Il/Elle est tellement endetté·e que même ses paupières ne lui appartiennent pas
Sam Hopkins et Simon Rittmeier
Sentir l’agentivité, cartographier la perte

L’œuvre A Topography of Loss [Une topographie de la perte, 2021] fait suite à une enquête sur l’agentivité des objets que nous avions entamée dans notre livre d’artistes Letter to Lagat [Lettre à Lagat]1. En explorant la disparition soudaine d’une collection ethnographique et d’art africain de son site de conservation en Europe, le livre se penchait sur la question de ce qui reste une fois les objets retournés chez eux. Nous y adoptions une approche forensique du musée et, en l’envisageant comme une scène de crime, nous mettions en lumière le pouvoir et l’agentivité de ces objets, ainsi que les multiples traces qu’ils ont laissées derrière eux2.
Lorsque en 2017 nous avons visité pour la première fois les réserves du musée Rautenstrauch-Joest à Cologne, nous avons immédiatement ressenti chez les objets une agentivité similaire. Installé au sous-sol, dans une vaste salle aux sols et murs en béton poli hauts de cinq mètres et luisants sous des néons lumineux, nous avons fait l’expérience du système de stockage inoxydable du musée, entièrement automatisé. Dans chaque étagère, dans des planches de mousse découpées aux dimensions précises de 120 x 80cm, nous avons trouvé les objets de la collection. Environ 65 000 objets reposent ainsi dans des dépressions découpées à la main, revêtues d’un matériau ad hoc.

Ces espaces négatifs nous ont semblé décrire la perte des objets de leurs communautés d’origine, à la fois dans un sens littéral et métaphorique. L’immense nombre de ces dépressions, elles-mêmes adaptées à la forme spécifique de chaque objet, semblait indiquer une approche muséale à l’échelle presque industrielle tout en étant appliquée individuellement à des objets uniques. Ces espaces négatifs n’étaient pas seulement des cellules de prison sur mesure, elles nous ont semblé être également des empreintes que les objets avaient laissées derrière eux.
Dès lors, nous avons commencé à examiner les dépressions particulières laissées par les quatre-vingt-trois objets kényans que le musée possède dans sa collection. Au fur et à mesure que nos idées évoluaient, nous avons commencé à imaginer et voir dans ces dépressions comme des collines et des montagnes : une sorte de paysage de la perte. Puis, ces collines sont devenues des îles dispersées dans un vaste océan, une façon pour nous de commencer à réfléchir sérieusement et à représenter les savoirs perdus lorsque ces objets ont été enlevés du Kenya. Comment naviguer dans ce vaste territoire ? Ces idées et imaginations ont conduit à la production de la carte nautique qui est au centre de A Topography of Loss.

Il existe des parallèles évidents entre cette carte nautique et la base de données créée par le projet International Inventories Programme : toutes deux émanent de l’intention de développer une forme d’archive, et toutes deux ont une dimension spéculative. Mais là où la base de données cherche à cataloguer tous les objets kényans qui ne sont pas actuellement conservés au Kenya, la carte nautique offre un aperçu d’un futur utopique. Peut-être qu’un jour, nous ne trouverons que des traces et du vide, car tous les objets seront retournés dans leur pays d’origine.
Le kanga et les ceintures kikonde

Nous voulions développer une suite à la série A Topography of Loss qui pourrait être distribuée au-delà du public des musées. Pour cela, travailler avec un kanga — une pièce de tissu populaire emblématique du Kenya et d’Afrique de l’Est — nous semblait idéal. Cet imprimé est organisé autour d’un motif central, bordé d’un design spécifique et d’un dicton. Il s’agit d’une pièce que l’on porte comme vêtement, mais aussi d’un moyen de communication (avec sa famille, ses amis, ses voisins, ses alliés, ses rivaux, etc.).
Le modèle que nous avons développé avec l’usine Thika Cloth Mills se compose d’une case centrale avec trois motifs insulaires, sous lequel figure un dicton en kiswahili : Anadaiwa hata kope si zake (« Il/elle est tellement endetté·e que même ses paupières ne lui appartiennent pas »). Ces motifs font référence à trois îles de notre carte nautique, elles-même représentant les dépressions découpées à la main dans lesquelles trois ceintures kikonde sont actuellement conservées dans les réserves du musée Rautenstrauch-Joest de Cologne.
Les ceintures kikonde proviennent de la communauté kamba du Kenya et ont été cataloguées, à tort, comme des « ceintures d’épée » lorsqu’elles sont arrivées au musée allemand au début du 20e siècle. Grâce à Jentrix Chochy et Juma Ondeng, chercheur.e.s aux Musées nationaux du Kenya, nous avons appris qu’en fait, elles n’ont rien à voir avec des faits de guerre. Il s’agit de bracelets portés après le Kithangona, un rituel effectué pour remercier ou apaiser les esprits. Il n’y a pas de provenance claire de leur trajectoire, ni de la manière dont ils sont entrés dans la collection du musée.
Le kanga comme support, le musée comme membrane

Jusqu’à présent, nous avons montré A Topography of Loss à trois reprises en 2021 : au Musée national du Kenya (Nairobi), au Rautenstrauch-Joest Museum (Cologne) et au Weltkulturen Museum (Francfort-sur-le-Main). Nous sommes restés à l’intérieur du cosmos intellectuel du musée. Le kanga a été un premier pas pour en sortir, une tentative de percer la membrane du musée et de trouver d’autres voies pour que les idées puissent se propager. Il s’agit en fait d’une manifestation ouverte, très physique, d’une réflexion.
En imprimant et en distribuant cinq cents kangas, nous essayons de le libérer pour qu’il parle de lui-même, pour qu’il soit une sorte d’« agent » qui va dans le monde et qui n’est pas limité à nos propres définitions, comme il le serait s’il devait être exposé dans un musée. Cela signifie accepter, et même désirer que nos kangas puissent produire des expériences qui n’ont rien à voir avec notre message initial.
L’expression « Il/elle est tellement endetté.e que même ses paupières ne lui appartiennent pas » a été conçue comme une déclaration à l’égard des musées allemands et plus largement du Nord, et ne doit pas être comprise comme étant uniquement dirigée envers un musée en particulier. En fait, en tant que citoyens actuels de Cologne, elle s’adresse également à nous mêmes, car nous sommes aussi les « propriétaires » de cette collection : dans le système fédéral allemand, les collections des musées sont la propriété de la ville dans laquelle elles se trouvent.
Ainsi, en un sens, la parole du kanga s’adresse simultanément à plusieurs parties : au musée de Cologne où l’œuvre a été conçue, à nous et aux citoyen.ne.s de Cologne mais aussi, plus généralement, aux musées d’autres villes d’Allemagne et du Nord. Pour nous, cela conduit à une autre question : que peut apporter un artiste blanc du Nord aux débats sur les restitutions ? Nous n’avons pas connu les ondes de choc générationnelles des conséquences du colonialisme et n’en avons pas vécu l’impact émotionnel, ce dont le collectif The Nest, nos collègues dans le projet l’International Inventories Programme, ont parlé avec force3. Et nous faisons partie intégrante de la société qui possède ces collections : à côté de chez nous, des collections qui ont souvent une histoire violente sont discrètement cachées.

La recherche artistique comme bien commun
Nous considérons notre manière de travailler comme une forme de recherche dans la mesure où il s’agit d’une enquête soutenue, menée dans un domaine spécifique et circonscrit. Mais il s’agit d’une recherche artistique dans laquelle les résultats de notre recherche sont souvent incarnés et vécus personnellement, de manière très subjective. Notre pratique artistique est donc à la fois le moyen de notre recherche (la méthode) et la manifestation de cette recherche (la forme).
Comment partager ce type de connaissances subjectives et incarnées dans un contexte muséal dans lequel il existe un mandat clair de communication supposée objective à un large éventail de publics ? Et comment le faire d’une manière qui ne comprime, ne simplifie pas ou, pire, ne rende pas notre processus, conçu comme étant ouvert et exploratoire, redondant ?
Quelle est la relation du musée avec le capital que représente cette recherche ? Où réside ce savoir ? Appartient-il d’une manière ou d’une autre aux artistes qui ont développé ce savoir par leur travail et leur processus de recherche particuliers ? S’agit-il d’un bien commun co-produit par un processus collectif et qui contribue à un large débat sur les restitutions ? Ou est-il simplement absorbé et approprié par le discours interne d’une institution particulière ?
Même si nous avons rencontré de nombreuses personnes inspirantes qui travaillent dans des musées, nous sommes devenus méfiants vis-à-vis du musée en tant qu’institution. Nous aimerions donc terminer ces réflexions en demandant s’il existe d’autres approches non institutionnelles du musée. Est-il possible de travailler dans les musées plutôt qu’avec les musées ? Est-il légitime pour nous, en tant qu’artistes, d’entrer et errer dans les musées — et dans leurs réserves et archives — et d’en ressortir, sans devoir nous empêtrer dans l’institution ? Ou bien les conversations et les négociations avec l’institution sont-elles une partie nécessaire de ce travail ? Parce que nous nous demandons si nous sommes réellement intéressés par le musée lui-même. Peut-être nous voulons juste avoir la clé.
NOTES
1 Publié par l’éditeur Strzelecki Books en 2015.
2 Voir Marian Nur Goni, « Agents in motion: how objects make people move. An interview with Sam Hopkins and Simon Rittmeier », Third Text Africa, n. 12, 2020, pp. 73-83 [en ligne].
3 Voir le reader du projet: What Can a Group of Citizens Do? Eight Nairobi-Driven Conversations on Restitution, à paraître en 2023 chez Iwalewabooks (Bayreuth/Johannesburg).
