, surtout en milieu urbain, engendre beaucoup de violences physiques et sociales, voir même des accusations de sorcellerie etc. ↩
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D’où la centralité des miroirs réfléchissants dans de nombreux objets rituels. ↩