TROUBLES DANS LES COLLECTIONS
Entretien avec El Hadji Malick Ndiaye Conservateur du Musée Théodore Monod d’art africain (IFAN, université Cheikh Anta Diop) Emmanuelle Chérel n. 01 La vie métaphorique des objets d'art Novembre 2020

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Emmanuelle Chérel, "Entretien avec El Hadji Malick Ndiaye, Conservateur du Musée Théodore Monod d’art africain (IFAN, université Cheikh Anta Diop)", Troubles dans les collections, n. 01, Novembre 2020, /numeros/la-vie-metaphorique-des-objets/entretien-avec-el-hadji-malick-ndiaye/.
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De nombreux articles ont étudié l’histoire de l’Institut Français d’Afrique Noire à Dakar. Créé en 1936, pendant la colonisation française, le projet de musée ethnographique consacré aux arts et traditions de l’Afrique de l’Ouest de l’IFAN ne se concrétisa administrativement qu’en 1961. Il fut donc inauguré après l’indépendance du Sénégal. Dirigé alors par l’Institut Fondamental d’Afrique Noire de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, le musée s’inscrivit dans la logique de construction de l’identité nationale de la nouvelle république sénégalaise. Quel fut plus précisément le projet du président Senghor pour ce musée ? Quelle place lui fut conférée dans la politique culturelle nationale et ses nouvelles institutions ?

L’actuel musée Théodore Monod d’art africain est la résultante d’un processus historique ancré dans la trajectoire du projet colonial français qui visait à appréhender les civilisations de l’Afrique subsaharienne. A partir de 1915, la coordination de la recherche en AOF se construisit par la création d’un Comité d’études historiques et scientifiques qui fit paraître un Annuaire et mémoires de 1915 à 1917, puis un Bulletin trimestriel de 1918 à 1938. Cette production nécessita une organisation structurelle qui fut matérialisée par la création d’un institut dont le travail n’allait plus se limiter à la publication, mais s’étendait à la collecte et à l’étude des spécimens de ces territoires administrés par la France. C’est ainsi que fut créé l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN) par arrêté n° 1945 du 19 août 1936 sous le Gouverneur général Jules Brévié. Dans cette vision coloniale, les objets portent le savoir des sociétés. Le patrimoine matériel doit être recueilli et inventorié. Ce processus soutient bien entendu le projet colonial d’exploitation des ressources matérielles et d’assimilation culturelle. Toutefois, ces riches collections, provenant de diverses parties du continent, étaient stockées et disponibles pour les chercheurs. Il a fallu attendre l’accession du Sénégal à l’indépendance pour que les services de l’IFAN soient déplacés à l’université. Un arrêté portant création du musée est institué le 17 avril 1961. Le bâtiment entier lui est alors dévolu.

Alors, quel projet Senghor avait-il pour le musée d’art africain l’IFAN ? A vrai dire, il n’existe pas de document connu à ce jour détaillant un plan directeur pour cette institution. Le grand projet de l’État était de transférer ces collections au musée d’art négro-africain devenu bien plus tard, le Musée des civilisations noires (MCN). Le MCN est façonné par une histoire intellectuelle et culturelle remontant à 1926. Lamine Senghor (1889-1927) fut le premier à formuler l’idée de création d’un musée des civilisations noires adossé à une bibliothèque. Le projet fut repris par Léopold Sédar Senghor et commença à être mis sur pied à partir de 1972 quand l’UNESCO confia la première mission d’expertise à Pedro Ramírez Vázquez, architecte du Musée national d’anthropologie de Mexico. Une commission pour la création du musée est formée en 1976. Le projet sera ensuite abandonné à cause d’un manque de moyens jusqu’à ce que le président Abdoulaye Wade l’exhume des cendres de l’histoire pour le remettre dans l’actualité des années 2000. Mais c’est le président Macky Sall qui achève in fine ce projet.

En ce qui concerne l’interprétation de la collection du musée de l’IFAN, une rupture s’établit vers la fin des années 1950. Elle se centre sur l’esthétique.

Présentation de la collection, années 1960-70, objets du Poro, Sénoufo, Côte d’Ivoire © Musée de Dakar, Francine Ndiaye.

En privilégiant un intérêt pour l’esthétique, afin de laisser place à l’émotion et à la communication directe avec les objets, la vision senghorienne voulait affirmer une valeur absolue aux artefacts de cette collection et s’affranchir d’une ambition de recontextualisation scientifique intenable étant donné les conditions de collecte. Elle s’appuyait sur la présomption de l’origine, une approche substantialiste et essentialiste qui cherchait à déceler dans l’art africain une essence ou âme noire. Néanmoins, ce musée ne fut-il pas vite concurrencé par le Musée dynamique (1966), qui ne statufiait pas de traces de cultures perçues par les colonisateurs comme en voie de disparition, mais inscrivait les œuvres dans un processus continu de création ?

Privilégier la dimension esthétique des objets participait d’un contexte historique dominé par une réflexion sur l’art africain et son apport au « génie de l’Universel ». Le fameux « rendez-vous du donner et du recevoir » prôné par le président Senghor s’illustrait de manière efficiente dans le fait que les arts des peuples africains ont fécondé l’art moderne occidental. Cette mutation de la représentation du musée s’achève en 1971 quand il change de nom et devient musée d’art africain. Elle est aussi renforcée par la création du Musée dynamique, en 1966. Dans ce nouveau paysage culturel, ces deux institutions sont pensées comme complémentaires, comme un binôme dont les objectifs et les missions ne se superposent pas. Le musée d’art africain de l’IFAN est dédié à la créativité artistique ancienne tandis que, dans sa continuité, le Musée dynamique en exposait les suites et défendait une vision de la modernité artistique. Cette créativité moderne fut présentée à travers une série d’expositions majeures ouvertes sur l’international.

Paradoxalement, le musée d’art africain fut rebaptisé, en 2007, musée Théodore Monod d’art africain, cela le maintient-il dans une perspective ethnographique ?

Aujourd’hui, l’interprétation de la collection n’est plus présentée par le prisme ethnographique, et ce, même si les autorités ont décidé de rendre hommage au premier directeur de l’IFAN. Mais il est vrai que ce nom souligne l’ambivalence du musée. D’une part, cette appellation reconnaît qu’il est le fruit d’une construction coloniale qui, tout en prétendant s’intéresser aux civilisations africaines, a nié leurs complexités : même quand ces cultures étaient magnifiées, elles restaient toujours exotiques et confinées dans l’antichambre de l’histoire. D’autre part, cette appellation affirme que ces collections sont le vivier d’une nouvelle vision, celle d’un musée moderne. En s’appuyant sur ces objets anciens, le musée porte le projet d’une institution dé-coloniale. Il invite à décoder l’histoire des dispositifs muséographiques. La vieille installation de dioramas (avec des scènes de vie composées de personnages en matériaux composites, de fragments d’architectures, de végétaux, telles par exemple des femmes qui allaient être excisées) avec d’imposants textes/cartels dont les informations étaient souvent erronées il faut le dire, présentée durant de longues années a été enlevée en 2010 lors le dernier FESMAN. Cette rupture s’est faite au profit d’une série de mises en scène qui se sont plus concentrées sur les qualités esthétiques des pièces. Et, même si des cartels, beaucoup plus petits, continuent à donner quelques informations sur la fonctionnalité de ces objets, ces informations font partie de ce qui fait l’objet, elles lui sont intrinsèques. En fait, la dimension ethnographique de ces collections est le discours appliqué sur ces objets qui ont été ethnographiés mais ce ne sont pas forcément des objets ethnographiques. L’ethnographie est une construction discursive qui a été appliquée aux civilisations africaines. Elle n’appréhende pas foncièrement la nature des objets présentés.

Présentation de la collection, exposition Transmission 2019-2020 © François Delaunay.

Ousmane Sow Huchard dans son ouvrage La culture, ses objets-témoins et l’action muséologique1 a écrit que « dès 1983, il a tenté d’attirer l’attention du Ministère de la Culture sur l’impérieuse nécessité de jeter un regard critique sur la situation de léthargie générale, la gestion et l’avenir de toutes les institutions muséales et de la muséologie du Sénégal ». Après avoir dressé la liste des directeurs de l’IFAN, il poursuivait : « s’il y a eu des traditions de conservation et d’exposition d’objets-témoins dans la société africaine traditionnelle, il reste que l’institution muséale, telle qu’elle existe aujourd’hui dans la plupart des pays africains, se nourrit essentiellement de la conception européenne. Car en Afrique, au lendemain de l’accession à l’indépendance, il a fallu prendre en charge l’administration de plusieurs sortes d’institutions que le colonisateur avait créées pour ses propres besoins (…) Empiriquement, l’action muséologique au Sénégal, durant ces vingt dernières années est demeurée circonscrite à la famille des chercheurs étrangers, à un petit public d’initiés et aux touristes ». O. Sow Huchard relate aussi des questions soulevées par une enquête du Sud Quotidien en 1999 qui évoque la disparition de très nombreuses pièces. Quelle est la situation du musée dans les années 1970-2000 ?

Pour revenir aux propos de Ousmane Sow Huchard, je pense également qu’au lendemain des indépendances, on a manqué de construire une politique muséale propre à nos besoins et à notre vision de l’avenir. Nous aurions dû réaliser un travail conceptuel, administratif et technique conséquent pour réinventer l’institution muséale et le concept de musée au Sénégal. Cela n’a pas été fait, on s’est contenté de maintenir le modèle de musée tel qu’il nous a été légué. Aujourd’hui la définition du musée s’inscrit dans le sillage de celle adoptée par l’Unesco en 1960, ses fonctions sociales sont : conserver, étudier, exposer, éduquer. Notre manière de définir le musée est culturellement et intellectuellement moulée par l’histoire occidentale, or une autre définition aurait pu accueillir des formes de présentation et de conservation propres à nos cultures. Nous n’avons pas pu construire un modèle qui incarne l’argumentaire assez répandu faisant état de l’existence de « musées » en Afrique avant même la création de musées africains par les colons. En fait, dans les langues africaines, la notion de « musée » dans son acception occidentale n’existe pas en tant que telle. Par exemple, nos méthodes de conservation ne se basaient pas sur le fétichisme des matériaux mais sur l’énergie qui innervait l’objet. L’objet pouvait périodiquement être remplacé par un même modèle qui, à son tour, servait une fois qu’il avait été animé. Il faut aussi noter que nos pratiques culturelles et artistiques se déploient plutôt dans le spectacle vivant. Les objets matériels servaient, quant à eux, en général, pour des activités cultuelles et domestiques. Ils étaient donc peu présentés dans des espaces qui considéraient la contemplation comme une finalité. En Afrique précoloniale, la relation à l’objet n’était pas la même, il existait souvent des espaces-temps commémoratifs, des cérémonies au cours desquels ces objets étaient montrés. Les espaces traditionnels faisant office de préservation du patrimoine matériel étaient assurés par diverses structures parmi les communautés qui composent la société, au sein des familles, dans des espaces communautaires comme les forêts sacrées chez les Sérères et les Diolas par exemple. Les études menées par l’École du patrimoine africain au Bénin, les Banques culturelles au Mali, la Route des Chefferies au Cameroun avec ses cases patrimoniales témoignent de la volonté de respecter une éthique de conservation plus proche des réalités locales.

Ce modèle de musée dont nous avons hérité, diversement décliné selon les colonisateurs, a donc des défauts. Il n’est effectivement pas connecté à nos structures sociales, culturelles, politiques. Après l’indépendance, le développement des institutions muséales a continué d’interférer avec les systèmes de conservation, de préservation, de transmission et de présentation de biens culturels et communautaires locaux. Tout cela explique pourquoi il faut encore aujourd’hui mener tout un travail afin de connecter les établissements scolaires au musée, et qu’il soit conçu comme une continuation de la pédagogie.

Musée Théodore Monod d’art africain de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire © Musée T. Monod.

Autrement dit, le musée au lendemain des indépendances n’était pas en lien avec nos imaginaires, avec nos philosophies et avec les pratiques des différentes communautés culturelles qui composent le Sénégal. C’est pourquoi, son rôle n’est pas encore toujours bien perçu par la société. Les responsables qui se sont succédés à la tête des institutions ont conduit des politiques plus ou moins ambitieuses mais la base d’une réelle politique publique des musées n’est actuellement toujours pas garantie. Face à une telle situation, les acquis s’effritent et la cohérence des actions n’est pas au rendez-vous. Cela a eu un impact sur l’image du musée, sa fréquentation et sa représentation dans le jugement des Sénégalais. Aujourd’hui, je pense qu’il est urgent de créer une direction nationale des musées du Sénégal. Elle donnerait un sens aux politiques publiques nationales dans le domaine muséal. Elle pourrait être une instance transversale dont les missions transcenderaient les départements d’état (ministère des forces armées, ou le ministère de l’enseignement supérieur et de l’innovation qui gère la plupart des musées), les institutions muséales publiques et privées. Elle pourrait faciliter la coopération. Une direction nationale des musées permettrait de trouver une cohérence, une ligne directrice pour les politiques de conservation et d’acquisition, et soutiendrait l’attribution des moyens budgétaires nécessaires.

En ce qui concerne le musée Théodore Monod, il a beaucoup évolué et ses priorités ont été redéfinies selon les contextes historiques. Il a été secoué par plusieurs polémiques relatives à des pertes dans sa collection. Il existe différentes versions des faits. Certains disent que des originaux ont disparu et ont été remplacés par des copies, tandis que d’autres avancent un pillage systématique par le personnel. Ce qui est certain, c’est que plusieurs objets ont disparu, du fait de vols mais aussi d’une mauvaise conservation. Les réserves étaient jadis en mauvais état et diverses infestations de parasites, insectes ou champignons ont été signalées. Des objets ont été isolés, mais à cause de l’absence de moyens de lutte contre ces dégradations, ils ont été finalement perdus. Un autre problème complique les thèses de la disparition des pièces : ce sont les principes mêmes de l’inventaire. Quelle méthodologie a été et est utilisée pour inventorier les pièces ? Qu’est-ce qui est considéré comme objet ? Par exemple, doit-on considérer une pelle et son manche comme un seul objet ou doit-on en compter deux ? Ce genre de questions, à mon avis, n’a jamais été réglé de manière cohérente dans les protocoles mis en œuvre pour l’inventaire des collections. Je comprends aisément pourquoi nous sommes parfois face à des chiffres différents. Le nombre d’objets figurant dans le registre des collections ne couvre donc plus celui de l’état actuel des objets dans les réserves. Plusieurs chiffres ont donc circulé, y compris dans les publications scientifiques. Le dernier inventaire réalisé en 2005 faisait état de 9 727 objets. Depuis ma nomination, un autre inventaire est en cours.

Les objets rassemblés par le projet de musée de l’Institut Français d’Afrique Noire n’ont guère été accompagnés d’indications permettant de les contextualiser. La faible fréquentation du musée durant de nombreuses années est parfois expliquée par le fait que l’islam a pu jouer un rôle de frein à la visite de ce type de conservatoire considéré comme « idolâtre », mais elle est plus particulièrement due à la pétrification des objets coupés de leurs récits, éloignés des pratiques culturelles des publics africains et des usages ou des croyances liés à ces artefacts bien qu’ils soient encore pratiqués et bien vivants dans certains groupes culturels sénégalais. Comment établir de nouveaux liens ? Comment aussi permettre à ces objets d’irriguer l’avenir ?

Aujourd’hui, un certain nombre de Sénégalais musulmans visite les musées et le musée Théodore Monod en particulier, je ne pense pas que l’argument de l’islam suffise à comprendre la faible fréquentation des institutions muséales. Depuis sa création dans un contexte historique sous domination, le musée était destiné aux colons lettrés dans le but d’étudier les populations de l’empire. Ces objets étaient toutefois enveloppés d’une certaine crainte et, pour les Sénégalais, il y avait beaucoup d’appréhension quant aux esprits qui étaient censés les habiter.

Les premiers principes de collecte des objets valorisaient donc une approche ethnographique. Ceux-ci devaient livrer aux colons des informations sur leur environnement et sur les mentalités des sociétés qui les ont créés et utilisés. Les fiches de collecte sont très sommaires. Elles indiquent le lieu, le milieu, la fonction des objets… et sont accompagnées souvent de dessins. Devant un tel héritage, comment peut-on effectivement redonner une nouvelle orientation à une collection rassemblée dans un contexte historique dont la vision du monde reposait sur l’étude de l’ « autre » tout en l’excluant du discours et du récit ? Étant donné que cet autre est maintenant le maître d’œuvre, comment doit-il faire ? Je pense qu’il ne faut pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Les objets proviennent d’un contexte déterminé et portent la trace des cultes, ils ont été produits par nos ancêtres et constituent notre patrimoine. Le fait de les décontextualiser n’est pas un problème en soi, car cela est intrinsèque au musée. Le problème vient plutôt du fait qu’ils aient été désignés et nommés par des terminologies exogènes aux sociétés qui les ont produites. Ces textes qualifiant ces objets ne permettaient pas de mener des recherches susceptibles d’exhumer les liens de ces artefacts avec leur époque. Ils exprimaient la manière de voir le monde du colon. Il faut donc partir de ces objets afin de les codifier par de nouveaux discours, par d’autres termes, d’autres connaissances. Si le patrimoine se décline en objets, en monuments, en forêts, en richesses animale et végétale, en traditions et récits, il se dit surtout en « mots ». Il nous faut nous intéresser aux philosophies qui les ont fait émerger et aux différents savoirs qui les ont générés ou qu’ils transmettaient (écologiques, spirituels…). Il nous faut aussi réinscrire ces objets dans des projets de vie et des politiques d’aujourd’hui. C’est ce que le musée Théodore Monod essaye de faire depuis quelques années.

Visite scolaire © Musée T. Monod.

Pourtant il semble que peu de chercheurs sénégalais mènent actuellement des recherches sur ces collections alors que ce musée est lié à l’université.

Tout à fait. Il me semble que les préoccupations des chercheurs restent attachées aux disciplines. Peu d’historiens de l’art au Sénégal s’intéressent au musée malgré la richesse de ses collections et de son patrimoine. Peu de chercheurs travaillent sur les institutions culturelles et s’inspirent d’interrogations contemporaines mobilisant des approches transdisciplinaires. Toutefois, nous avons quelques étudiants dont le travail se penche sur ces questions. En tous les cas, le musée a généré plusieurs initiatives articulant la recherche scientifique, en partenariat avec de nombreuses institutions. Nous avons notamment initié depuis 2016 un programme de recherche sur les « Politiques culturelles au Sénégal » avec la Direction des arts du Ministère de la culture. Les professionnels de la culture ont été invités à discuter des thématiques variées afin de transformer le musée en plate-forme d’échanges et de réflexions. Une université d’été a été organisée l’année dernière, avec un financement de la fondation Volkswagen, par des collègues du Bénin, d’Allemagne, de France, du Brésil, d’Haïti, entre autres. Elle était consacrée à la littérature des Atlantiques noirs. En 2017, dans le cadre des activités du département des musées de l’IFAN et en collaboration avec des collègues de l’UCAD, mais aussi d’écoles des beaux-arts françaises (et plus particulièrement celle de Nantes), le musée a organisé une journée d’étude intitulée Quels musées au Sénégal pour le XXIe siècle ?. Elle était destinée à désigner les questions relatives à la création d’un nouveau modèle de musée adapté à nos préoccupations et notre environnement. Des projets de recherche, des conférences ont aussi été initiés sur l’histoire du Musée dynamique lors de l’édition 2018 de la Biennale de Dakar. Plusieurs initiatives ont été menées pour travailler la nécessaire relation entre création et patrimoine, parmi lesquelles, le workshop Jonction (avec des artistes comme Viyé Diba, Soly Cissé, Félicité Codjo, entre autres) qui s’est tenu en août 2017. Dans ce dispositif, l’art contemporain est un outil de médiation au service du musée, il dialogue avec les collections et fait mieux connaître l’institution et les potentialités qu’elle offre à la société. Dans toutes ces initiatives, le musée questionne sa propre mémoire qui devient contemporaine de notre contexte historique. Les workshop en 2017 en partenariat avec les étudiants de l’UCAD, le personnel du musée et les écoles des beaux-arts de Bordeaux et de Lyon sur le design scénographique et la scénographie expérimentale, a conduit progressivement à la nouvelle scénographie des collections que nous avons inaugurée un mois avant la pandémie du Covid 19. Elle porte sur le thème de la transmission avec des sections consacrées à l’orfèvrerie, les jeux, l’initiation, etc. L’idée est de montrer que la transmission des valeurs de société se réalisait en grande partie à travers des objets du patrimoine conservés dans nos collections. Cette scénographie rompt avec l’ethnographie, elle est articulée autour de différentes formes géométriques : carré, cercle, losange, triangle. Cette approche permet un autre regard qui participe de la fabrication de visibilités. Elle invite à une pensée morphologique dont la force consiste à parvenir à articuler à la fois une pensée de la forme et une pensée du devenir. A l’image de chacune de ces quatre figures géométriques, des socles ou présentoirs ont été fabriqués sur mesure.

Actuellement, le projet Ateliers de troubles épistémologiques prolonge cet esprit de partenariat et d’invention par des résidences d’artistes et des expositions. Les relations tissées entre artistes, artisans, chercheurs, tradipraticiens permettent de visiter de nouveaux champs de savoirs et d’amener le musée Théodore Monod sur le terrain de l’expérimentation. Cela contribuera peut-être à faire émerger de nouvelles propositions pour d’autres formes muséales.

Visite scolaire © Musée T. Monod.

Comme nous l’évoquions tout à l’heure, les concepts de patrimoine et de musée appartiennent à une histoire sémantique, linguistique, culturelle et politique occidentale. Soulevant les questions complexes de la traduction, de ses incohérences voire de ses violences, Souleymane Faye, linguiste à l’UCAD, invite par exemple à chercher dans les langues nationales les termes et concepts qui évoquent l’inscription temporelle des objets et les modalités de leur conservation dans les cultures de Sénégambie, il convie même à une création lexicale qui ancre les patrimoines dans les cultures, leurs usages, les réseaux sémantiques.

Il serait essentiel que les formes de conservation et de protection du patrimoine culturel en Afrique subsaharienne suscitent davantage l’intérêt des chercheurs (par exemple, certains considèrent que les bois sacrés étaient et sont des lieux de préservation écologique). Il est vrai qu’un travail important est peu à peu réalisé sur les concepts et les terminologies appliqués au patrimoine, comme l’ouvrage collectif Les intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne, dirigé par Barbara Cassin, Danièle Wozny et Hamady Bocoum entre autres (Demopolis 2014). Ce travail a été poursuivi par quelques séances au musée Théodore Monod. L’objectif est d’appréhender les concepts de transmission, de musée ou de patrimoine dans les langues nationales africaines et de saisir l’imaginaire de ces concepts. Cette étude est intéressante car, d’une part, elle montre la difficulté ou l’impossibilité de traduire un mot d’une langue à une autre et, d’autre part, elle relève des conceptions du temps, de la relation aux objets, de leurs usages très différentes. Aujourd’hui, l’un des projets du musée Théodore Monod est d’inscrire les langues nationales dans les espaces de médiation et dans les expositions (notamment dans les cartels). Ce travail est passionnant, il est aussi lié à des revendications et luttes menées par des intellectuels et des militants sénégalais qui s’incarnent en des maisons d’édition, conférences…

La situation muséale a changé au Sénégal, l’ouverture du Musée des civilisations noires en 2018 a largement contribué à relancer les questions muséographiques. Comment sont pensés, dans ce nouveau contexte, le rôle et les missions du musée Théodore Monod ?

L’ouverture du MCN est une plus-value mais elle pose aussi un défi au musée Théodore Monod car ce grand musée a été doté de matériel et d’une vraie dotation financière nécessaire à sa mission. Il me semble que le musée Théodore Monod doit être encore davantage autonome et pertinent dans son environnement.

A l’échelle internationale, les collections coloniales et leur avenir connaissent une forte attention médiatique induite par les discussions autour des restitutions d’artefacts africains, par des initiatives visant à décoloniser certaines instances de production de savoirs, par les luttes du mouvement Black Lives Matter. Quels sont les impacts de ces phénomènes sur le musée Théodore Monod ?

Les collections coloniales conservées dans les musées occidentaux sont diverses. Elles appartiennent au patrimoine culturel et naturel. Nombre de ces spécimens ont été collectés dans des situations insolites. Leur capture a fragilisé ou anéanti culturellement des sociétés, tel parfois un « génocide culturel », en conduisant notamment à des processus de désacralisation. Ces gestes ont piétiné ces sociétés en les humiliant et en les déstructurant. Ces objets étaient des repères de mémoire et des supports à de nombreuses croyances, ils participaient à l’équilibre spirituel et à l’écosystème cultuel, culturel, social et politique. Ils étaient des agents de régulation et souvent des acteurs de pacification. Ils étaient surtout des sources d’énergie qui ponctuaient le calendrier des manifestations collectives. Dans plusieurs sociétés, leur perte a généré un véritable séisme. Aujourd’hui, ces objets sont conservés dans les (plus grands) musées occidentaux. Par respect des civilisations dans lesquelles ces objets ont été prélevés, les principes de conservation doivent s’accompagner d’une dimension éthique. Les luttes actuelles, les mouvements alternatifs, introduisent autant de brèches dans les méthodologies, dans nos connaissances et nos représentations. Des activismes dans tous les secteurs de la société (université, écologie, droits humains, etc.) se reconnaissent dans un même désir de justice sociale. Tous ces domaines tentent d’adapter leur vision du monde à une nouvelle sensibilité. Nous sommes face à une nouvelle conscience des enjeux de la protection du patrimoine matériel et immatériel, humain et naturel, vivant ou non. Pour toutes ces raisons, le musée Théodore Monod, qui entend être un musée de son époque, accompagne la mouvance tant bien que mal. Même s’il ne peut pas être le porte-voix de tous ces combats, il peut accueillir des initiatives qui militent en faveur des différentes causes et collaborer avec les institutions et les associations qui ouvrent les voix de l’alternative.

Entretien mené par Emmanuelle Chérel, septembre 2020.


  1. Ousmane Sow Huchard, La culture, ses objets-témoins et l’action muséologique, Dakar, Le nègre international éditions, 2010, p. 617.