TROUBLES DANS LES COLLECTIONS
La discothèque de Sarah Maldoror decomposed, an-arranged, and reproduced by Ntone Edjabe décomposée, an-arrangée et reproduite par Ntone Edjabe n. 04 En hériter Mars 2023

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On commence avec un cri.

Art Ensemble of Chicago – Monangambée (1968)

Lorsque l’Art Ensemble de Chicago débarque à Paris en juin 1969, ils ne sont pas seulement à la recherche de leur universalisme, ils ont besoin d’un travail rémunéré. Contrairement aux musiciens new-yorkais, ils n’avaient pas été exposés au circuit européen et sont le premier groupe à représenter en France la toute nouvelle AACM [Association for the Advancement of Creative Musicians], l’Association pour l’évolution des musiciens créateurs. Mais d’abord, ils doivent faire face à la soif de spectacles noirs de la gauche française, de la négrophilie de l’entre-deux-guerres au frisson de la violence révolutionnaire dans la France de l’après-mai 68.

Les premiers ambassadeurs de ce qui était alors la New Thing, tels Amiri Baraka et Archie Shepp, avaient mis le feu au voile séparant à peine l’esthétique de l’éthique. Musique Noire, la traduction française de Black Music, l’essai de Baraka qui lie l’émergence du Black Power avec la nouvelle musique, a paru au printemps 1969. Avec Shepp en couverture, le texte arrive au milieu de l’effervescence autour du festival révolutionnaire d’Alger. La République découvre aussi ses propres Noirs – les travailleurs immigrés s’organisant pour de meilleures conditions de vie, les populations des DOM-TOM luttant pour l’indépendance – qui brouillent l’exceptionnalisme jusque-là accordé aux Africains-Américains.

Cependant, on attendait toujours de la Black Music qu’elle libère les libéraux. Dans une scène clé de son adaptation cinématographique des Stances à Sophie de Christiane Rochefort (1970), le réalisateur Moshé Mizrahi présente le groupe – le trompettiste Lester Bowie, les saxophonistes Joseph Jarman et Roscoe Mitchell, le bassiste Malachi Favors et le batteur Don Moye – dans un café parisien avec la partenaire de Bowie, la chanteuse Fontella Bass, interprétant le ‘Theme for Celine’. Par la suite, Jarman rejoint la protagoniste Céline (Bernadette Lafont) à sa table. Elle est sur la voie de l’autonomie sexuelle et a écrit un article sur les « mœurs sexuelles des indigènes d’Europe occidentale », qu’elle lui montre. Jarman approuve et s’ensuit une discussion sur les mœurs de la bourgeoisie.

L’Art Ensemble a composé la musique du film avant le début du tournage et Mizrahi n’intègre finalement que très peu de leurs propositions, qui se moquent du baroque et de l’universalisme français. Parmi les pièces écartées figure une attaque frontale avant-funk contre l’individualisme libéral, intitulée ‘Theme de Yo Yo’, écrite par Bass sous le pseudonyme de Noreen Beasley. Dans cet opus de neuf minutes, Bass/Beasley démonte le récit d’accomplissement de soi dépeint dans le film – les mots sont brutaux, mais c’est par le ton que nous le comprenons vraiment.

Fontella Bass & Art Ensemble of Chicago – ‘Theme de Yo Yo’ (1970)

Pour leur premier concert au Théâtre du Lucernaire à Paris en juin 1969, l’Art Ensemble (« de Chicago » fut rajouté plus tard à des fins de promotion et le nom est resté) partagent l’affiche avec le Free Action Music Orchestra, un collectif de soixante-huitards dirigé par le pianiste François Tusques. Dans les happenings suivants, l’Art Ensemble travaille avec le poète et homme de théâtre Alfred Panou, dont le one-man-show inverse le Black Power en Blague Power, et avec l’autrice-compositrice-interprète Brigitte Fontaine.

C’est lors d’un de ces rassemblements au Lucernaire que Sarah Maldoror entend le collectif et les invite à imaginer la musique de son premier film Monangambée – un cri de guerre de la lutte de libération angolaise, mis en poème par António Jacinto sous le titre ‘Monangamba’. Jacinto était l’un des cofondateurs du mouvement nationaliste angolais, le MPLA, aux côtés d’Agostinho Neto et de Mario de Andrade, le compagnon de Maldoror.

Hormis le dialogue minimaliste qui met en lumière l’interprétation culturelle erronée qui est au cœur du film de Maldoror, la bande-son est entièrement constituée d’une composition spontanée de l’Art Ensemble, lente et sombre. Ont-ils été guidés par les images ? La musique s’intensifie pendant la scène chorégraphiée de danse-torture et s’accélère dans les séquences finales, ajoutant une urgence aux photographies d’Augusta Conchiglia représentant des Angolais accablés.

C’est la première apparition d’AEC à l’écran et la seule musique qui s’en approche dans le cinéma français cette année-là est la bande originale de Marion Brown pour Un été sauvage de Marcel Camus – une autre glorieuse rébellion bobo. Marion Brown s’emploie également à braquer le film qui accueille sa musique, notamment avec le son au titre subversif ‘Ye Ye’ – que l’on peut d’ailleurs rebaptiser ‘Thème de Ye Ye’, en référence au mouvement d’indigénisation du rock’n roll en France.

Marion Brown – ‘Ye Ye’ (1969)

Le poème d’António Jacinto, ‘Monangamba’, est d’abord mis en musique par la puissante chanteuse-compositrice Colette Magny, qui s’est fait connaître en traduisant le blues de Bessie Smith et en adaptant les vers de Hugo, Rilke, Rimbaud et Aragon en chanson. En 1963, elle prend un virage radical défiant le pouvoir – sa chanson ‘Le mal de vivre’, rebaptisée ‘Viva Cuba’, jette des flammes dans toutes les directions : Est-ce de frayeur qu’en occident / Nous sommes devenus tout blancs / Nous avons créé la nuit / Nous les y avons reçus / Mais l’onu et les grands chefs d’Afrique ils ont laissé tuer Lumumba / Et les chiens mordent toujours en Alabama / Et tout ça n’empêche personne de dormir… La chanson est interdite en France mais Magny ne fait que commencer.

François Tusques lui fait découvrir la musique d’Albert Ayler – ils écrivent ensemble une pièce intitulée Qui a tué Albert Ayler ? Et elle produit le manifeste Free Jazz de Tusques (1965). S’ensuit une succession de 33 tours sur le thème de la lutte, dont Magny 68/69 (1969), son documentaire sonore sur les soulèvements de Mai 68 réalisé avec les cinéastes Chris Marker et William Klein et Repression (1971), sur la lutte de libération des Noirs aux États-Unis.

Lors de son interprétation de ‘Monangamba’ au Festival d’Avignon en 1969, Magny plaisante au sujet du « nationalisme exacerbé » de Jacinto qui serait la cause de son emprisonnement par les colons portugais. Son énergie féroce contraste avec la complainte exprimée dans l’interprétation du poème par l’auteur-compositeur et cadre du MPLA Rui Mingas quelques années plus tard.

Pour celles et ceux qui luttent sur le terrain, un cri de guerre peut être aussi doux et mélodieux qu’une berceuse.

Colette Magny – ‘Monangamba’ (Live au Festival d’Avignon, 1969)
Rui Mingas – ‘Monangambé’ (1974)

Sur la plantation, les berceuses et le poison effectuent un même travail – il n’y a pas de lutte à mener, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Et alors, c’est votre propre corps qui est l’adversaire. Les accords qui ouvrent ‘Plantation Lullabies’ de la bassiste Meshell N’degeocello sonnent comme le calme avant la tempête. En revanche, dans ‘Tula Dubula’, le pianiste Abdullah Ibrahim ne prévient pas. Il conseille plutôt de « tuer sans bruit ».

it’s all been said and dried before.
no need to say much more
it’s all over now
but the dying.

Abdullah Ibrahim – ‘Tula Dubula’ (1982)

Le scénario de Monangambée est basé sur une nouvelle de José Luandino Vieira, dont le court roman A vida verdadeira de Domingos Xavier constitue également la base du film le plus connu de Maldoror, Sambizanga (1972). Le film est basé sur les événements qui ont conduit à la prise d’assaut de la prison de Sambizanga, un quartier populaire de Luanda, par des militants du MPLA en février 1961 – le début officiel de la lutte armée.

On commence avec un cri. Dès la séquence d’ouverture de Sambizanga, Maldoror fait un lien sonore avec son précédent film, avec des militants qui crient ‘Monangambée !’ Elle a l’intention de raconter la lutte angolaise du point de vue des femmes, une position qui s’exprime visiblement à travers ses portraits soignés de protagonistes telles que Maria (Elisa Silva Andrade) et les femmes résolues qui font tourner la vie du village. Mais c’est surtout audible à travers la bande sonore du film, qui comprend des chansons composées par les Ngola Ritmos, les fondateurs de la musique angolaise moderne.

Écouter le film nous permet d’entendre la qualité des silences – Maldoror se sert des dialogues à la manière d’un trompettiste habile qui joue des notes pour nous guider d’un silence à l’autre. Et tout au long du film, ces clairières sont marquées par le chant.

Les clairières sont les zones libérées – où les esclaves se rassemblaient la nuit pour planifier évasions et révoltes, pour danser, chanter et prier. Où les mouvements de libération se posaient pour imaginer le futur pays. Mais, écrit JJJJerome Ellis dans son essai « The Clearing », débroussailler une clairière est aussi un acte qui supprime les plantes et les peuples autochtones.

Ellis bégaye jusqu’au blocage – des intervalles de silence dans son discours. Il nomme ces intervalles « clairières », qui sont autant d’ouvertures vers la possibilité du refus, de la fuite, et de la dissidence temporelle.

Pour la poétesse M. NourbeSe Philip, le son au sein du silence explose dans le Big Bang des mots. Dans la dernière partie de son poème Zong! (2008), elle décompose les syllabes et les mots en phonèmes et en vocables, comme cela se produit lorsqu’on bégaie. Mais, dit-elle, dans ces clairières-là on entend des voix qui flottent en dessous – celles des 143 africain.e.s jeté.e.s par-dessus bord du navire négrier britannique Zong pendant une traversée de l’Atlantique en 1781.

M. NourbeSe Philip – lecture de Zong! (2015)

Dans Sambizanga, la chanson ‘Caminho do mato’ (Le chemin de brousse), interprétée par Ana Wilson avec le groupe vocal congolais Les Ombres, accompagne Maria dans son voyage solitaire du village à la ville, et retour. Maria est à la recherche de son mari Domingos, qui a été capturé, torturé et qui a fini par être tué par la PIDE portugaise (un thème déjà développé dans Monangambée).

‘Caminho do mato’ est le verbe-son-silence de la chanteuse Betina Palma des Ngola Ritmos, à partir d’un poème de Neto. Dans son interprétation a capella du morceau, Palma installe de larges silences entre les phrases pour marquer l’indicible de la colonisation portugaise en Angola.

Belita Palma y Ngola Ritmos – ‘Caminho do mato’ (1972)

Ana Wilson faisait partie d’un groupe d’étudiant.e.s qui ont quitté le Portugal en 1961 pour rejoindre les camps du MPLA à Brazzaville. Peu après leur arrivée, certain.e.s de ces étudiant.e.s ont été envoyé.e.s à Moscou pour y être formé.e.s. Le premier groupe culturel du MPLA, Conjunto Nzaji, émerge de cette cohorte en 1964, et comprend Wilson et le deuxième président de l’Angola, José Eduardo dos Santos.

La musique du Conjunto Nzaji suit la forme établie par les Ngola Ritmos, les créateurs du semba, dans les années 1950. Ce son est le principal vecteur de l’angolanidade (angolanité ou conscience nationale angolaise), qui alimente à son tour la lutte de libération contre le colonialisme portugais. Le groupe et son fondateur, Liceu Vieira Dias, sont présentés dans le roman dont Maldoror tire son scénario. Sambizanga parle des rêves de liberté, dans la musique, qui mènent à la lutte armée.

La deuxième chanson, ’N’biri Birin’, surgit après le meurtre de Domingos – un refrain entonné d’abord par ses camarades prisonniers qui pleurent sa mort, puis par Ana Wilson lorsque Maria apprend la terrible nouvelle.

Ana Wilson et Les Ombres – extrait de Sambizanga (1972)

Maldoror présente une dernière séquence musicale lors de la scène d’enterrement de Domingos au village qui passe, sans transition, à une scène de convoi de musiciens entrant dans le quartier de Sambizanga. On passe des cris de tristesse à un mélange d’airs de danse de Ngola Ritmos lors d’une fête de quartier. Maldoror conclut délibérément le film dans cet esprit enjoué.

Le film a été tourné en République du Congo et financé par le gouvernement socialiste de l’époque. Cela a des répercussions sur les dialogues, parlés en lingala, en labi, en kibundu, en créole angolais et en portugais – parfois simultanément, notamment dans les scènes de village. Dans ce contexte aussi, le dialogue exerce une fonction sonore, le sens étant transmis par les sous-titres. Le thème de l’ambiguïté de la langue avait déjà été examinée dans Monangambée.

Financé par le FLN, Monangambée est tourné en Algérie, où Andrade et Maldoror vivent à l’époque, tout en préparant la production de Guns for Banta, qu’elle envisageait comme son premier long métrage – le projet n’a jamais été achevé en raison de différends avec ses sponsors algériens. Le couple participe ensuite au premier Festival panafricain en juillet 1969, le PANAF ‘69, où Maldoror assiste William Klein pour la réalisation de Festival panafricain d’Alger 1969 (1971). Au festival, elle rencontre Miriam Makeba – l’une des scènes les plus tendres du film de Klein est tournée par Maldoror dans la chambre d’hôtel faiblement éclairée de Makeba : la sud-africaine et son amie, la chanteuse et combattante du mouvement zimbabwéen ZAPU, Dorothy Masuka, collaborent à une berceuse pour Lumumba, le petit-fils de Makeba.

Miriam Makeba est le nouveau visage de la révolution culturelle guinéenne. Elle s’est récemment installée à Conakry après avoir été bannie du monde du show-business américain (en raison de son activisme politique et de sa relation avec Stokely Carmichael, militant Black Power). À Alger, elle présente pour la première fois ‘Ana houra fel djazair’ (également connu sous le nom de ‘Ifriqiya’), son hymne en arabe à l’unité continentale composé par le combattant du FLN Lamine Bechichi.

Miriam Makeba – ‘Ifriqiya’ (Live at the Pan African Festival of Algiers 1969)

Maldoror reprend la musique de Makeba dans un autre film quarante ans plus tard. Son documentaire Ana Mercedes Hoyos (2009) rend hommage à la fois à la peintre et sculptrice colombienne et à la chanteuse sud-africaine. Makeba décède pendant le tournage de Hoyos, la bande-son du film présente donc une rétrospective de sa musique, tandis que les images explorent l’héritage afro-colombien à travers l’œuvre l’Ana Hoyos. Cette association n’est pas évidente, car Maldoror ne remet pas en question la pratique extractive de Hoyos dans sa représentation des palenqueras qui figurent dans ses peintures, photographies et sculptures – toujours vêtues de robes colorées et fluides, portant stoïquement des paniers pleins de fruits.

Miriam Makeba – ‘Baya Jabula’ (1988)
Miriam Makeba – ‘Umquokozo’ (1967)

À Alger, Maldoror nouera une autre amitié qui durera toute une vie – celle avec le saxophoniste Archie Shepp. Ce dernier s’est rendu au PANAF ‘69 avec la crème du free jazz, dont le batteur Sunny Murray, le tromboniste Grachan Moncur III, le trompettiste Clifford Thorton, le bassiste Alan Silva et le pianiste Dave Burrell, ainsi que les poètes Ted Joans et Don L. Lee (Haki R. Madhubuti). Il demande une collaboration avec des « batteurs africains » et se voit attribuer un groupe de « musiciens touaregs ». Ensemble, ils exécutent une invocation garveyenne devant la mosquée Ketchaoua, au pied de la Casbah. Au moment où Shepp entre en scène, un journaliste lui demande un commentaire. Shepp répond : c’est une expérience collective, l’improvisation.

Archie Shepp – excerpt from Live at the Pan African Festival (1969)

Peu après le concert, Shepp est approché par le batteur et journaliste Claude Delcloo et le photographe Jacques Bisceglia. Ils sont à Alger pour Actuel, un magazine fondé par Delcloo en 1968 pour documenter la nouvelle musique. Ils proposent de sortir la performance de Shepp au PANAF en collaboration avec BYG, un nouveau label discographique aligné au projet Actuel. En outre, ils veulent organiser des sessions d’enregistrement à Paris avec Shepp et ses compagnons de route.

La collaboration qui s’ensuit restera dans les mémoires comme « l’été ‘69 », une série de performances et d’enregistrements dans les deux mois suivant le PANAF, qui a rassemblé à Paris les principales figures de la nouvelle musique d’Afrique, des Antilles et des États-Unis – réunissant le trompettiste et philosophe Jacques Coursil et le proto-rappeur Alfred Panou avec l’Art Ensemble de Chicago et la chanteuse Jeanne Lee, basée à Berlin. Ces sessions donnent lieu à 27 albums publiés par Actuel/BYG, et culminent avec le Festival Actuel d’Amougies : avec Mai 68 encore présent à l’esprit, les autorités françaises refusèrent d’accueillir le festival dans l’hexagone, d’où son déplacement dans la ville frontalière belge.

La collaboration Maldoror/Shepp se poursuit également bien des années plus tard à Paris. Elle utilise ses improvisations solo et rap (dont elle a écrit elle-même les paroles) pour la bande-son de Scala Milan A.C. (2003), une fable sur la culture des banlieues. Le film n’a rien de l’intransigeance ou des contradictions non résolues qu’Edward Said caractérisait de « style tardif ». Au contraire, avec un aîné qui a roulé sa bosse (Shepp) conseillant aux jeunes multiraciaux de suivre leurs rêves (le football), il se rapproche dangereusement du « black-blanc-beur », la vision étatique du multiculturalisme français.

Archie Shepp – extrait de Scala Milan A.C. (2003)

Les talents de rappeurs de Maldoror/Shepp sont mignons, mais en 2003, c’est un son diffèrent, moins optimiste, avec une forte charge qui émerge des périphéries de Paris. Dans la réalité, les jeunes imaginé.e.s par Maldoror se confrontent en permanence à la brutalité de l’état français – cette confrontation explosera en un soulèvement national seulement deux ans plus tard. Cette réalité est documentée dans la musique de collectifs tels que Mafia K’1 Fry.

Mafia K’1 Fry – ‘Pour ceux’ (2003)

René Vautier est un autre cinéaste engagé dans l’underground du jazz radical et les mouvements de libération du PANAF ‘69. Pendant son séjour à Alger, Vautier est hébergé par Maldoror, et se porte volontaire comme photographe sur le plateau de Monangambée. Il avait été chargé par le ZAPU, le mouvement de libération zimbabwéen, de documenter leur lutte armée mais après s’être vu refuser l’entrée en Rhodésie coloniale, il demande l’aide du FLN.

Son film Le Glas (1969) est animé par l’esprit internationaliste d’Alger : Vautier prononce l’introduction (sous le pseudonyme de Férid Dendeni), suivie d’un requiem entonné par le cinéaste Djibril Diop Mambéty (à Alger pour la fondation de la FEPACI, la Fédération panafricaine des cinéastes). Aidé par le son d’un « jazz funeral » des Black Panthers que lui a offert Cal Massey, un membre de l’entourage de Shepp – Massey composera plus tard The Black Liberation Movement Suite (1970) pour les Panthers. Dans une réponse féroce à Les statues meurent aussi (1953), le portrait de la reine Elizabeth II est recoupé à plusieurs reprises avec le célèbre masque de la reine Idia ; des peintures en rouge et noir réalisées par « un artiste noir sud-africain » alternent avec des sculptures représentant des colonialistes avec casque et fusil – filmées lors de l’exposition d’art du PANAF par Ali Maroc, un collaborateur de Maldoror dans La bataille d’Alger (1966). Le tout en moins de six minutes.

Le film, interdit en France, sera projeté pour la première fois à la télévision zimbabwéenne en 1980, dans le cadre des célébrations de l’indépendance du pays.

René Vautier – Le Glas (1969)

Comme nous l’avons vu, l’été ‘69 a en fait commencé un an plus tôt, avec l’arrivée en France d’une génération de musiciens moins lisses, formés au Black Power. Rejetés par les festivals et les salles de spectacle traditionnels, ils ont cherché à s’allier aux organisations de travailleurs africains immigrés qui émergent des événements de Mai 68. Dans les happenings organisés dans des lieux tels que le Théâtre du Lucernaire, Le Chat qui pêche et l’American Center for Students and Artists, des musiciens de différentes traditions collaborent avec des poètes et des danseurs dans une quête de pratiques ingouvernables. En 1971, cependant, beaucoup d’Américains étaient rentrés chez eux pour faire face au racisme institutionnel dans leur pays plutôt que dans une langue étrangère. Un nouveau groupe – des Noirs qui ne pouvaient pas partir ou qui ont choisi de rester – entre dans la mêlée. Quatre d’entre eux apparaissent comme les représentants d’un nouveau son astro/afro qui s’éloigne de la tradition du blues américain : le saxophoniste Jo Maka, le tromboniste Adolf Winkler alias Ramadolf, le trompettiste Ray Oche et le guitariste Mantuila Nyombo.

Ils sont au centre d’une constellation de projets communautaires qui rassemblent des artistes africains avec des Africains-américains et Afro-caribéens, et bien d’autres triangles : Intercommunal Free Dance Music Orchestra ; Synchro Rhythmic Eclectic Language ; Batuki ; Edja Kungali ; West African Cosmos ; Celestrial Communication Orchestra ; Space Spies de Noel McGhie ; Diom Futa de Cheikh Tidiane Fall et Funny Funky Rib Crib de Byard Lancaster.

Maka et Ramadolf sont également des éducateurs engagés, à titre privé et dans le cadre d’une institution qu’ils ont créée avec Alan Silva (qui s’était rendu à Alger avec Shepp) intitulée IACP (Institut Art, Culture et Perception). Le corps des collaborateurs comprend des figures telles que Dou Kaya, Elsa Wolliaston, Ambrose Jackson et Blaise Ndjehoya, travaillant à l’intersection de la musique, de la performance, de la littérature et du cinéma. Ensemble, ils opèrent à travers le mouvement afrocentriste qui doit se protéger et circuler dans la clandestinité suite au violent rejet institutionnel de Nations nègres et culture de Cheick Anta Diop (1954).

Issu des groupes de Maka et Ramaldof, le saxophoniste Yebga Likoba compose la musique d’Un dessert pour Constance (1980), satire de Sarah Maldoror sur la politique pseudo-assimilationniste de la France. Dans une scène de course poursuite, le dialogue épouse presque le rythme soutenu de la bande originale – en résulte ce qui ressemble à de la « dub poetry ».

Yebga Likoba – extrait de Un dessert pour Constance (1980)

Yebga Likoba (précédemment Jean-Claude Yebga) rencontre Maldoror par l’intermédiaire de l’acteur Sidiki Bakaba (qui tient le rôle principal dans Un dessert avec Cheik Doukouré). Likoba, Bakaba, Alfred Panou et l’actrice Julie Madola avaient collaboré au sein d’un groupe de jazz-théâtre appelé Acte Essentiel et se sont rendus ensemble au FESTAC ‘77 à Lagos, bien que la France, ainsi qu’une grande partie de l’Europe occidentale n’aient pas été invitées.

Dans la bataille en cours du panafricanisme contre l’État-nation, les organisateurs du FESTAC ont reconnu les communautés noires de pays comme la France, l’Australie, les États-Unis et l’Afrique du Sud sous l’apartheid, mais sans reconnaître les États eux-mêmes, rouvrant ainsi, brièvement, des routes qui traversent les cartographies coloniales.

Dans le groupe West African Cosmos, Likoba a collaboré avec Wasis Diop et Umban U’kset. Wasis est le frère de Djibril Mambety et a composé des musiques évocatrices pour ses films, notamment la bande-son envoûtante de Hyènes (1992). Ici, nous faisons une pause chez Les Diop, pour écouter de plus près l’interaction entre cinéma et musique que Maldoror a inaugurée avec le diptyque Monangambée/Sambizanga – un film qui est de la musique, suivi d’un autre sur la musique.

La Vie est belle de Mweze Ngangura (1987) traite du beau/laid dans le monde sonore congolais, à travers la figure de Papa Wemba, tandis que le court métrage qui le précède, Kin Kiesse (1982), n’est que cadence rumba. La narration de Chéri Samba, le mouvement dans et hors des ngandas, les abacosts parfaitement repassés de l’élite mobutiste, les verres de Primus à moitié vides et à moitié pleins : Kin Kiesse est le portrait d’une ville-musique et porte le titre de la chanson de Zaiko Langa Langa qui annonça l’arrivée d’une nouvelle génération de rumba.

De même, le court métrage du peintre Dumile Feni, Please don’t kill me I am just a poor musician (1981), est un morceau de blues d’Archie Shepp – Feni n’a pas vécu assez longtemps pour produire la partie contextuelle. Et une mention honorable pour Timité Bassori, dont l’utilisation de ‘Welcome’ de John Coltrane dans la scène d’ouverture de La femme au couteau (1969) est l’un des grands moments musicaux du cinéma africain – juste après le solo de xylophone de Manu Dibango dans les six premières minutes de Ceddo de Sembène Ousmane (1977).

Umban U’kset est plus connu comme acteur mais, en 1986, il réalise N’tturudu, un film qui répond à À Bissau, le carnaval de Sarah Maldoror (1980). Bissau était une commande de l’Institut de cinéma bissau-guinéen nouvellement créé par Mario de Andrade, alors ministre de la culture et compagnon de Maldoror. L’intérêt que Maldoror a toujours porté au carnavalesque, depuis son travail théâtral avec Les Griots jusqu’à ses films quasi-ethnographiques sur les carnavals des mondes noirs, mérite une étude à part entière. Les images de carnaval tournées par Sana Na N’Hada pour le film Bissau de Maldodor serviront de base au célèbre essai de Chris Marker, Sans Soleil (1983). Marker et Maldoror étaient tous deux formateurs/trices à l’Institut bissau-guinéen.

Comme dans Hoyos pour Makeba, Maldoror utilise Bissau comme plateforme pour les poèmes-chants de José Carlos Schwarz, le chantre de la révolution bissau-guinéenne, tué dans un accident d’avion à Cuba en 1977. Miriam Makeba produit d’ailleurs le dernier disque de Schwarz, qui ne paraîtra qu’un an après sa mort.

José Carlos Schwarz – ‘Apili’ (1978)

Avant Un dessert, Yebga Likoba avait écrit la musique du sombre Bako, l’autre rive de Jacques Champreux (1978), qui met également en scène Bakaba et Doukouré. L’approche comédique de Maldoror pour Un dessert est à la fois une suite et une réplique au film larmoyant Bako. La légèreté de son film contraste également avec les docu-fictions antérieurs de Med Hondo et Sidney Sokhona sur le sort des immigrés africains en France, ou même avec son propre Saint-Denis sur avenir (1973) – ici, elle ne fait pas de grande déclaration sur l’histoire brutale de la circulation des muscles et des cerveaux noirs.

À partir des années 80, un nouveau régime de représentation est en place. L’état français qui avait découvert ses propres Noirs dix ans auparavant, cherche à les intégrer-interroger. Maldoror se tourne vers la télévision pour survivre* en tant que cinéaste – Un dessert est une commande d’Antenne 2. Elle produit aussi régulièrement des portraits pour Mosaïque, une émission de variétés consacrée aux immigrés, et diffusée à une heure de faible écoute, le dimanche matin, sur France 3. En effet, c’est à la télévision que se mesure l’intégration – le dénouement d’Un dessert se produit lors d’un jeu télévisé où le personnage joué par Bakaba doit faire valoir ses connaissances de la culture euro-française.

Vu le contexte, la critique de Maldoror dans Un dessert doit donc passer par l’opacité du son : la musique cosmique de Likoba et les adjectifs qu’elle place dans la bouche de ses protagonistes. Elle scripte : Extérieur – Place D’enfer – Matin. Deux agents de nettoyage urbain et leur responsable.

Dialogue – extrait de Un dessert pour Constance (1980)

Maldoror s’attire les foudres des cinéastes africains pour son travail de commande (pour la télé française : Un dessert, ainsi que pour le ministère des affaires étrangères : Un masque à Paris : Louis Aragon, 1978) qui est perçu comme une trahison. Ses interactions avec les cinéastes africains rejouent les tensions du clivage qu’il peut y avoir entre l’expérience africaine et celle des Noir.e.s de la diaspora. Elle affirme que Sembène Ousmane, qu’elle a rencontré alors qu’elle étudiait à Moscou, a opposé son veto à sa participation à un festival en l’honneur du réalisateur nigérien Oumarou Ganda, au motif qu’« elle n’est pas africaine » – non sans ironie, Jean Rouch (le parrain blanc de Ganda), lui, a pu y participer. L’acte d’accusation ressemble à une feuille de route coloniale vers les privilèges : elle est noire mais pas africaine et elle est française (reconnue par les institutions françaises comme l’une des leurs). Mais n’est-ce pas ainsi que Frantz Fanon est arrivé à Blida ?

Cette histoire de nègre est une sale histoire, prévient Fanon au début de son essai « Antillais et Africains », publié dans la revue Esprit en 1955. Une histoire à vous retourner l’estomac. Il pose ensuite un diagnostic froid et clinique comme à son habitude : après avoir tenté pendant des années de s’assimiler à la blanchité, l’Antillais a finalement dit non à l’homme blanc et se retourne vers l’Afrique (Fanon attribue ce revirement à la négritude d’Aimé Césaire et au traumatisme de la Seconde Guerre mondiale). Mais à son grand désarroi, l’Africain le rejette lui tenant rancune pour des années de condescendance subies.

La distinction que Fanon souligne dans la grammaire coloniale française entre Noir (Antillais) et Nègre (Africain) s’est exacerbée avec la bureaucratisation du panafricanisme qui a suivi l’indépendance politique – la création délibérée par la France de mini-États dépendants et non viables que Mongo Beti a décrits comme des « Bantoustans à gogo ».

Répondant à Sembène des années plus tard, Maldoror : « Il n’y a pas d’argent en Afrique, et d’ailleurs je suis des Antilles. S’il y avait de l’argent, il irait d’abord à un Africain. » Une histoire à vous retourner l’estomac. Sarah Maldoror est née en métropole et s’est rarement rendue en Guadeloupe. Elle ne parlait pas le créole. Mais face à l’accusation de ne pas être africaine, elle s’est repliée sur l’autre identité disponible, la guadeloupéenne. Dans la carte que nous arpentons, la Guadeloupe n’est pas encore un bantoustan, c’est un département français.

‘Sharp n’ Flat’, un duel de basses en guise d’interlude. Le lieu : le club de jazz Ronnie Scott, Londres. La fin des années 1960. Charles Mingus est en ville. Ce bassiste hors du commun fait la connaissance d’un autre bassiste puissant, Johnny Mbizo Dyani. Mbizo parvient à convaincre Mingus de le laisser se poser avec son groupe. Nous ne connaissons pas la version de Mingus, mais celle de Mbizo est la suivante :

Mingus est venu me voir et m’a demandé : « Sais-tu lire ? »
J’ai dit : « Non ».
Il a dit : « Je sais lire ».
J’ai dit : « Tant mieux pour toi », et il s’est mis à faire des commentaires pour rire. Puis nous avons joué. Quand on a fini (et ça a été une nuit d’enfer, je vous le dis), il a dit : « Ton son était vif ».
Et moi, j’ai dit : « Ton son était plat. »

Johnny Dyani Quartet – ‘Dedicated to Mingus’ (1982)

Alors que je prépare l’atterrissage de la Pan African Space Station dans le Paris confiné d’avril 2021, je visite des disquaires pour retrouver les traces du son astro/afro que j’appelle désormais sk’enke, un néologisme inventé par Mbizo pour désigner le one-drop, le battement dans lequel nous nous rassemblons tous au rythme du cosmos.

Dans le quartier de la Goutte d’Or où nous prévoyons de faire atterrir le vaisseau, je rencontre Jaurès, le propriétaire de Soul Ableta Records et le fondateur de Radio Barbès. Jaurès est intrigué par notre projet et je lui donne un exemplaire de la revue Chronic qui présente notre cartographie spéculative du sk’enke en France. En feuilletant le numéro, il reconnaît Cheikh Tidiane Fall sur une photo : C’est bien le Grand Cheikh là ?

Le Grand Cheikh est un visiteur régulier du magasin – pour le prouver, Jaurès me montre un CD auto-édité de Diom Futa (1979), la session du percussionniste avec Jo Maka et le pianiste Bobby Few (apparemment Cheikh ne contrôle pas les droits du disque, il s’est donc piraté lui-même et redistribue la musique via des alliés comme Jaurès). Et du plus récent Trio (2006), avec Carine Bonnefoy (piano) et Raymond Doumbé (basse), on écoute le morceau ‘Hommage à Cheikh Anta Diop’.

Deux jours plus tard, Jaurès m’appelle : combien de temps me faudrait-il pour arriver au magasin ? Grand Cheick est là. Mais le temps pour moi d’arriver à Château Rouge, le musicien était déjà parti. Jaurès : quelqu’un l’avait appelé pour lui dire que son nom et sa photo figuraient sur une « grande carte » à la BPI de Beaubourg, et il lui fallait voir ça par lui-même.

La carte fait partie de notre occupation de la BPI pendant deux mois, que nous avons rebaptisée ‘Bibliothèque Chimurenga’**. Plus tard dans la journée, mon ami, le journaliste Brice Ahounou, me dit que c’était lui qui avait appelé Grand Cheick pour lui montrer la carte à la BPI. Je suis stupéfait – il connaît Cheikh Tidiane Fall ? Oui, ils sont voisins depuis près de vingt ans.

Ainsi, Brice, la cinéaste Pascale Obolo et moi-même sommes assis autour de la petite table de la cuisine de Cheikh Tidiane Fall et de sa compagne Christiane de Rougemont. Elle est chorégraphe et a été collaboratrice de Katherine Dunham, elle est la fondatrice de la Free Dance Song à Paris en 1975 – ‘Free’ et ‘Song’ désignent la scène sk’enke où Cheikh et elle avaient commencé leur collaboration.

Cheikh sort des vinyles et des photographies – une des photos le montre avec le pianiste Abdullah Ibrahim faisant la queue pour saluer Agostinho Neto à Luanda en 1978. Les disques sont dans un sac poussiéreux ‘Ghana-must-go’, mais il n’y a pas de platine – même les archives sonores doivent être vues, pas écoutées. Nous étudions donc le portrait de Maka par JP Graziani sur la couverture du quatrième volume de l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra, et les figures noires et brunes sur le volet dépliant de ‘Deido’ de Dou Kaya. Nous discutons des tons de Pharoah Sanders et de la vision d’Elsa Wolliaston – « mais personne n’avait le courage de Johnny Dyani », dit-il.

Enfin, Cheikh me demande pourquoi je le cherche.

En juin 1979, Cheikh rejoint le Sunny Murray Trio, avec Malachi Favors et David Murray, pour un concert au Moers New Jazz Festival en Allemagne, une plateforme importante pour l’avant-garde. À la fin du concert, le producteur Rudolf Kreis demande à Sunny Murray d’en sortir un enregistrement sur son label Circle Records. Le boulot de Kreis est de publier les performances live des meilleurs festivals européens de la New Thing. Comme Moers a déjà son propre label, le groupe convient d’un rendez-vous chez Kreis à Cologne deux jours plus tard pour enregistrer de la nouvelle musique – David Murray ne pourra pas y être.

Le disque produit, African Magic (1979), réunit Favors, Cheikh et Sunny Murray. La musique est aussi dépouillée que le dessin de la pochette, qui ne présente que le contour d’un baobab avec les noms des musiciens – l’accroche ‘Great African Encounter’ a été ajoutée par Kreis. En y regardant de plus près, on s’aperçoit que l’arbre en cache un autre. Les arbres ont l’air séparés mais leurs racines s’entremêlent – l’unité est souterraine, comme le dirait le poète Kamau Brathwaite. Le côté souterrain d’une pochette de disque est la musique gravée sur une plaquette de vinyle : les cymbales de Murray qui scintillent tout au long du disque. Cheikh jouant tour à tour des tambours jumeaux qui ne cessent de bavarder : la tabla et le tama. Favors qui fait office de grosse caisse – le trio est donc une batterie déconstruite.

Puis, cela se produit, à mi-chemin de ‘I am a Soldier I – African-American Spiritual’ : ils commencent à dériver, chacun suivant sa propre voie – afin de tracer une ligne de démarcation, Favors prend l’archet ; Murray ponctue les coups de caisse claire par des cris. Plus ils vont au fond d’eux-mêmes, plus ils s’alignent – comme les Camerounais qui disent « on est ensemble » quand on se sépare. Les traits d’union finissent par s’effondrer et il nous reste l’Afro, une monnaie utilisée par les premiers humains. Ce n’est pas de la fusion, c’est une reconstruction sonique de la Pangée, trois ans après la tentative de Miles Davis au Festival Hall d’Osaka.

C’est pour cela que je suis là.

Cheikh Tidiane Fall, Malachi Favors, Sunny Murray – ‘I am a Soldier I – African-American Spiritual’ (1979)

L’engagement de Maldoror avec les Antilles se traduit principalement par ses films sur les fondateurs de la négritude, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas. Son amour de la poésie et son admiration pour Césaire sont bien documentés, puisqu’elle réalise cinq films sur son œuvre. Naturellement, l’environnement sonore de ces films est dominé par les syllabes de Césaire – prononcées par lui-même ou par le baryton du vénérable Douta Seck dans son interprétation d’Henri Christophe (Aimé Césaire au bout du petit matin, 1977) ; par Maldoror (Et les chiens se taisaient, 1978) ; ou par d’illustres disciples comme Maya Angelou et Alex Haley lors d’un hommage à Miami (Aimé Césaire – le masque des mots, 1987).

Des finistères partout : le Rocher du Diamant se dresse à l’horizon, les vagues s’écrasent sur la côte sud, les flammes jaillissent avec nostalgie de la Montagne Pelée, des averses perpétuelles s’abattent sur Césaireville ; et le poète-politicien continue de contextualiser.
Pourquoi Suzanne Roussi reste-elle dans l’inexprimé lorsque Tropiques, la revue qu’elle a cofondée est évoqué ; lorsque son mari insiste sur la terrible beauté de l’ile.

Dans le dernier article du dernier numéro de Tropiques en 1945, Roussi reproche à André Breton et aux autres surréalistes de passage d’avoir edenisé l’île – elle décrit le sous-sol de cette beauté aveuglante : « Et si mes Antilles sont si belles, c’est qu’alors le grand jeu de cache-cache a réussi, c’est qu’il fait certes trop beau, ce jour-là, pour y voir ».

La musique enregistrée fait une apparition à travers le gwoka moderne d’Erick Cosaque.

Erick Cosaque et Les Voltages 8 – ‘Roger a di wha wha’ (1973)

Lorsque les frères Décimus reprennent l’air sous le nom de Groupe NSI (New Sound from the Islands) en 1981, ils annoncent le son que nous connaîtrons plus tard sous le nom de zouk. Les paroles en faux-anglais ne sont pas fortuites. À l’insu du monde au-dehors du Studio Joanna à Paris, ils avaient déjà créé Kassav’ (avec le guitariste et ingénieur du son Jacob Desvarieux), une machine de plaisir noir non-autorisé et transnational, pilotée à partir du synthé.

The Group NSI – ‘Oui Ce Yes (Roger A Ti Wawa)’ (1981)

Vers la fin de Aimé Césaire – un homme une terre (1976), Sarah Maldoror pose sa question. Tout d’abord, elle passe en revue les « les mésaventures de la conscience nationale », selon l’expression célèbre d’un ancien élève de Césaire au lycée Schoelcher, puis, elle évoque la vision et le courage de Patrice Lumumba. Ensuite, la caméra suit le poète sur le terrain, pour ainsi dire, où Césaire-le-maire explique les rigueurs de la real-politik et déconstruit le statut de la Martinique en tant que département. Puis Maldoror frappe son ami, doucement, là où ça fait mal – le mot autour duquel ils tournaient autour, elle le murmure : « indépendance ? »

Césaire pince les lèvres et dit ‘Sarah’ pour la première fois, un correctif s’impose.

Dialogue – extrait de Aimé Césaire – un homme une terre (1976)

La dérision de Césaire, qui qualifie l’appel à l’indépendance d’« impatience bourgeoise », a autant à voir avec son rôle ambigu dans la départementalisation de la Martinique qu’avec les vents révolutionnaires qui soufflent sur les îles au moment de l’interview (Qui sème le vent récolte le tempo). Surtout de la part des cousins guadeloupéens indisciplinés de l’autre côté de l’eau – nous y reviendrons bientôt.

Lorsque l’élite antillaise se réunit à Paris en avril 1961 pour discuter de la décolonisation des dernières possessions françaises dans les Caraïbes, le terme utilisé est celui d’« autonomie ». Le sort des Noir.e.s de l’empire colonial français qui avaient réclamé l’« indépendance » était là, exposé aux yeux de tou.te.s, d’Haïti au Cameroun, d’Algérie à la Guinée. Mais le mot dont l’élite politique se méfiait était déjà présent dans la musique.

Gérard Lockel – ‘Chant Lendependance’ (1976)

En tant que guitariste très demandé de l’avant-garde parisienne du milieu des années 60 (notamment avec le pianiste Jef Gilson), Gérard Lockel aurait certainement fait partie des sessions historiques de l’été ‘69. Cependant, à la suite de la répression brutale du soulèvement de mai 1967 à Pointe-à-Pitre et de la radicalisation de l’AGEG (l’association des étudiants guadeloupéens) qui en résulte, il décide de rentrer au pays pour rejoindre le mouvement nationaliste. Lockel entreprend alors d’explorer le gwoka comme un espace pour imaginer la.le Nouvelle.au Guadeloupéen.ne. Il ne suffit pas d’interpréter la musique, il veut la libérer de toutes normes. Un nouveau système de notation et de nouveaux instruments seront nécessaires pour abandonner le tempérament ordinaire et le centre tonal. Lockel invente le Gwadlouka et le Yakalok, entre autres, et développe le Guakamo, une représentation visuelle de son projet. Il nomme son intervention gro ka modên (GKM), comme une évolution à la fois du gwoka traditionnel dénigré par la jeunesse urbaine comme « mizik a vyé nèg » et du gwoka moderne pratiqué par des musiciens populaires comme Erick Cosaque.

Grâce à un enseignement dédié, des ateliers-concert et des performances lors de forums politiques à travers l’’île, Lockel établit le GKM comme la musique de la lutte guadeloupéenne. Lorsque les représentants de tous les DOM et TOM de France se réunissent à la Konferans a dènyè koloni fwansé à Pointe-à-Pitre en 1985, l’événement atteint son apogée avec un concert de GKM signé Lockel et ses disciples, dont Edmond Mondésir, professeur de philosophie, et Léon Bertide, syndicaliste.

Tous deux sont des militants du mouvement nationaliste martiniquais et cofondateurs de l’organisation Asé Pléré An Nou Lité. Élevés au bèlè traditionnel, ils s’appuient sur les méthodes de GKM à travers leur collectif Bèlènou pour libérer la musique martiniquaise. Très vite, leur expression d’une liberté artistique retrouvée se transforme en un chant d’appel et réponse pour l’indépendance politique. Ce mot-là.

Bèlènou – ‘Endépandans’ (1983)

Pendant qu’Aimé Césaire contextualise la négritude pour Sarah Maldoror, dans un autre quartier de la ville qu’il dirige, Elsie Haas et Aline N’goala réalisent Zatrap (1980). Le premier long métrage entièrement tourné en créole antillais et une critique féministe du Bumidon : la politique migratoire de la France que le poète-politicien a qualifiée de « génocide par substitution ».

Haas vient d’achever le travail sur la tragi-comédie musicale de Med Hondo, West Indies ou les nègres marrons de la Liberté (1979), un portail vers quatre siècles d’histoire des Antilles entassés dans un bateau d’esclaves reconstitué, et deux heures de théâtre et de cinéma (les deux) chorégraphiées et filmées dans ce qui ressemble à un seul plan fluide. Elsie Haas est aussi une peintre de renom qui fera l’objet d’une des capsules télévisées de Maldoror dans l’émission Mosaïque, tout juste trois ans plus tard.

Quant à N’goala, elle avait sauté à bord du bateau Bumidon seulement deux ans plus tôt – en tant qu’étudiante martiniquaise dotée de talent littéraire et rejoint des organisations militantes à Paris, des groupes trotskistes au collectif afroféministe La Coordination des Femmes noires. Pendant cette période, elle a cofondé une troupe de théâtre (dans laquelle Zatrap a été créé), publié des poèmes dans Présence AfricaineDans un coin un chien aux côtes innombrables / Cherche obstinément son âme dans une poubelle ») et des pièces journalistiques dans Sans Frontière, mais finit par être dégoûtée par la métropole et sa bourgeoisie antillaise : les premiers arrivant.e.s du Bumidom.

Zatrap (Le piège) dépeint la réalité étouffante de la Martinique du point de vue d’une employée domestique et de ses deux filles. Conformément à l’évaluation de Césaire (son parti, le PPM, finance le film), le piège s’ouvre et se ferme sur l’atterrissage et le décollage d’un gros porteur d’Air France à l’aéroport de Fort-de-France. Les images sont monochromes : les blanc.he.s sont plus blanc.he.s et les noir.e.s plus noir.e.s ; les békés et les élites à la peau claire n’ont nulle part où se cacher. On aperçoit brièvement le visage brûlé par le soleil du légendaire bèlè Ti Émile, mais on l’entend surtout chanter « la vérité ».

Ti Émile – extrait de Zatrap (1980)

Parmi les albums de la collection de vinyles de Sarah Maldoror figure un coffret de quatre vinyles en édition limitée intitulé Premier Festival Culturel Panafricain AlgerDélégation de la République de Guinée (1970). Sékou Touré, l’un des critiques les plus virulents de la négritude senghorienne, s’est servi de PANAF ‘69 pour attaquer le poète-président et mettre en valeur la révolution culturelle guinéenne – l’exemplaire de Maldoror est signé par Touré. Sur la suggestion de sa fille Annouchka de Andrade, elle utilise l’interprétation par Kouyaté Sory Kandia du mythe bambara ‘Malisadio’ (inclus dans le coffret d’Alger) dans Regards de mémoire (2003). Dans le film, Maldoror s’entretient avec Césaire au Mémorial Anse Cafard, sur la mémoire de l’esclavage en Martinique, et avec Édouard Glissant dans le cadre de sa pièce radiophonique Monsieur Toussaint (1961), la cellule de prison dans laquelle Toussaint Louverture a passé ses derniers jours au Fort de Joux.

Kouyaté Sory Kandia – ‘Malisadio’ (1970)

Dans son discours au Deuxième Congrès des écrivains et artistes africains à Rome en 1959, Touré annonçait sa vision de la Révolution culturelle – des mots qui ont traversé de nombreuses pages dans des contextes différents. Mao les avait déjà prononcés dans ses « Discours à la conférence de Yan’an sur la littérature et l’art » (1943) ; Fanon les a reproduits dans Les Damnés de la terre (1961) ; puis, les conférences de Makerere ‘62, de Montréal ‘68, de La Havane ‘78, de Gaborone ‘82 : ils sont dans tous les manifestes. Spike Lee a fini par les faire rentrer dans un scénario sous la forme d’une confrontation ivre entre les musiciens Bleek et Shadow dans Mo’ Better Blues (1990) : à ce moment-là, les préoccupations se sont déplacées vers la viabilité commerciale.

Dialogue – excerpt from Mo’ Better Blues (1990)

La musique du peuple, pensait Touré, allait insérer les traditions orales véhiculées par les griots dans le continuum rumba/highlife qui a indigénisé l’orchestre de jazz américain. La chanson de Sory Kandia ne présente que la première partie de ce projet. Le modèle complet serait le Bembeya Jazz National et, plus particulièrement, leur interprétation de l’épopée de Samori Touré dans une suite intitulée ‘Regard sur le passé’ (1969), qui figure également dans le coffret d’Alger.

L’intervention clé est l’insertion du mot ‘jazz’ dans le nom du groupe (auparavant, Orchestre de Beyla) : un geste lié à la production de la musique moderne africaine, de l’African Jazz de Grand Kalle au TPOK Jazz de Franco Luambo Makiadi et à tout ce que les locuteurs.trices kiswahili décrivent comme « muziki wa dansi ». Le mot ‘jazz’ ne fait pas référence à un genre musical mais à l’instrumentation et, particulièrement, à l’utilisation de la batterie moderne, ou ‘trap set’ comme on l’a appelé initialement.

‘Trap’ est l’abréviation de ‘contraption’, un dispositif étrange (d’instruments à percussion). En 1918, la Ludwig Drum Company, basée à Chicago, lance le Jazz-Er-Up, un ensemble tout-en-un avec une seule grosse caisse et pédale, une caisse claire, deux cymbales et un bloc de bois. Première batterie commercialisée, il s’agit de la grande invention marquante qui a donné le coup d’envoi de la musique populaire au 20ème siècle. La batterie permet de jouer des polyrythmies par une seule personne. Les quatre membres sont déconnectés – la main gauche ne sait pas ce que fait la main droite ; les deux pieds ne se connaissent pas non plus. Chaque membre est sa propre personne ou, plus exactement, chaque membre est un groupe de joueurs utilisant un type de tambour dans un ensemble. La condition des polyrythmies est aussi la condition de l’incomplétude corporelle, qui est le territoire de l’Ubuntu (la communauté comme condition de soi).

À travers la figure de l’homme-orchestre la batterie représente le potentiel illimité de l’individuation, mais aussi sa critique – un est pluriel, variable et infini. Toujours incomplet.

Voici comment Sékou Diabaté de Bembeya théorise la révolution guinéenne à travers l’instrumentation – l’instrumentalisation – de son groupe.

Sekou Diabate – ‘Interview at FESTAC ’77’ (1977)

Si la batterie (ou sa descendante la boîte à rythmes) est l’outil moderne de communication entre les Peuples Noirs/Peuples Africains, le système d’exploitation est la clave à travers laquelle nos voix-instruments respectives parlent. Et le rythme, dit Senghor dans Léon G. Damas (1994), le film-essai de Maldoror sur le premier poète, le poète-poète parmi les fondateurs du mouvement de la négritude, consiste en des répétitions qui ne se répètent pas.

Dans son portrait poétique de Damas, Maldoror se rapproche le plus du mixtape en tant que forme narrative – elle saupoudre les mots de Damas sur une série de morceaux de musique organisés par thèmes, qui sont reliés par les opinions de ses camarades plus connus, Césaire et Senghor. Visuellement, les thèmes oscillent entre les paysages terrestres et aquatiques de la Guyane et le bourdonnement toxique du Paris-Nègre. De plus, un nuage de moustiques par-ci, une traînée de fourmis par-là, le tout découpé au rythme de la poésie de Damas. Et des silences : dans les rues de Cayenne, il y a des écolières qui n’ont jamais entendu parler de Damas, et des marchandes qui sourient et frottent les fruits frais mais ne parlent pas.

Nous les gueux, nous les peu, nous les rien, nous les chiens, nous les maigres, nous les Nègres – des répétitions qui ne se répètent pas.

Léon-Gontran Damas – ‘Ils sont venus ce soir’ (1988)

Les scènes les plus lyriques de Damas sont tournées sur le fleuve Maroni, frontière entre les propriétés coloniales françaises et néerlandaises que le peuple Aluku a fait sien. Les mots de Damas se déploient au fil de l’eau – dans Black Label (1956), il parle des trois rivières qui coulent dans ses veines, ouvrant la négritude « aux peuples de couleur du monde où qu’ils soient » l’année même du Premier Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris. Il n’y participe pas.

La musique que Maldoror utilise tout au long de la séquence Maroni est ‘Makambo’, la reprise non déclarée par Geoffrey Oryema de ‘Likambo Ya Ngana’, une chanson de Franco Luambo Makiadi sur les effets de la rumeur.

‘Makambo’ apparaît dans le premier disque d’Oryema, Exil (1990). Le disque est produit par le pionnier de l’ambient Brian Eno et sort sous le label Real World – créé par Peter Gabriel pour présenter de la musique du ‘reste du monde’ à l’occident. La méthode est simple : une voix étrangère ou autre instrument à cordes (la kora, le ngoni ou, dans le cas d’Oryema, le nanga) isolée dans de l’ambient, comme un masque africain dans la cage de verre d’un musée. C’est un son à observer.

Eno utilise cette approche minimaliste pour l’arrangement musical de ‘Makambo’. Cependant, Oryema transforme le morceau en une complainte Acholi sur la douleur de l’exil. Il établit la mélodie puis révèle la source en répétant non les mots mais la tonalité de la phrase « Bomba makambo e » (Passez sous silence les problèmes des gens), le refrain en lingala de la version de Franco.

Au lieu de traduire la phrase, Oryema l’a convertie dans sa langue maternelle et a produit un sens nouveau – une valeur ajoutée. La version acholi de la phrase répétée sans l’être, « O na ma kanguwe » (On est mal), révèle une proximité tonale entre les deux langues : les mots sont différents mais produisent le même son et rythme et, par-là, signifient donc la même chose mais en plus.

Geoffrey Oryema – ‘Makambo’ (1990)
Franco et le TPOK Jazz – ‘Likambo Ya Ngana’ (1972)

Pendant un hommage radio à Franco en 2016, j’ai invité des historiens de la rumba et des musiciens à faire leurs sélections dans son immense discographie. Pendant leur présentation, le chorégraphe Faustin Linyekula et le guitariste Jose Pereelenga décident de simplifier ‘Likambo Ya Ngana’ à la seule guitare acoustique et de ralentir le tempo comme dans la complainte d’Oryema. Eux-aussi limitent leur interprétation au seul refrain de « Bomba makambo e ».

Faustin Linyekula & Jose Pereelanga – excerpt from Tribute to Franco, PASS in Amsterdam (2016)

Dans le Zaïre de Mobutu, la distance est courte entre « passez sous silence les problèmes des gens » et « On est mal ». ‘Likambo Ya Ngana’ est un morceau sur les dangers des ragots écrit par le commère-en-chef. Pour des auditeurs.trices congolais.e d’un certain âge, seul le son donne sens au texte – le son est finalement ce qu’il y a de plus pertinent. Il flotte dans le temps et sans égard pour les frontières du Zaïre d’antan, de l’Uganda et du Congo à nouveau. Il n’y a pas de copies, juste des versions. 

Au Nigeria en 1977, le son devient masque : l’emblème d’un festival. 

Face au refus du British Museum de restituer le masque de la reine Idia volé lors de « l’expédition punitive » à Benin City en 1897, les officiels Nigérians déchirent tout bonnement le certificat d’authenticité. Ils décident de faire faire des centaines de masques à l’effigie de la reine du royaume de Benin et les décrètent tous des originaux. Il n’y a pas de copies, juste des versions.

Le son est un morceau d’anthologie, écrit à trente ans d’intervalle, par deux poètes acholi, l’ougandais Okot p’Bitek et le soudanais Taban Lo Liyong.

Lorsque p’Bitek publie le poème Wer pa Lawino (1969), sa traduction anglaise Song of Lawino (1966) était déjà devenue un classique de la littérature africaine – la seconde version apparaît donc avant la première. En lisant la version acholi, Lo Liyong, auditeur attentif à l’orature de la région, accuse son ami de s’être mal traduit ; pire, d’avoir écrit deux livres différents : Wer pa Lawino (un livre très profond en acholi traitant de philosophie, de morale et de sagesse, une contre-ethnographie) et un deuxième livre, Song of Lawino, dans lequel la philosophie est mise en sourdine en faveur du saisissant, du sarcastique et du dramatique, conçu pour des oreilles occidentales. 

Lo Liyong passe les trente années suivantes à améliorer la traduction anglaise du poème, publiée finalement sous le titre The Defence of Lawino en 2001. Il affirme que c’est sa traduction qui est la version la plus juste, la plus authentique de l’œuvre de quelqu’un d’autre. 

Parfois, c’est l’artiste qui se multiplie et non l’œuvre – une pratique commune chez les musiciens africains depuis que Hugh Tracey était arrivé avec du matériel d’enregistrement, cela s’était accéléré avec l’arrivée de la « world music ». Pendant les années 1990, Papa Wemba travaille avec deux groupes différents, deux versions de lui-même, sur les deux rives de la Méditerranée : Viva La Musica à Kinshasa et Molokai à Paris. 

Papa Wemba & Molokai – “Awa Y’Okeyi” (1995)
Viva La Musica & Papa Wemba – “Kaokokokorobo” (1995)

La mutation n’est donc pas seulement une transformation, un déplacement, c’est aussi une multiplication. Une affaire de sorcellerie. Franco a gagné son titre de sorcier de la guitare pour avoir altéré le destin des gens, des humains craignant Dieu, par sa manipulation de l’instrument pendant la transe du sebene. Certains l’accusent d’avoir échangé l’âme de son frère plus jeune et plus talentueux, Bavon Marie-Marie, décédé en 1970, contre un succès musical illimité.

C’est en 1953 que la guitare électrique solide débarque à Kinshasa : une Gibson Les Paul apportée par le producteur Bill Alexandre. Franco rejoint immédiatement son studio, et commence le développement d’un système que son peuple appelle sebene. S’éloignant de ce qui était considéré comme un pont musical par son mentor Henri Bowane, Franco établit le sebene comme une rupture radicale de la mélodie dans laquelle les musiciens entrent dans un dialogue improvisé.

Le mi-soliste remplit l’espace entre la guitare rythmique qui répète le thème à l’infini et le soliste qui improvise par-dessus. Périodiquement, le soliste libère une octave pour laisser place à un chœur de cors. Le tout est ponctué par les cris de l’atalaku. Tout au long du sebene, les débuts et les fins sont les mêmes, mais il y a de légères variations entre les deux – dans les clairières – si légères que seuls les corps dansants peuvent les sentir.

Franco & L’Orchestre T.P. OK Jazz – ‘Alimatou’ (1976)

Dans le film de Maldoror, Césaire décrit Damas come le « nègre fondamental » – il ne cesse de se muter, de se multiplier, de circuler. Damas répond :

BLACK-LABEL à boire
pour ne pas changer
Black-Label à boire
à quoi bon changer

Léon-Gontran Damas – extrait de Black-Label (1972)

Maldoror coule de fleuve en fleuve, du Maroni à la Seine, pour introduire la séquence sur le Paris-Nègre. Les paroles sont tirées de Pigments de Damas (1937), sa première déclaration de refus qui a également introduit le mouvement de la négritude – la seconde, Retour en Guyane (1938), est un traité de contre-ethnographie ; les deux ont été interdits en France. La musique est un Dixieland non identifiable, avec une brève apparition de Joséphine Baker. Puis, nous entendons le baryton de Paul Robeson.

Paul Robeson – ‘There’s A Man Going ‘Round Taking Names’

Annouchka de Andrade dit que son père Mario a fait découvrir la musique de Paul Robeson à sa mère et que cette sélection par Maldoror est un hommage à son compagnon décédé. Mario Pinto de Andrade rencontre Maldoror alors qu’il travaille comme éditeur chez Présence Africaine et étudie la philosophie à Paris. Il avait fondé le Centro de Estudos Africanos avec ses camarades poètes Amílcar Cabral et Agostinho Neto à Lisbonne en 1951, mais avait dû s’enfuir à Paris trois ans plus tard pour éviter les persécutions de la police PIDE – Neto avait été arrêté et Cabral était entré dans la clandestinité. À Paris, il forme le Movimento Anti-Colonialista, le premier de nombreux think-tanks des mouvements de libération africains. L’approche internationaliste d’Andrade dans la lutte lui permet, après une brouille avec Neto, de rejoindre la direction du PAIGC en Guinée-Bissau – plus tard, il travaillera également avec les gouvernements du Cap-Vert et du Mozambique. Lorsqu’il est à Paris, Andrade est le principal théoricien de la négritude lusophone et le lien entre les mouvements de libération africains et les tiers-mondistes de la ville – c’est lui qui apporte le manuscrit de L’An V de la révolution algérienne de Fanon (1959) à l’éditeur François Maspero et qui rédige Unité et lutte de Cabral (1975).

Le segment MPLA de Le festival panafricain d’Alger 1969 de William Klein commence par des cadres accroupis autour d’une platine dans le petit bureau du parti à Alger, écoutant Ana Wilson et Conjunto Nzaji. La caméra fait un panoramique de la pièce, parmi les hommes se trouvent Neto et Andrade – ce dernier semble mal à l’aise tout au long de la scène. La chanson qu’ils écoutent est un hymne au président du MPLA, intitulé ‘Dr Neto’. Le culte autour du poète-président est en plein essor et les fissures dans la direction du mouvement sont déjà visibles – en 1974, Andrade quittera le parti. Pour l’instant, cependant, la lutte continue.

Dialogue – extrait de Le festival panafricain d’Alger 1969 (1971)

Le commentaire d’Andrade sur la culture révolutionnaire est lié au discours de Paul Robeson diffusé par radio depuis Moscou lors d’une réunion antifasciste au Royal Albert Hall de Londres en juin 1937. Quatre phrases de cette diatribe ont déclenché les guerres culturelles qui ont conduit au festival d’Alger : « L’artiste doit prendre parti. Il doit choisir de se battre pour la liberté ou pour l’esclavage. J’ai fait mon choix. Je n’avais pas d’autre choix. »

La résonance de la déclaration de Robeson tient aussi à sa présence spectrale dans la salle de Londres, uniquement par le son. Le non-discours de Stevie Wonder aux 19es Grammys depuis Lagos, où il participait au FESTAC ‘77, a eu un impact similaire mais pour différentes raisons : un problème dans la liaison satellite fait apparaître Wonder comme sans voix, l’image est là mais sans le son, comme dans un cauchemar. Le présentateur paniqué à Los Angeles crie à plusieurs reprises : « Stevie, peux-tu nous voir ? » L’album gagnant de Stevie Wonder s’intitule Songs in the Key of Life (1976).

Pendant la décennie où il a été muselé et banni par le gouvernement américain, prétendument pour des commentaires pro-soviétiques lors d’un rassemblement à Paris en 1949, Paul Robeson continue à étudier les musiques du monde. Il sentait que les damnés de la terre étaient liés par la globalité de la gamme pentatonique. Dans l’essai « A Universal Body of Folk Music – A Technical Argument by the Author », publié en annexe de son autobiographie Here I Stand (1958), il décrit comment « en restant sur les touches noires, le nègre a trouvé facilement la formule à cinq tons si caractéristique de la musique africaine. »

Voici venir Amiri Baraka avec le contexte :

À la fin du XVe siècle, une chose étrange se produit. Avec la montée du capitalisme, le clavecin se transforme en piano et devient des notes noires et blanches. C’est vrai. Dans le clavecin, il y avait en fait un commutateur, qui permettait de passer de l’ancienne pentatonique à la nouvelle diatonique, une gamme tempérée que l’esprit et l’oreille capitalistes de l’Europe ont apparemment creusée. Le piano dont joue Cecil Taylor, ce Bösendorfer, cette énorme chose, a les notes noires en bas des notes blanches, pour suggérer non seulement qu’il y a deux pentatoniques – une dans les touches blanches, une dans les touches noires – mais aussi voilà pourquoi le blues était la musique évidente pour les esclaves parce que « ding, ding, ding, ding », c’est juste là. Ils leur ont même montré, « C’est comme ça que vous jouez du blues, vous voyez les notes noires, jouez juste ces notes. » J’ai trouvé ça incroyable que Robeson étudie cette chose et dise que, oui, quand le capitalisme se stabilise en Europe, le piano émerge et la première chose qu’ils font c’est de ségréguer les notes. C’est incroyable. Tu te dis, mon Dieu. Cependant, il fallait le penser, que ce serait partout, dans les idées des gens, quoi qu’ils touchent serait écrasé par cela. C’est une idée fantastique, mais quand tu racontes ça aux gens, ils te regardent et disent, « Ouais. Le piano est-il ségrégué ? De quoi parlez-vous ? »

Selon le multi-instrumentiste, archiviste astro/afrosonique et compositeur d’avant-garde Rahsaan Roland Kirk, ‘Blacknuss’ est ce qui se passe lorsque vous jouez uniquement sur les 36 touches noires du piano. Kirk, qui était aveugle, a plaidé pour le passage d’une imagination visuelle à une imagination auriculaire – écoutez de toutes vos forces, dit-il. Les touches ne donnent pas seulement accès à une échelle musicale, mais à un tout – qui n’est pas une totalité.

Rahsaan Roland Kirk – ‘Blacknuss’ (1972)

La musique est un problème pour les archives. Une grande partie de la collection de vinyles de Maldoror est constituée de matière habituellement classée comme non-musicale – principalement des textes parlés et d’un ensemble que nous appellerons des chants de lutte – songs in the key of revolution. Y compris une compilation intitulée CHANTS DES PEUPLES DES RÉGIONS LIBÉRÉES, comprenant des chants de militant.e.s du PAIGC, du MPLA et du Frelimo, vraisemblablement enregistrés dans les zones libérées par ces mouvements.

Dès le début des années 1950, Cabral, Andrade et Neto théorisent le rôle de la culture dans la lutte anticoloniale au Centro de Estudos Africanos de Lisbonne, et cela est audible dans les luttes qu’ils mènent sur le terrain. Au milieu des années 1970, ils opèrent de facto comme producteurs de disques – peu de mouvements ont sorti plus de chants de lutte sur disque. La compilation CHANTS DES PEUPLES est un effort collaboratif crédité au label fictif CNSLCP. Comme il se doit, aucun autre crédit n’apparaît. Le disque est destiné à la collecte de fonds et à la propagande en France : tous les titres sont listés en français.

Mozambique / Frelimo – ‘Danse du bombardement aérien’

Le African National Congress d’Afrique du Sud a compris tardivement l’instrumentalisation de la culture : c’était le terrain privilégié du fanonien Pan Africanist Congress et du Black Consciousness Movement. Mais une fois compris, après les soulèvements de juin 1976 et leur participation au FESTAC ‘77, ils y ont excellé au point que l’on se souvient en partie de la lutte anti-apartheid pour sa culture du chant – canonisée dans le film de Lee Hirsch, Amandla! A Revolution in Four-Part Harmony (2002).

Les chants de lutte, généralement connus sous le nom d’umzabalazo, le genre omniprésent mais largement informel qui était la forme musicale d’expression populaire la plus répandue sous l’apartheid, ont continué à faire pression sur la démocratie qu’ils ont instauré. Nulle part ailleurs les chants ne sont jugés plus fréquemment que dans l’Afrique du Sud post-apartheid. Depuis 1994, les dirigeants de diverses organisations politiques sont périodiquement appelés à expliquer la signification des chants populaires.

En février 2022, des partisans du Economic Freedom Fighters ont été accusés d’incitation à la violence (par AfriForum, un groupe de droite) pour avoir interprété le célèbre chant anti-apartheid ‘Dubul’ ibhunu’ (Tuez le Boer) et leur leader, Julius Malema, a été appelé à témoigner. C’était la deuxième fois que Malema devait défendre ce chant. Dix ans plus tôt, il avait fait l’objet d’accusations similaires de discours haineux, alors qu’il était dirigeant de la Ligue des jeunes de l’ANC. À l’époque, dans un geste situationniste éblouissant, Malema et ses camarades avaient simplement remplacé le mot offensant « kill » (tuer) par « kiss » (embrasser), ce qui avait amené des masses de personnes à scander d’un ton de défi « Kiss the Boer » lors de rassemblements politiques – des répétitions qui ne se répètent pas.

Cette fois, le juge a demandé au politicien devenu musicologue : « Embrasser comment ? » et Malema a soufflé un baiser. Mwah.

Dialogue – Malema témoigne dans l’affaire Afriforum autour de discours haineux (2022)

Comme le démontre Malema, les chants sont produits par l’engagement collectif dans la lutte. Ils se démarquent de ce que l’on appelle habituellement la musique engagée, qui peut être utilisée pour faire taire la lutte ou, comme le suggère notre camarade Harmony Holiday, pour « harmoniser avec l’État ». En outre, bien que musicaux les chants de lutte ne pourraient être considérés comme de la musique, même improvisée – les militants ne partagent pas, par exemple, l’obsession qu’ont les musiciens du free jazz à déformer ou décoloniser la musique.

En tant que savoir produit et circulant de souffle en souffle dans le contexte de la lutte, comme un virus ou un baiser, ces chants résistent à la fois à la marchandisation (et à son principal instrument, la signature) et aux processus d’archivage. En fait, personne n’écoute les chants de lutte, nous ne pouvons que participer. Dans la Bibliothèque Chimurenga, nous les regroupons dans des catégories tels que piétinements, cris et prières. Des actes collectifs difficiles à observer : vous vous livrez ou vous quittez la place.

Pendant la lutte anti-apartheid, les chants produits dans les camps militaires appartenaient au mouvements de libération, donc aux peuples. Jonas Gwangwa, directeur musical du Amandla Cultural Ensemble, le groupe culturel de l’ANC, était un compositeur inventif et un tromboniste doué qui a cofondé les Jazz Epistles en 1961. Il fait partie du grand exode de musiciens après le massacre de Sharpeville. Au cours des années 1960, il s’est imposé sur la scène jazz de New York et au-delà, et a enregistré avec d’autres camarades exilé.e.s sud-africains tels que Johnny Mbizo Dyani. Il répond à l’appel de l’ANC en 1977 pour représenter le mouvement au FESTAC, et est ensuite déployé dans les camps MK (uMkhonto we Sizwe, l’armée de l’ANC) en Angola pour former des militants et préparer le Festival de la jeunesse de Cuba en 1978. L’Amandla Cultural Ensemble est né de ce processus. Gwangwa avait quitté la scène musicale pour rejoindre la lutte, et pour établir la combinaison d’hymnes religieux, de théâtre populaire et de formes folkloriques que nous reconnaissons comme les chants de lutte. À la fin des années 1960, les cadres du MK y ajoutent une pulsation connue sous le nom de toyi-toyi, qu’ils avaient apprise des militants du ZAPU zimbabwéen, donnant ainsi une dimension transnationale (peut-être même anti-nationaliste) à la forme créée par la lutte nationaliste.

Dans les chants de lutte, Soweto est un pays à part entière.

Amandla Cultural Ensemble – ‘Embers of Soweto’ (1982)

La New Black Music, dit le poète en parlant du free jazz, consiste à trouver le soi puis, à le tuer. Pour des musiciens comme Gwangwa, abandonner la scène signifiait aussi ébranler l’idée même de l’auteur – ébranler le soi, creuser les fortifications de l’individualité jusqu’à ce qu’elles s’effondrent. Ce n’est pas la même chose que dire « auteur inconnu » – l’auteure est la lutte révolutionnaire.

Que ‘Embers of Soweto’ soit en partie attribué à Gwangwa sur la pochette du disque d’Amandla Cultural Ensemble illustre la tension présente dans nos luttes de libération – on demande la responsabilité individuelle tout en voulant la détruire. En effet, Gwangwa a adapté la musique qu’il avait composée dans d’autres contextes à sa mission révolutionnaire avec Amandla. Cependant, au moment de l’indépendance, l’ANC n’avait pas de politique cohérente pour intégrer des formations telles qu’Amandla dans la nouvelle Afrique du Sud. La révolution culturelle a très vite été abandonnée au marché. Les membres survivants reçurent une médaille puis, ce fut chacun pour soi. Lorsque Gwangwa et sa famille réclamèrent ses droits, les camarades les accusèrent de voler la lutte : ce qui se passe dans la lutte devrait rester dans la lutte.

On ne peut pas s’arrêter, mais nous allons faire une pause ici.

(*) Sarah Maldoror a probablement plus de fans aujourd’hui qu’elle n’en avait de son vivant mais aussi, peut-être, moins de spectateurs. Peu après son décès en avril 2020, mes sœurs-camarades Pascale Obolo et Anna Tje ont approché Annouchka de Andrade pour réaliser des photographies de la collection de disques de sa mère. Sans ces images, je n’aurais pas pu réaliser ce mix : ses films ne sont plus accessibles sur internet, ils sont dans des galeries d’art et des musées. Je n’ai pu me remémorer les scènes énumérées ici que grâce à la musique. Et j’en suis reconnaissant.

(**) Voir la contribution d’Amzat Boukari-Yabara’s dans ce numéro.