TROUBLES DANS LES COLLECTIONS
UFA – Université des Futurs Africains Conversation avec Oulimata Gueye Oulimata Gueye n. 03 L’institut fictionnel d’Afrique Noire Janvier 2022

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Oulimata Gueye, "UFA – Université des Futurs Africains, Conversation avec Oulimata Gueye", Troubles dans les collections, n. 03, Janvier 2022, /numeros/linstitut-fictionnel-dafrique-noire/ufa-universite-des-futurs-africains/.
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Emmanuelle ChérelL’université des Futurs Africains, qui s’est déployée au Lieu Unique à Nantes pendant le printemps/été 2021, est une exposition, un lieu d’ateliers et un concept. Elle ouvre un espace de recherche croisant des œuvres, des analyses, des récits, des entretiens, des spéculations, des hypothèses énoncées par des artistes, des écrivain.e.s, des activistes, des critiques, des théoricien.ne.s, des architectes, des réalisateur.rice.s africain.e.s qui participent d’une réévaluation géo-esthétique1 de l’Afrique. Alors que notre vision de l’Afrique en Europe ou en Amérique du Nord relève encore bien trop souvent d’une fiction qui est une invention coloniale, comme l’a démontré par exemple Valentin Y. Mudimbe (présent dans le film de Jean-Pierre Bekolo, Les mots et les choses de Mudimbe, 2014) en effectuant l’archéologie des discours scientifiques occidentaux apposés sur le continent africain, ta proposition réfute toute essentialisation. Elle rompt avec une vision de l’Afrique pensée à travers les motifs de tradition et de modernité et expose des propositions produites par des africain.e.s. qui invitent à réfléchir sur le présent et sur les devenirs d’une Afrique au cœur des transformations complexes du monde contemporain. Ce qui est passionnant c’est que tu as invité des créateurs.rices peu ou pas connu.e.s en France et en Europe dont les travaux multimédias (vidéos, numériques, graphiques, architecturaux) dévoilent des visions contemporaines du continent s’appuyant sur des paradigmes de transformation à la fois endogènes et exogènes. Ils.elle.s s’inscrivent dans une dynamique portée depuis l’Afrique qui affirme une réflexion critique pour que le continent se pense, se représente, se projette. Une position qui cherche à redéfinir les équilibres sociaux, politiques, économiques, et culturels mondiaux, mais parfois aussi certains desseins de la vie sociale contemporaine. Elle affirme, en outre, que l’Afrique doit produire ses propres métaphores du futur et bâtir de nouveaux imaginaires portés par les sociétés. Mais cette position pose aussi comme point de départ l’entrelacement et la communauté de sort entre l’Afrique et le monde, en montrant que les questions africaines ou diasporiques renvoient à des questions planétaires. Ta proposition rejette également une vision afro-pessimiste de l’avenir et une vision afro-optimiste, naïve, qui est souvent celle des partisans du néolibéralisme international. Elle montre la recherche de futurs décolonisés et envisage donc un avenir au pluriel, plusieurs possibles, plusieurs potentiels : Les futurs de l’Afrique.

Oulimata Gueye – Tout d’abord, je te remercie pour l’invitation et pour cette belle introduction de l’exposition. De façon plus globale, il me semble que poser la question du futur de manière critique, conduit à s’interroger sur les acceptions de cette notion dans l’imaginaire commun contemporain, afin de les déconstruire et de proposer une pluralité d’options. Dans le modèle néolibéral techno-scientifique dominant, le futur est généralement défini comme une aspiration vers un à-venir technologiquement sophistiqué, marqué par des innovations, par la place prépondérante de l’ économie capitaliste et par une circulation constante de l’information. Avec comme contrepoint ou comme alternative, depuis quelques années, notamment en Europe et aux Etats-Unis, une autre vision du futur qui est envisagé en termes d’effondrement. Il me semble que l’on peut partir des critiques faites à ces visions afin d’ouvrir les potentiels du futur, voire de substituer à ce terme d’autres concepts.

En concevant ce projet, j’étais aussi intéressée par l’idée que le futur en Europe s’est façonné avec l’Afrique. J’ai pris appui sur les travaux de l’historienne Jenny Andersson. Dans son ouvrage The Future of the World : Futurology, Futurist, and the Struggle for the Post Cold War Imagination (2018), elle élabore une histoire des différentes conceptions du futur qui se sont développées à partir de la Seconde Guerre mondiale et pendant la Guerre froide principalement aux États-Unis, en Europe et en URSS. Selon elle, la question du futur prit une importance croissante dans le monde après 1945, car il y avait une crise des idées, une désorientation générale et une accélération des recherches en sciences et technologies. Parmi les différentes visions du futur débattues, la futurologie émergea comme discipline aux Etats-Unis dans les années 1940 portée par l’essor des méthodes de calcul statistique. Elle se présenta comme une technique rationnelle pour dépasser les anticipations idéologiques ou utopistes de l’avenir par une connaissance des tendances concrètes. Mais Andersson explique que si la discipline se développa considérablement à cette époque, c’est, en outre, parce qu’en toile de fond, les pays dits du « Tiers Monde » refusaient les modèles de développement imposés par l’Occident et revendiquaient d’imaginer leurs propres futurs. Alors que “l’homme occidental” est décrit comme en train de perdre sa capacité à saisir l’avenir, « la prospective va apparaître comme le remède ». Cette démarche promettait qu’en retrouvant une capacité à gérer « activement » son avenir, l’Occident réapparaîtrait comme le pilote actif du changement.

Bien sûr, le futur défini comme progrès (civilisationnel) a été également inscrit dans le projet colonial. Par exemple, l’article « Réinterroger le soleil, Frantz Fanon et la question écologique » d’Antoine Hardy (paru dans AOC, le 28 mai 2021) est revenu sur les impacts écologiques de la colonisation analysés par Fanon, dès 1961, dans Les damnés de la terre. La colonisation était étroitement liée à une idée de la modernité, incarnée par des usages scientifiques et technologiques, déployée par l’Europe et au service de l’industrialisation et du capitalisme. Les colonies ont été des laboratoires constants, des lieux d’expérimentation au service de ces visions qui ont conduit à de nombreux excès provoquant de terribles conséquences sanitaires, écologiques et économiques. Et puis, après les indépendances, les bourgeoisies locales ont recréé des hiérarchies sociales dans la suite de la structure sociale et politique héritée du colonialisme.

Je voulais revenir aussi sur les discours associant plus récemment Afrique et futur. Au début des années 2010, Africa is the future était devenu un slogan. Une certaine vision du devenir du continent, très optimiste, était prônée. Ainsi en octobre 2015, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, annonça son projet de connecter l’Afrique depuis l’espace grâce au satellite AMOS-6. En visite quelques mois plus tard à Nairobi et à Lagos, il déclara : “Une des raisons pour lesquelles je suis ici, c’est que c’est ici qu’une grande partie du futur va se construire”. Mais de quel futur parlait Zuckerberg ? Par qui ? Pour qui ? Derrière ce mot, quelles sociétés sont envisagées ? Il est nécessaire de s’interroger sur nos projets, nos visions et nos savoirs, notamment sur leurs liens avec les politiques et sur les usages que nous en faisons. Il faut aussi mentionner que, dans les années 2000, des visions non alignées étaient également présentes, mais elles ont été occultées. Les voix dissonantes étaient noyées sous une doxa dominante très puissante fondée sur le discours néolibéral qui a porté les programmes des ajustements structurels (1980-90) initiés par le FMI et la Banque mondiale.

Les installations présentées dans cette exposition abordent par des entrées très différentes, des idées, des épisodes, des projets qui ont associé – d’une manière ou d’une autre – l’Afrique au futur. Elles s’appuient sur des enquêtes, travaux de terrain, assemblées publiques, recherche d’archives, écriture, création vidéo et installations multimédia envisageant des futurs alternatifs. La diversité des approches et des temporalités a pour ambition de convier les visiteur.euse.s à se demander : Qu’est-ce que le futur ? Quelles sont les histoires du futur ? Quelles images du futur sont produites aujourd’hui ? Qui les produit ? Qu’est-ce qui est porté par ce terme, quand il est associé à l’Afrique ?

Entrée de l’exposition à gauche, Voyant, 2015, Jean Katambayi Mukendi. A droite, Nursery, 2016, Kapwani Kiwanga©voyez-vous (vinciane lebrun).

EC– Certaines œuvres montrent des processus qui se déroulent sur le continent (inégalités, capitalisme, extractivisme tel celui de l’uranium et les impacts du nucléaire exposés dans l’installation The Subterranean Imprint Archive (2021) de Lo-Def Film Factory)mais ce qui apparaît surtout c’est la nécessité d’inventer d’autres voies et donc de nous demander dans quels termes réinterroger le statut de l’espérance et la place de l’à-venir dans les imaginations contemporaines (pour l’Afrique mais aussi au-delà) du temps et de la vie ? Quelles sont les ressources qui permettraient non seulement de penser ces futurs potentiels mais d’en précipiter l’avènement ?

Une des pistes proposée est de repenser nos relations à ce qui nous entoure et qui constitue notre milieu. Les œuvres de Tabita Rezaire, Nolan Oswald Dennis et Russel Hlongwane nous convient à porter notre regard sur le cosmos. Elles invitent à appréhender les connaissances des astres en Afrique et les dimensions spirituelles, culturelles, sociales, mystiques auxquelles ils ont été associés, afin de quitter la vision de l’Union Astronomique Internationale (UAI), qui depuis 1919 est la seule à pouvoir nommer les objets célestes. Il ne s’agit pas, du moins pas simplement, d’affirmer que les astres nous influencent, qu’ils gouvernent notre vie, mais d’accepter cela tout en ajoutant que nous aussi nous influençons les astres. Manifester les compréhensions africaines du cosmos, considérer les apports de diverses cosmogonies, envisager d’autres systèmes de pensée, d’autres pratiques et imaginaires, pourrait nous conduire à reconsidérer la terre dans sa dimension planétaire ? Il s’agit de mieux appréhender comment les humains ont construit leurs rapports au monde, ont défini leur place, ont inventé diverses manières possibles d’être du monde, d’être monde, de faire monde ? Cela pourrait aussi permettre de reconnaître que la terre est un espace astral, un corps céleste, afin de rendre contingent le fait qu’elle représente notre habitat. Il y pousse les plantes qui ont fait l’objet de savoirs médicinaux et auxquelles les humains ont prêté des pouvoirs magiques dans des situations de résistance politique (Kapwani Kiwanga, Nursery, 2016). Grâce aux plantes, le soleil devient la peau de la terre, et la terre un astre qui se nourrit du soleil et se construit de sa lumière. Les plantes métamorphosent la lumière en substance organique puis en oxygène et font de la vie un fait astral. Tels pourraient être les premiers pas d’un.e. visiteu.r.se dans L’université des Futurs africains, conduisant à éprouver le fait que le ciel est partout et qu’il ne faut pas oublier qu’il n’est pas seulement le prochain réservoir pour nos besoins matériels et technologiques ?

OG – Alors que le présent nous inscrit dans un rapport au monde de plus en plus façonné par les machines, les réseaux, les datas, les intelligences artificielles, la traçabilité numérique et l’exploitation commerciale, les installations des artistes que tu nommes nous invitent effectivement à nous repenser au sein du cosmos, à repenser notre place dans un ensemble plus grand, à la fois dans le temps et dans l’espace. Nous vivons dans un moment, où semble-t-il, il n’y a peu d’alternatives. Dans un présent gouverné par une épistémé techno-scientifique et une économie néolibérale toute puissante, c’est à une démarche critique de reconnexion à un univers augmenté que nous exhortent les œuvres de ces artistes. Elles et ils suggèrent de penser d’autres représentations, de remonter dans le temps pour nous relier à d’autres connaissances afin d’émettre des hypothèses spéculatives et d’imaginer de nouveaux récits. L’ambition est de bousculer les connaissances et les savoirs dominants, de ré-ouvrir notre façon d’apprendre, de comprendre le monde, et peut-être —de manière encore plus essentielle— de faire l’expérience d’être au monde, d’être avec le monde, d’être dans le monde. Un monde aussi composé d’étoiles et de vivants, de présences physiques et immatérielles. Dans ce monde, ils et elles tentent de réhabiliter une cohabitation attentive et attentionnée.

Dans leurs travaux, Tabita Rezaire, Nolan Oswald Dennis et Russel Hlongwane associent science, spiritualité et cosmologie. Mais ces trois artistes travaillent dans des directions relativement différentes. L’installation Mamelles ancestrales (2019) de Tabita Rezaire est constituée d’un film de 61 minutes projeté au sol et entouré de douze pierres qui forment un cercle. Cette œuvre, au titre signifiant, part des « vestiges technologiques » que sont les cercles mégalithiques du Sénégal et de la Gambie. Le film tisse les fils d’un récit ouvert et pluriel qui interpelle la conquête de l’espace, au centre de l’attention internationale depuis près de 60 ans, par les explorations de l’extra-terrestre rendues possibles notamment par des inventions technologiques. Cette « course à l’espace » entamée en pleine Guerre froide est aujourd’hui un véritable enjeu à la fois économique et de pouvoir pour les grandes puissances, ou pour les pays qui veulent ainsi afficher leur ambition à le devenir. Le film de Tabita Rezaire est le résultat d’enquêtes sur quatre sites mégalithiques : les cercles de pierres de Sine Ngayene et Wanar au Sénégal, de Wassu et Kerbatch en Gambie, construits à partir de 1300-1100 avant notre ère jusqu’à 1500 de notre ère. Les mégalithes sont, dit-elle, « le centre d’une recherche scientifique, mystique et cosmologique », car, comme elle le rappelle « à toutes les époques, les différentes cultures du monde se sont tournées vers le ciel pour comprendre les mystères de l’univers et l’observation du ciel a grandement impacté l‘architecture, la navigation, l’agriculture, la politique et les arts ». Cette mise en miroir nous rappelle que les questions spatiales ne sont pas l’apanage des scientifiques et des entreprises privées et des « grandes puissances ». Elle nous invite à prendre une distance et à mieux en mesurer les différents enjeux (elle souligne par exemple aussi la question des déchets spatiaux, des enjeux géo-stratégiques, les visées extractivistes, le manque d’intérêt pour les enjeux écologiques). Le film propose une narration subjective et poétique qui associe des histoires rapportées par les gardien.ne.s des sites mégalithiques, des connaissances énoncées par les populations locales, des fragments de cosmogonies propres aux différentes cultures de la région, des récits plus ou moins vérifiés, constitués de croyances adjoignant théologie, spéculation et spiritualité, des points de vue d’astronomes et d’archéologues dont Hamady Bocoum, directeur du musée des Civilisation Noires à Dakar ou encore des poèmes de Thierno Seydou Sall. Dans son montage complexe, réunissant un très grand nombre d’images d’archives et d’internet et de nombreux entretiens qu’elle a réalisés pendant deux ans, Tabita Rezaire place notre relation au ciel au cœur de notre présent, en évoquant des visions différentes du cosmos, ce qui nous exhorte à comprendre l’espace de notre astronomie, donc de notre espace. Par son choix esthétique de projeter les images au sol, l’installation nous demande également d’entrer dans ces questions par l’image. Elle provoque une perception phénoménologique particulière, les images et le regard semblent glisser sur le sol. Cela est accentué par les différentes sources visuelles du film, notamment numériques (google, etc.) mais aussi des images filmées par des drônes, qui transforment notre appréhension de la spatialité. Tabita Rezaire montre ainsi certains dispositifs optiques du XXIème siècle, dévoile l’esthétique technique de ces images, insiste sur les infrastructures matérielles du savoir, les pratiques d’écriture et d’enregistrement. Elle joue avec les cultures contemporaines de l’œil (et ses appareillages) et nous place dans des situations ambivalentes.

Au premier plan, Mamelles ancestrales, 2019, Tabita Rezaire. Dans le fond, Pan African Flag For The Relic Travellers Alliance, Ascension, 2017, Larry Achiampong ©voyez-vous (vinciane lebrun).

EC – Cette pièce peut aussi évoquer le fait que la révolution scientifique du XVIIe siècle en Europe fut à la fois source et résultat d’une profonde transformation spirituelle qui a bouleversé non seulement le contenu mais les cadres mêmes de la pensée : la substitution d’un univers infini et homogène, au cosmos fini et hiérarchiquement ordonné de la pensée antique et médiévale, impliqua et nécessita la refonte des principes premiers de la raison philosophique et scientifique. L’acte de naissance de la physique moderne est né de la destruction de ce cosmos et de la géométrisation de l’espace, lesquelles ont impliqué une nouvelle conception de l’humain et de son rapport au monde, conception qu’il semble aujourd’hui nécessaire de questionner afin de reconsidérer nos affiliations aux vivants et la « nature » (voir Eduardo Viveiros de Castro) sans prôner de retour aux visions anciennes.

OG – Silvia Federici, dans son livre Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive (2017), analyse comment le capitalisme s’est construit en détruisant en Europe la conception animiste de la nature héritée notamment du Moyen Âge, conception qui représentait « le cosmos comme un organisme vivant, peuplé de forces occultes, dont chaque élément était en relation de “communion” avec le reste ». Dans cet ordre, ou « chaque élément, les herbes, plantes, métaux, et par-dessus tout le corps humain, recelait vertus et pouvoirs qui lui étaient propres », les savoirs et les pratiques consistaient à chercher à s’approprier les secrets de la nature. En lançant une campagne de terreur contre la magie – rebaptisée « sorcellerie » – l’État est devenu l’allié du capitalisme naissant. Il fut soutenu « sans réserve par nombre de ceux qui sont tenus aujourd’hui pour les fondateurs du rationalisme scientifique : Jean Bodin, Mersenne, Richard Boyle, philosophe mécaniste et membre de la Royal Society, et le professeur de Newton : Isaac Barrow. » (…) « La vision mécaniste du corps défendue, entre autres, par Descartes, ‘désenchanta le monde’, permit de mieux l’exploiter et pava la route de la science moderne ». Comme le rappelle Federici, au XVIIe siècle, se sont les élites européennes qui vont instiguer la chasse aux sorcières pour éradiquer un mode de vie qui vers la fin du Moyen Âge menaçait le pouvoir économique et politique.

Les travaux des artistes cité.e.s permettent de prendre conscience des imaginaires dominants le monde, de leur vision du “progrès” humain dont les excès sont bien identifiés de nos jours, pour penser plus large la vie, afin d’offrir une perspective différente de la société qui peut émaner aussi d’autres univers mythologiques. L’installation de Tabita Rezaire participe d’une réflexion sur les finalités du progrès technologique, sur les imaginaires du futur qui s’offrent à nous, sur la recherche d’un non alignement (comme un prolongement de ce mouvement politique historique). Elle participe des perspectives critiques pour nourrir les débats sur l’exploration spatiale. Les cercles de mégalithes sont appréhendés à partir de leur dimension mystérieuse, des histoires que leurs fréquentations génèrent et de l’énergie qu’ils lui apportent. Elle veut entrer en résonance avec l’anthropologie des sciences et des techniques, et de ceux.celles qui convient à éviter d’établir de grandes distinctions entre l’activité scientifique et les autres activités humaines en réfutant toutes ces coupures épistémologiques artificielles qui ont divisé la science du reste.

En qui concerne Nolan Oswald Dennis, son installation A black liberation zodiac (BLZ), the 12th house: toward a black planetarium (2017-2021) nous invite également à regarder la nuit et les étoiles dans le but de nous réapproprier notre rapport au ciel. Cette démarche est inspirée des mouvements d’émancipation Noirs et des savoirs que ces luttes ont générées. L’Union Astronomique Internationale (UAI) a imposé un système de constellation unique basé sur la mythologie occidentale, réléguant tous les systèmes de savoirs existants au rang d’ethno-astronomie. Par cette installation, Nolan Oswald Dennis entend « créer un espace dans lequel l’imaginaire technique et culturel du monde est renégocié du point de vue d’une conscience Noire de l’espace » permettant de « penser les conditions matérielles et métaphysiques de la décolonisation ».

A Black Liberation Zodiac 12th House, Toward A Black Planetarium, 2017-2021, Nolan Oswald Dennis©voyez-vous (vinciane lebrun).

L’installation est une constellation d’éléments, une articulation de formes inspirée par les représentations produites (les cartes des planètes et du ciel, constellations du zodiaque en particulier) par la science, les musées, les planétariums. L’élément central autour duquel s’articule sa proposition est un très grand wallpaper qui propose de nouvelles constellations, une cartographie céleste, un cosmos d’invention — comme il le présente, avec, en son centre, un grand diagramme extrait du livre d’Édouard Glissant Poétique de la relation (1990). Pour Nolan Oswald Dennis, « ce dessin présenté en note de bas de page, est une sorte de diagramme de la relation produite par le voyage de l’Afrique au nouveau monde, de la diaspora africaine et des personnes asservies ». Le reste de l’installation est formé par une grande rampe recouverte, elle aussi, de symboles du zodiac associée à une iconographie des mouvements de libération Noirs. Dans ces éléments architecturaux sont placés différents objets représentant des configurations alternatives de globes terrestres, déformés et étirés, ainsi que des archives et des ouvrages. Deux structures vidéos inspirées des moniteurs d’accueil dans les musées présentent cet univers visuel mis en mouvement et une série d’interviews de chercheur.e.s en lien avec les questions astronomiques. Black liberation zodiac (BLZ), the 12th house: toward a black planetarium est « l’équivalent cosmologique du remix, une fonction ‘rechercher-remplacer-éditer’ qui propose de déconstruire la structure symbolique des constellations astrologiques du zodiaque et de reconstruire l’espace céleste à travers une structure basée sur l’iconographie des mouvements de libération Noirs. BLZ s’inscrit dans la tradition de réappropriation, de désoccidentalisation et de déconstruction d’une conception du monde issue du colonialisme et se réclame des savoirs ancrés dans la tradition des communs ». Puisque les représentations dominantes sont des constructions, le processus d’émancipation revient à imaginer d’autres configurations situées dans l’hémisphère Sud et inspirées des luttes contre l’esclavage et le colonialisme. Il s’agit de donner forme à différentes réalités du monde afin de générer un espace ouvrant à d’autres possibles. Dans son exposition à la Goodman Gallery à Johannesburg en septembre 2021, Nolan Oswald Dennis a étendu les possibilités de déformation des représentations pour affirmer : « Au sein de cette planète brûlante a toujours existé un autre monde, et la lutte pour le réaliser ».[…] « La logique de la cosmologie coloniale insiste sur l’universalité du monde occidental : une planète offerte à la propriété privée, à la violence sociale, à la crise délibérée. D’autres mondes occupent le même espace et le même temps que la planète coloniale. Une planète devenue entière en tant que terre et vie indigènes ; une planète queer plus juste, féministe, socialiste ; une planète tournée vers le sud, l’est et l’eau. En somme, une écologie de planètes noires – une cosmographie noire (où le noir est un vecteur qui ouvre sur les conditions cachées de l’espace et du temps). » Son projet pose des questions de décolonialité, d’utopies sociales et politiques, de la quête de nouvelles formes de production du politique, de l’économie et du social, de nouvelles articulations de l’universel au singulier.

Enfin, tu as cité Ifu Elimnyama : The Dark Cloud (2019). Il s’agit d’une installation qui croise un film court expérimental, une performance, une sculpture et des textes. Russel Hlongwane développe un récit de science-fiction qui se trame dans la quatrième dimension et se déroule en l’an 1220, dans les ruines de Mapungubwe, un ancien royaume d’Afrique du Sud fondé en 1075 dont les vestiges furent redécouverts en 1932. Dans ce récit, les descendants des Imingcwi (membres d’une communauté Noire qui a été décimée) sont à la recherche de leur histoire. Celle-ci aurait été stockée dans le dark cloud. Le protagoniste du film uMalanje, flâneur interstellaire, agit à la croisée de la cosmologie, du mysticisme et de rituels sacrés zoulous (présents par des objets et l’enduit corporel qu’il utilise). Le récit explore des figures mythologiques zoulous telles que Inkanyamba, un serpent mythique qui vit dans les profondeurs des lacs ou « uNomkhubulwane », la déesse de la fertilité. Russel Hlongwane procède à une fiction dans lequel il fait se rencontrer des formes très anciennes de technologies — des technologies sacrées — avec la science actuelle et des technologies comme celles de la physique quantique.

EC – Ici, les savoirs anciens sont reconsidérés en discernant dans certaines traditions des possibilités créatrices ou recréatrices. Cela m’évoque les propos des philosophes Fabien Eboussi-Boulaga et Souleymane Bachir Diagne qui défendent l’idée que la tradition est une forme de déplacement, induit par des processus de transmission, transfert, trans-duction. Dans cette optique, la tradition devient projet, elle pourrait permettre d’autres modèles d’organisation sociale humaine et d’élargir les théories de la connaissance.

OG – Oui, il me semble que de nombreux artistes sur le continent africain, depuis quelques années, ouvrent de nouvelles explorations de problématiques contemporaines en effectuant un re/detour dans le passé. Ils questionnent de manière critique l’histoire et revisitent l’apport du continent dans l’histoire des sciences et des techniques. C’est ce dont j’ai voulu rendre compte dans l’exposition : les artistes invité.e.s remontent plus ou moins dans un temps ancien, reviennent sur les histoires des origines, pour éclairer des enjeux du présent et ouvrir des pistes de réflexion.

EC – De nombreuses œuvres présentées utilisent les nouvelles technologies… et les questionnent.

Avec internet, la manière de faire science, de chercher et d’archiver les connaissances, et donc implicitement de se relier à l’acte de penser, s’est modifiée à une vitesse vertigineuse. Dans le même temps, ces nouveaux mondes virtuels ont crée des usages inédits ; tout en donnant le sentiment que s’y reproduisent à la fois les espaces de liberté et de partage, ainsi que les dominations et dysfonctionnements de nos mondes physiques.

Russel Hlongwane, Larry Achiampong, Nolan Oswald, Dennis de Tegan Bristow Lo-Def Film Factory (François Knoetze, Amy-Louise Wilson, Joe-Yves Salankang Sa Ngol) ou encore Tabita Rezaire, appartiennent à une génération d’artistes ayant recours à des images des médias, des réseaux des jeux vidéos, de google earth. Ils et elles s’emparent de la culture et de l’esthétique de l’internet, se servent de la réalité virtuelle, elles et ils pratiquent une sorte d’archéologie esthétique du net, des médias. Leurs propositions, chacune à leur manière, avec des moyens et des registres différents, sont des espaces de recherche, inscrits dans le présent, sollicitant les sciences et les nouvelles technologies. Elles portent la volonté délibérée d’ouvrir les espaces critiques en utilisant les médiums technologiques contemporains. Elles repèrent des phénomènes, des contradictions, qu’elles mettent en relations et proposent des lectures, des interprétations qui fonctionnent sur le mode de l’hypothèse. Ces démarches ont pour ambition d’éclairer différemment, de nourrir les enjeux de notre condition contemporaine. Il m’a semblé pertinent d’emprunter, à l’écrivaine de science-fiction africaine-américaine Octavia Butler (1947-2006), le concept d’histo-futurisme. Elle définissait l’histo-futuriste comme « quelqu’un qui regarde vers l’avant sans tourner le dos au passé, combinant un intérêt pour l’humain et pour la technologie ».À ne pas confondre avec l’Afrofuturisme qui, à mon sens, a le défaut de “penser à part”, de mettre dans une boîte, les questions liées aux technologies et à l’Afrique.

La sculpture de Jean Katambayi Mukendi, Voyant (2015) est une machine fabriquée avec du carton qui renvoie à l’imaginaire technologique. Katambayi nous déplace vers une vision cosmologique. Il l’a nommé Voyant et non robot et explique : « Chaque résolution de problème dépend du rapport entre le voyant, le vivant et le reste du monde ». Voyant symbolise la puissance de la multi-vision, « un interlocuteur de protection » qui communique avec le reste du monde et entre en rapport avec les vivants pour résoudre leurs problèmes. Sa pratique se situe à l’intersection de l’humain, des sciences, des technologies, de la futurologie et des humanités. Jean Katambayi Mukendi procède à des recherches complexes sur les flux d’énergies physiques ou spirituelles qui régissent le monde et crée des systèmes électriques à partir de calculs sophistiqués. Son univers est nourri de l’utopie des origines de la culture internet à savoir : le partage des connaissances, l’éloge du bricolage et l’intelligence de la marge. Ses œuvres questionnent la place de la République démocratique du Congo dans la chaîne de fabrication industrielle. Alors que son pays a fourni les matières premières des différentes révolutions technologiques, pourquoi les termes de l’échange restent-ils si défavorables ? Comment rompre les chaînes de l’exploitation ? Comment éveiller les consciences ? Voyant renvoie aussi à des systèmes divinatoires qui sont présents dans différentes œuvres de cette exposition : le film de Tabita Rezaire montre une tireuse de cauris, Nolan Oswald Dennis parle de l’astrologie, Nursery de Kapwani Kiwanga présente des achillées qui sont des plantes utilisées pour la divination. Cette attirance pour la divination témoigne de notre incapacité à tout contrôler et de notre désir d’échapper au destin pensé par d’autres.

A vernacular Algorithm Research, 2018, Tegan Bristow©voyez-vous (vinciane lebrun).

Pour prendre un autre exemple : A Vernacular Algorithm Research (2018-2020) est une installation et un projet d’école du code porté par l’artiste-chercheuse-développeuse sud-africaine Tegan Bristow. Dans l’exposition, elle développe les enjeux de sa recherche sur de grandes cimaises illustrées de photographies. Elle expose aussi des broderies de perles produites par la brodeuse de perles Philisiwe Dube et l’artiste Joni Brenner ainsi qu’un dispositif interactif composé d’un ordinateur sur lequel les visiteur.euse.s peuvent produire des dessins à partir d’une modélisation de perles et d’un grand écran avec une kinect installée. A Vernacular Algorithm Research s’interroge sur l’histoire des sciences et des technologies et cherche à réinscrire les apports du continent dans le développement des techniques. C’est aussi à partir de cette position qu’elle questionne notre rapport aux technologies : « Nous sommes mal préparé.e.s psychologiquement au nouveau monde que nous sommes en train de créer » écrit-elle sur une des cimaises… Peut-on repenser l’articulation entre des notions mathématiques complexes et la transmission de l’information? Comment développer des algorithmes qui intégreraient des dimensions philosophiques et spirituelles ? Pour ce faire, A Vernacular Algorithm Research s’inspire des traditions de broderies de perles et les vanneries de la province de KwaZulu en Afrique du Sud et au Mozambique. L’examen de ces pratiques artisanales et traditionnelles révèle des savoirs multiples finement articulés à l’usage du code binaire et des mathématiques appliquées. Elle montre que ces objets complexes qui sont tout à la fois support de communication, ligne de code, concept mathématique sont aussi des supports philosophiques et spirituels. Son travail s’inscrit dans un champ de recherche qui se développe particulièrement actuellement, appelé ethno-mathématique ou ethno-algorithmie et qui tend à investir de nombreuses disciplines comme l’informatique, mais aussi l’architecture, le design, l’éducation. En réhabilitant les apports technologiques de l’Afrique dans le développement des sciences et des technologies, il s’agit de montrer que l’histoire des sciences en Occident nous donne souvent une version parcellaire de ce qui s’est produit à l’échelle du monde, qu’il est possible de considérer d’autres cheminements techniques et la constitution de ces savoirs.

L’installation présente aussi les broderies réalisées par Philisiwe Dubé comme des objets du quotidien, du présent. Des objets commerciaux inscrits dans les circuits de la mondialisation : les perles achetées aujourd’hui à Johannesburg viennent de Tchécoslovaquie et il est plus facile de se les procurer à Johannesburg qu’à Nantes ! Dans cette économie planétaire, les savoirs traditionnels se modifient et s’adaptent à ces nouveaux circuits.

Ce projet est très lié au développement des réseaux numériques et ces préoccupations se sont renforcées, il me semble, à partir de la thèse du mathématicien américain Ron Eglash. En 2007, à Arusha en Tanzanie, dans le cadre des conférences TED Africa: The Next Chapter, Eglash donna une conférence intitulée The fractals at the heart of African designs, qui a été vue plus de 1 800 000 fois. Cet ethnomathématicien étudie depuis de nombreuses années la présence dans les cultures africaines de concepts abstraits et de structures qui sont très proches des aspects fondamentaux de la géométrie fractale. La tentative d’aborder différemment la question des technologies numériques s’inscrit aussi dans le développement de recherches pédagogiques. Eglash a exploré les potentialités offertes par son approche permettant d’inventer des outils d’apprentissage pour des étudiant.e.s de communautés africaines-américaines et amérindiennes qui, au sein de filières des sciences et des technologies, étaient confronté.e.s à des difficultés. Il a mis au point des logiciels qui permettent aux étudiant.e.s de simuler des créations traditionnelles. Il défend l’idée que ces « outils de création situés culturellement » apprennent aux étudiant.e.s comment leur héritage peut devenir un pont entre deux cultures. Dans cette veine, et afin de rendre tangibles les principes de la recherche énoncés dans A Vernacular Algorithm Research, Tegan Bristow a développé pour Nantes, avec Nhlanhla Mahlangu, Philisiwe Dube et Laurent Malys, un projet d’École des algorithmes vernaculaires avec pour objectif et pour ambition d’explorer le potentiel pédagogique des pratiques traditionnelles de broderie de perles appliquées à l’enseignement et à l’apprentissage de la programmation informatique. Est-il intelligible en partant de ces traditions d’enseigner le code ? En créant les conditions de faire l’expérience de d’autres façons d’enseigner et d’apprendre à coder, ce projet donne corps au concept d’utopie active que défend Felwine Sarr.

Il faut également mentionner une autre dimension de ce projet qui porte sur un débat très actuel, sur le statut des objets du patrimoine africain dans les musées occidentaux. Avec Tegan Bristow, nous avons travaillé sur les collections de broderies de perles du Musée du quai Branly. Nous avons effectué une demande de prêt qui était conçue par Tegan comme un geste artistique. Elle voulait rendre à ces œuvres — dont on ne connaît plus les premier.e.s producteur.rice.s et porteur.euses.s— leur dimension contemporaine. Cette demande n’a pas pu se concrétiser, les conditions de prêt étaient trop contraignantes pour le Lieu Unique; ce qui révèle aussi la difficulté de faire sortir du musée ces pièces dont certaines sont tout de même relativement récentes (20eme siècle). Tegan Bristow voulait montrer les constants allers-retours entre passé et présent, questionner la conservation de ces broderies et vanneries dans les musées : Où sont-elles montrées ? Comment sont-elles répertoriées et conservées ? Comment faire pour que les musées ne réduisent pas ces objets à leur dimension esthétique mais prennent en compte toutes leurs dimensions ? Comment peut-on les déloger de ces institutions pour continuer à fabriquer, à penser, à imaginer à partir d’eux ? De quelles façons les artistes africains peuvent-ils se saisir des questions du rapatriement des objets sur le continent ? Nous avons eu aussi de nombreux échanges sur les collections de cartes postales effectuées durant la période coloniale, nous nous sommes demandées comment traiter ces images aujourd’hui. Que faire de leur violence ? Faut-il les montrer avec un appareil critique ou les ignorer et créer d’autres images ?

EC – L’UFA relève d’un discours critique des représentations et propose une reconfiguration historique, géographique, et culturelle sur et depuis l’Afrique, qui exige un mouvement panafricain du dedans et du dehors (« Nous naviguons constamment dans le temps, l’espace et la culture, ou nous vivons dans l’entre deux de l’inclusion et de l’exclusion, du dedans et du dehors » a écrit Valentin Y. Mudimbe). Ton projet participe du décentrement des récits de l’art et de la pensée mais aussi des relectures des modernités africaines engagées par une génération de commissaires et d’historiens de l’art africains ou de la diaspora depuis les années 1980-1990. On pourrait aussi citer une initiative récente pour l’espace francophone, celle des Ateliers de la pensée qui ont lieu à Dakar depuis 2016. Les propositions montrées dans l’UFA donnent à voir/écouter des ressources discursives et des pensées théoriques venues d’Afrique qui ouvrent l’impasse française marquée par un manque d’intérêt, encore aujourd’hui, pour les pensées historiographiques extra-occidentales de l’art.

OG – Il y a une grande production intellectuelle et critique sur le continent qui s’émancipe des circuits de validation occidentaux.

EC – Sandy Prita Meier, Malaise dans l’authenticité (2013) a examiné les chevauchements et les divergences qui ont façonné le modernisme « africain ». Elle met en évidence le modèle des « modernités multiples », comme position stratégique à la fois pour « exciser l’inquiétude continue à propos de la catégorie d’authenticité » et aussi pour dépasser la dichotomie « particularisme et universalisme ». Les recherches à engager, dit-elle, doivent continuer à contextualiser les pratiques culturelles dans des localités précises, mais aussi, chercher à saisir comment les pratiques artistiques sont des stratégies discursives au sein d’un réseau, en mutation, de formes de territorialité anciennes et nouvelles. Il s’agit de dérouler les contradictions et les tensions complexes qui sont activées lorsque la modernité rencontre des sites d’énonciation différents.

OG – En effet, il me semble que les projets exposés montrent une indifférence, voire un rejet des catégories “authentique” et “moderne” et travaillent plutôt sur des connexions, des mises en résonances, des superpositions. Et surtout, ils se développent à partir de situations très précises. Les artistes de l’exposition circulent de part le monde mais revendiquent la localisation de leurs recherches et de leur travail : l’Afrique du Sud pour Nolan Oswald Dennis, Tegan Bristow ou encore Russel Hlongwane; la Guyane pour Tabita Rezaire; DK Osseo Asare et Yasmine Abbas travaillent avec et à partir des centres d’innovation lowtech de Agbogbloshie, au Ghana et enseignent en Pennsylvanie. Tou.te.s sont formé.e.s et immergé.e.s dans les formes les plus contemporaines des cultures occidentales et internationales. Les voyages dans le passé qu’ils et elles opèrent n’ont rien de nostalgiques mais sont tactiques.

Et puis, penser des interdépendances, les vies, les choses et les idées prises dans des réseaux et des intensités multiples, permet de rompre avec toute identité fixe, chaque savoir, chaque expérience ne se comprend que comme situé, ET comme changeant, mouvant et co-évolutif.

EC – Ta proposition m’a fait penser à la 56ème biennale de Venise intitulée All The World’s Futures, sous le commissariat d’Okwui Enwezor, en 2015, qui avait inclus un nombre inédit d’artistes africains et déclinait aussi l’idée de plusieurs avenirs. Dans Tous les futurs du monde, il s’agissait de donner à voir une réflexion à partir de la position politique des artistes face au monde contemporain. Enwezor a déclaré que son objectif était de « fouiller dans une réalité globale caractérisée par des constants réalignements, ajustements, recalibrages, mobilités, transformations de formes », l’exposition étant considérée comme « une scène où des projets historiques et contre-historiques sont explorés ». Dans cette perspective, artistes, activistes, membres du public étaient invités à assister et/ou participer à un « parlement de formes », une sorte de forum permanent ou d’assemblée générale des nations unies de l’art.

Nous pourrions aussi interroger le terme d’université. L’histoire des universités en Afrique a généré une aventure ambiguë (Cheikh Hamadou Kane), une schizophrénie éthique (Kwasi Wiredu). Conçues sur les modèles occidentaux, elles ont été structurées comme des lieux d’apprentissage de concepts scientifiques importés et de la construction d’une histoire des sciences en Afrique sur les sociétés africaines comme objet de recherche adoptant souvent une logique d’accumulation des savoirs. Elles ont été des lieux de domination… même si elles ont aussi généré des inventions et des émancipations. Elles ont pu produire de l’éblouissement et des formes de cécité. Lors du vernissage de l’UFA, la conférence/performance de Russel Hlongwane témoignait de ce savoir imposé par son université en Afrique du sud, incompatible avec la mythologie zoulou et son récit de Inkanyamba. Aujourd’hui, il semble encore nécessaire de réfléchir à la manière dont la recherche scientifique (francophone, anglophone) a été pensée et organisée en Afrique. Il est important comme nous l’avons noté précédemment d’être attentif, à d’autres modes d’appréhension de la réalité que celui du savoir scientifique, d’explorer des territoires peu abordés en ces contextes comme les onto-mythologies et les épistémologies africaines. Comme le dit Felwine Sarr, cela permettra d’appréhender les réels africains existants, à travers les savoirs thérapeutiques, sociaux, historiques, environnementaux, mathématiques, d’explorer les cosmogonies, les ressources linguistiques, les expressions culturelles. Il affirme aussi que, dans les pensées africaines, la quête de vérité n’est pas l’exigence majeure, ce sont la vitalité, la force vitale, le viable, le vivable qui sont leur horizon de sens.

Bien sur, la critique de l’université dépasse le contexte africain. La naissance de l’université correspond à la naissance de nouveaux savoirs, à une nouvelle organisation des connaissances et à la mise en forme d’une nouvelle organisation des savants. Elle a constitué des corporations épistémologiques, de gens réunis autour du même savoir. De nombreux chercheur.e.s aujourd’hui pensent que ce n’est pas en reliant exclusivement les phénomènes qui sont de même nature ou ont la même forme que nous pourrons parvenir à appréhender le monde et les défis complexes qui sont devant nous telle la crise écologique par exemple. Autrement dit, peut être faut-il passer du côté de l’indiscipline (Anthony Mangeon, Myriam Suchet) comprise comme une transgression des frontières disciplinaires permettant des interprétations qui constituent une hybridation des pratiques discursives, des modèles conceptuels, des habitudes cognitives, la mise en lumière de nouveaux paradigmes. Penses-tu que ce serait le moyen de générer une force disjonctive, une rupture instauratrice, un outil intellectuel qui permettrait de fournir d’autres types de récits, de positionnements, d’autres approches…dès lors cela peut-il se faire dans des universités populaires ? Des pluriversités ?

OG – L’exposition a emprunté son titre à au projet des artistes Hamedine Kane et Stéphane Verlet-Bottéro : l’Ecole des Mutants. Le point de départ de leur enquête est l’Université du Futur Africain, un projet pharaonique initié par le Président du Sénégal, Abdoulaye Wade dans les années 2000. Il avait pour ambition de construire un immense campus panafricain dans la nouvelle zone urbaine de l’aéroport de Djamniadjo près de Dakar. Cette université devait trouver son expression la plus futuriste par la construction d’une bibliothèque virtuelle en forme de pyramide inversée connectée au reste du monde via internet et les technologies numériques. Ce projet a été abandonné en 2006 par le président Macky Sall, qui lui a succédé. A partir de cet échec, Hamedine Kane et Stéphane Verlet Botero remontent dans le temps et montrent que ce n’est qu’un épisode de plus dans la liste des initiatives très ambitieuses qui entendaient souvent emboîter le pas des modèles universitaires occidentaux et qui se retrouvent bien souvent à l’état de ruines. L’Ecole des Mutants est une plateforme collaborative d’art et de recherche, autour de l’histoire oubliée d’expériences radicales en matière d’éducation au Sénégal.

Ce qui est frappant c’est que ces projets très futuristes, colossaux dans leur conception, échouent. Il me semble que partout dans le monde le modèle de l’Université s’aligne sur les impératifs de la société néolibérale, peine à produire des alternatives et n’arrive pas plus à tenir ses promesse d’espace d’émancipation et d’individuation. Face aux transformations induites par le numérique, les enjeux de démocratisation des savoirs et l’émancipation des pratiques sont réactualisés. Alors de façon modeste et expérimentale, les artistes de l’exposition proposent des œuvres qui explorent de nouveaux espaces de recherche et qui pourraient être qualifiées de petits laboratoires d’éducation populaire. Kapwani Kiwanga propose à travers Nursery que la transmission des savoirs sur les plantes présentées se fasse oralement par l’intermédiaire des médiateur.trice.s de l’exposition. Au cœur de l’espace d’exposition, les Fufuzela – des architectures modulaires en bambou – conçus par les architectes DK Oseo Asara et Yasmine Abbas devaient fonctionner comme un centre d’éducation populaire et accueillir notamment l’école du code de Tegan Bristow, des conférences et des ateliers (qui n’ont pas pu avoir lieu à cause de la pandémie). Le collectif sud-africain Lo-Def Film Factory fondé par Francois Knoetze et Amy-Louise Wilson, développe des projets de co-écriture à partir des pratiques théâtrales traditionnelles sud-africaines pour faire émerger un nouveau cinéma amateur populaire dont le spectre d’exploration serait de revisiter l’histoire à partir des archives pour imaginer de nouvelles configurations.

The Subterranean Imprint Archive, 2021, Lo-Def Film Factory, Francois Knoetze & Amy-Louise Wilson©David Gallard.

EC – On peut tout de même se demander où peut se faire aujourd’hui la production de savoirs utopiques ? Dans quels lieux d’enseignement et de recherche ? Et si les espaces de l’art le permettent ?

Finissons sur le rôle de la fiction. D’une part, nous l’avons dit, les sciences associées à la colonisation et au capitalisme en Afrique ont pu générer des fabulations dangereuses. D’autre part, aujourd’hui l’afro-fabulation(je reprends ce terme à Tavia Nyongo) offre une combinaison d’interventions imaginaires et de connaissances utopiques, elle oblige à penser, réfléchir, rêver. Ce qui me paraît important c’est que tous ces récits s’entremêlent, cultivent l’art des versions, c’est à dire la coexistence d’histoires hétérogènes, sans cacher la violence et les rapport de forces.

OG – C’est pourquoi la référence d’emblée à Octavia Butler, écrivaine de science fiction était importante pour moi. Ses romans montrent combien la fiction est un outil important pour décortiquer le présent sans jamais perdre de vue le passé et le futur. Butler écrit à partir de sa position de femme Noire dans la société américaine et elle pensait qu’il était dangereux pour les personnes Noires d’oublier d’où elles viennent. Il me semble que si sa science-fiction est si puissante, c’est que tous ses romans sont nourris par/et explorent les multiples façons de raconter comment l’Europe et les Etat-Unis ont façonné le monde ces derniers siècles en se servant de la science et des technologies et comment ils se sont appuyés sur le racisme, le sexisme et des formes extrêmes de violence dans leur projet impérialiste et colonialiste.

Quand j’ai pensé cette exposition, j’avais aussi en tête la figure de Mami Wata qui est une production fictionnelle historique sans cesse réinvestie et réélaborée. On la trouve au Ghana, au Bénin, au Congo, au Sénégal et par delà l’Afrique. Parmi les multiples interprétations sur les origines de cette figure, je m’intéresse particulièrement à celle-ci : Mami Wata serait une déesse de l’eau qui apparait à la suite des contacts des habitant.e.s de la côte ghanéenne avec les vaisseaux européens accostant en Afrique à la fin du XVe siècle. Être hybride et mystique, elle procure richesse et puissance aux personnes qu’elle séduit en contrepartie de leur totale dévotion. Déesse de la mutation, elle augure des changements économiques, politiques, culturels et sociaux. Ce qui m’intéresse dans la création de la déesse-chimère Mami Wata c’est qu’elle incarne au présent le présage de la fin d’un monde (un présent qui fait déjà partie du passé) et l’avènement d’un monde dont personne n’est en mesure d’imaginer les contours (un futur dont on ne sait de quoi il sera fait). Mami Wata est la figure de cette faille temporelle, une fiction, une façon de s’outiller face à un « à-venir » imprévisible, au moyen d’une croyance et d’une divinité. Et, si ses adorateur-rice.s lui délèguent leur future sécurité matérielle, c’est en contrepartie de leur vie !

Il me semble que ce moment de mutations, qui peut prendre une forme monstrueuse, est le ressort fictionnel sur lequel travaille Lo-Def film Factory dans The Subterranean Imprint Archive. C’est un projet multimédia à l’intersection de la réalité virtuelle, de l’installation et de la performance. Il prend pour point de départ un moment historique qui a changé l’humanité et son futur – le largage des bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 – et examine la place de l’Afrique dans cet événement.

L’histoire débute dans la mine de Shinkolobwe en République Démocratique du Congo, d’où provient l’uranium utilisé pour créer la bombe atomique en 1940, et dont l’exploitation constitue encore aujourd’hui un sujet polémique. L’œuvre joue avec la reconstitution et la réinterprétation de matériaux historiques : archives visuelles, cartes, interviews et témoignages sont mis en scènes dans diverses productions vidéos dont l’esthétique est inspirée par le film d’animation post-apocalyptique japonais Akira (1988). Mais l’installation ne raconte pas que cela : en proposant une expérience de réalité virtuelle, elle questionne notre rapport aux images, à la frontière entre représentation et projection. Elle interpelle notre place de spectateur.trice dans une construction fictive et fictionnalisée, fake, du monde. Le collectif place au centre de cette installation la dimension futuriste du casque de réalité virtuelle. Tout autour, des monceaux de déchets électroniques construisent un environnement post-apocalyptique qui rappelle que malgré les discours sur l’immatérialité du numérique, les technologies sont d’abord des objets matériels dont l’élaboration est en grande partie basée sur l’exploitation des ressources du continent africain. Continent qui récupère ces mêmes objets une fois qu’ils sont obsolètes. Au fur et à mesure que la technologie se sophistique, l’exploitation des ressources du continent s’accroît. Peut-on voir dans ces convocations un désir de sortir des effets d’éblouissement – pour reprendre ta référence au dernier ouvrage du philosophe Joseph Tonda (L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, 2015) – de la société technoscientifique néo-libérale ?

Exposition Université des Futurs Africains au Lieu Unique, Nantes, dans le cadre de la saison Africa 2020 et du projet du QG Nantes, Afrotopia, du 10 avril au 29 août 2021. Commissariat Oulimata Gueye © Vinciane Lebrun / Voyez-Vous.

  1. Voir Joaquin Barriendos, Geoestética y Transculturalidad: La Internacionalizacion del Arte Contemporaneo, Girona, Fundacio Espais de Arte Contemporani, 2007.